PREMIÈRE JOURNÉE - L’Éducation de la Pippa-1

2008 Words
PREMIÈRE JOURNÉE L’Éducation de la Pippa Ci commence la Première journée de la seconde partie des capricieux « Ragionamenti » de l’Arétin, dans laquelle la Nanna enseigne à la Pippa, sa fille, le métier de p****n. Nanna. – Quelle colère, quelle fureur, quelle rage, quelle manie, quels battements de cœur, quelles pâmoisons, quelle moutarde est la tienne ! Fastidieuse enfant que tu es ! Pippa. – La mouche me grimpe, de ce que vous ne voulez pas me faire courtisane, comme vous l’a conseillé Monna Antonia, ma marraine. Nanna. – Il faut plus que d’entendre sonner trois heures pour dîner. Pippa. – Vous êtes une marâtre ! Hou ! hou ! Nanna. – Tu pleures, ma petite poupée ? Pippa. – Je veux pleurer, bien sûr. Nanna. – Renonce d’abord à ta fierté, renonces-y, te dis-je, parce que si tu ne changes pas de façon, Pippa, si tu n’en changes point, tu n’auras jamais de brayes au derrière. Aujourd’hui le nombre des putains est si grand que celle qui ne fait pas de miracle en l’art de savoir se conduire n’arrive pas à joindre le dîner au goûter. Il ne suffit pas d’être un friand morceau, d’avoir de beaux yeux, de blondes tresses : l’adresse ou la chance seules se tirent d’affaire ; le reste n’est rien. Pippa. – Oui, à ce que vous dites. Nanna. – Et cela est, Pippa. Mais si tu entres dans mes vues, si tu ouvres les oreilles à mes préceptes, bonheur à toi, bonheur à toi, bonheur à toi ! Pippa. – Si vous vous dépêchez de faire de moi une signora, je les ouvrirai bel et bien. Nanna. – Pourvu que tu veuilles m’écouter, que tu cesses de bayer au moindre poil qui vole et d’avoir l’idée aux grillons, comme à ton ordinaire, quand je te parle dans ton intérêt, je te jure et te rejure, par ces patenôtres que je mâchonne toute la journée, qu’avant quinze jours au plus tard je te mets en perce. Pippa. – Dieu le veuille, maman ! Nanna. – Veuille-le d’abord, toi. Pippa. – Je le veux, ma chère maman, ma petite mère en or. Nanna. – Si tu le veux, ainsi le veux-je moi-même, et sache, ma fille, que je suis plus que certaine de te voir monter plus haut que n’importe quelle favorite de pape ; je te vois déjà au ciel. Écoute-moi bien. Pippa. – Je suis toute à écouter. Nanna. – Ma Pippa, quoique je fasse croire au monde que tu n’as que seize ans, tu en as vingt, clairs et nets : tu es née un peu après l’issue du Conclave de Léon ; quand on criait partout : Palle ! Palle ! moi je bramais : Holà ! holà ! et l’on pendit l’écusson des Médicis au-dessus du portail de Saint-Pierre, juste au moment où je te faisais. Pippa. – Raison de plus pour que vous ne me reteniez pas davantage à vendanger le brouillard ; ma cousine Sandra me l’a dit, on n’en veut plus, par le monde, que de onze à douze ans : les autres n’ont plus de cours. Nanna. – Je ne te dis pas non, mais tu n’en parais pas quatorze et, pour en revenir à moi, je t’avertis de m’écouter sans rêvasser à autre chose. Imagine-toi que je suis le maître d’école et toi le marmot qui apprend à épeler ou, mieux encore, que je suis le prédicateur et toi le chrétien ; si tu veux être le marmot, écoute-moi comme il fait, quand il a peur d’être planté à cheval ; si tu aimes mieux être le chrétien, applique-toi à me comprendre tout comme écoute le prêche celui qui ne veut pas aller dans la maudite maison. Pippa. – Ainsi fais-je. Nanna. – Ma fille, ceux qui jettent leur fortune, leur honneur, leur temps et eux-mêmes derrière les garces se lamentent continuellement du peu de cervelle de celle-ci et de celle-là, tout comme si c’était parce qu’elles sont des folles qu’elles les ont ruinés ; ils ne s’aperçoivent pas que ces billevesées dont leurs têtes sont pleines, à elles, sont leur bonheur, à eux, et ils les méprisent, ils les insultent. C’est pourquoi j’ai délibéré que par ta sagesse tu leur fasses toucher du doigt quel triste sort attendrait les malheureux qui tombent par chez nous, si les putains n’étaient toutes des voleuses, des traîtresses, des ribaudes, des écervelées, des ânesses, des sans-souci, des coquines, des pas grand-chose, des soulardes, des ignares, des vilaines, le diable et pire. Pippa. – Pourquoi vous ? Nanna. – Parce que si elles avaient autant de qualités qu’elles ont de vices, les gens à qui tant de trahisons et de filouteries que l’on voit de jour et nuit se commettre ont fini par ouvrir les yeux, après les avoir supportées des six, sept et dix ans, vous les enverraient à la potence et auraient plus de plaisir à les regarder tirer la langue qu’ils n’ont eu de déplaisir à se voir toujours voler leur argent. S’il y en a tant qui se meurent de faim, tandis qu’elles nourrissent à leurs dépens la lèpre, le chancre et le mal français, c’est grâce à ce qu’elles n’ont jamais eu une heure la tête à leurs affaires. Pippa. – Je commence à comprendre. Nanna. – Comprends-moi donc et fiche-toi bien dans la tête mes épîtres et mes évangiles ; ils te mettent au fait en deux mots, rien qu’à te dire : si un docteur, un philosophe, un marchand, un soldat, un moine, un prêtre, un ermite, un seigneur, un monseigneur, un Salomon devient une bête entre les mains d’une de ces grandes folles, comment crois-tu que les femmes qui ont du sel dans la citrouille arrangeraient les vieux papas ? Pippa. – Elles les arrangeraient mal. Nanna. – Donc le métier de p****n n’est pas un métier de sotte, et moi qui le sais bien je ne me dépêche pas, en ce qui te regarde. Il faut savoir autre chose que relever ses jupes et dire : « Va, j’y suis » ; à moins qu’on ne veuille faire banqueroute le jour même où l’on ouvre boutique. Pour en venir à la moelle, il arrivera que, dès qu’on te saura entamée, beaucoup voudront être les premiers servis, moi je ressemblerai à un confesseur qui réconcilie une foule, tant j’aurai de « pchitt ! pchitt ! » murmurés dans mes oreilles par les entremetteurs de celui-ci ou de celui-là ; tu seras toujours retenue d’avance par une douzaine. Si bien qu’il nous faudrait que la semaine eût plus de jours que n’en a un mois entier. Tiens, me voici dans mon rôle, en train de répondre au valet de messire un tel : « Il est vrai que ma Pippa s’est laissé pincer, Dieu sait comment ! Ah ! vache de commère ! ruffiane de commère ! tu me le payeras. Ma pauvre fille est plus pure qu’une colombe ; il n’y a pas eu de sa faute, et, parole de Nanna, elle n’a encore consenti qu’une seule fois. Il faudrait que je fusse bien barbare pour la livrer de la sorte, mais Sa Seigneurie m’a si fort ensorcelée que je ne trouve pas de langue pour lui dire non. Ma fille s’y rendra un peu après l’Ave Maria. » Toi, au moment où le messager se dispose à s’en aller porter la réponse, traverse en courant la maison, et comme si tes cheveux s’étaient dénoués, laisse-les se dérouler sur tes épaules, puis entre dans la salle en levant un peu la figure, de façon que le valet te donne une œillade. Pippa. – À quoi sert de faire comme cela ? Nanna. – Cela sert, parce que les valets sont tous les ruffians et les enjôleurs de leurs maîtres. Dès que celui dont je te parle sera de retour près du sien, tout essoufflé et hors d’haleine, pour accaparer ses faveurs, il s’écriera : « Maître, j’ai tant fait que j’ai réussi à voir la belle ; elle vous a des tresses, qu’on dirait des fils d’or ; elle vous a deux yeux que j’en méprise les faucons. Autre chose : je vous ai nommé à propos, pour voir quelle mine elle ferait en entendant parler de vous ; eh bien ! c’est une fille à se laisser incendier par un soupir. » Pippa. – Quel bénéfice retirerai-je de semblables histoires ? Nanna. – Elles t’enfonceront dans les bonnes grâces de l’homme qui te désire et lui feront paraître mille ans de t’attendre une heure. Combien crois-tu qu’il y ait de benêts qui se passionnent rien que pour entendre les chambrières vanter leurs patronnes, et à qui l’eau vient à la bouche pendant que ces menteuses, ces dupeuses portent la dame au ciel du four ? Pippa. – Les chambrières sont donc de la même pâte que les valets ? Nanna. – Pires encore. Maintenant, tu te rendras chez l’homme de bien que je te prends pour exemple et j’irai avec toi. Aussitôt que tu arriveras, il viendra à ta rencontre, soit sur le seuil de la porte ; remets bien d’aplomb toute ta personne, qui aura pu se déranger en route, rassemble tes bras près du corps, et après avoir jeté un coup d’œil en sous-main sur ses amis, qui seront raisonnablement un peu en arrière, fixe humblement tes yeux sur les siens, arrondis une révérence parfumée et dégaine ton salut à la façon des épousées et des empaillées, comme dit la Perugina, quand les parents ou les compères du mari leur touchent la main. Pippa. – Je deviendrai peut-être rouge à le faire. Nanna. – Et moi bien aise ! Le fard que la pudeur met sur les joues des jeunes filles vous arrache l’âme aux gens. Pippa. – Bien, alors. Nanna. – Les cérémonies achevées, selon la condition de celui avec qui tu dois dormir, la première chose c’est qu’il te fera asseoir à côté de lui et, en te prenant la main, il me cajolera moi aussi, qui, pour faire trotter les têtes des convives vers la tienne, ne cesserai de fixer les yeux sur ton visage, comme si j’étais en extase devant tes charmes. Il commencera par te dire : « Madonna, votre mère a bien raison de vous adorer ; les autres fabriquent des filles et elle des anges ! » Si, par hasard, en te disant de semblables choses, il se penchait pour te b****r l’œil ou le front, tourne-toi doucement de son côté et lâche un soupir qui ne soit à peine entendu que de lui ; s’il est possible que sur ce temps-là tu te colores les joues du rose que je t’ai dit, tu le rissoleras du coup. Pippa. – Oui, vraiment ? Nanna. – Oh ! que oui. Pippa. – La raison ? Nanna. – La raison, c’est que soupirer et rougir tout ensemble c’est signe d’amour, c’est le commencement du coup de marteau. Comme les autres n’osent se familiariser avec toi et se tiennent sur la réserve, celui qui doit t’avoir cette nuit-là commencera de se donner à croire que tu es malade de lui, et d’autant plus s’en persuadera-t-il que tu le persécuteras davantage de tes regards. En conversant avec toi, il t’attirera petit à petit dans un coin et, à l’aide des plus tendres paroles, des plus gracieuses qu’il trouvera, il t’amènera aux folâtreries ; c’est là qu’il s’agira pour toi de répondre à propos, et, d’une voix suave, de tâcher de dire quelques mots qui ne sentent pas le bordel. À ce moment, la société qui sera en train de badiner avec moi se rapprochera de toi, comme autant de couleuvres qui se glissent dans l’herbe, et l’un te dira ceci, l’autre cela, par plaisanterie ; toi, garde ton sang-froid et, soit que tu parles, soit que tu te taises, arrange-toi de sorte que la conversation ou le silence paraissent aussi agréables l’un que l’autre, dans ta bouche. S’il t’arrive de te tourner vers celui-ci ou vers celui-là, fixe-le sans lasciveté, regarde-le comme regardent les moines les chastes religieuses, c’est l’ami qui t’offre le souper et le gîte, c’est lui seulement que tu réguleras d’œillades affamées et de paroles attractives. S’il te plaît de rire, ne va pas élever putanesquement la voix, en élargissant la mâchoire de façon à montrer ce que tu as au fond de la gorge, ris de telle sorte qu’aucun des traits de ton visage ne s’enlaidisse ; bien mieux, embellis-les d’un sourire, d’un clignement de l’œil, et laisse-toi plutôt arracher une dent qu’un vilain mot ; ne jure ni par Dieu, ni par les saints ; ne t’obstine pas à soutenir : Cela ne s’est point passé comme ça ; ne t’irrite pas, quoi que puisse te dire un de ceux dont c’est le bonheur de taquiner celles de ta condition. Toute fille qui fait chaque jour nouvelles épousailles doit s’habiller plutôt d’agréments que de velours et se montrer une princesse dans ses moindres actes. Lorsqu’on t’appellera au souper, quoique tu doives toujours être la première à te laver les mains et à te mettre à table, fais-le-toi dire plus d’une fois : rien ne vous rehausse comme la modestie. Pippa. – J’y ferai attention. Nanna. – À la salade, ne va pas te jeter dessus comme les vaches sur le fourrage ; fais de toutes petites, petites bouchées, et presque sans te graisser le bout des doigts, porte-les à ta bouche, que tu ne pencheras pas, comme pour avaler les viandes jusque sur l’assiette, ainsi que maintes fois je le vois faire à des malapprises. Tiens-toi avec majesté, allonge la main gracieusement ; pour demander à boire, fais un signe de tête et, si les carafes sont sur les tables, sers-toi toute seule ; ne remplis pas ton verre jusqu’au bord, dépasses-en à peine la moitié, puis porte-le gentiment à tes lèvres et ne bois jamais tout.
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