I-3

2044 Words
– Alors, avoue-le, ce sont les Lachesnaye qui t’ont battu froid. Sans doute, depuis son mariage avec M. de Lachesnaye, Berthe avait cessé d’être pour elle ce qu’elle était autrefois. Elle ne devenait guère bonne, cette pauvre Berthe, si insignifiante, avec son nez rouge. À Rouen, les dames vantaient beaucoup sa distinction. Aussi un mari comme le sien, laid, dur, avare, semblait-il plutôt fait pour déteindre sur sa femme et la rendre mauvaise. Mais non, Berthe s’était montrée convenable à l’égard de son ancienne camarade, celle-ci n’avait aucun reproche précis à lui adresser. – C’est donc le président qui te déplaît, là-bas ? Séverine, qui, jusque-là, répondait lentement, d’une voix égale, fut reprise d’impatience. – Lui, quelle idée ! Et elle continua, en petites phrases nerveuses. On le voyait seulement à peine. Il s’était réservé, dans le parc, un pavillon, dont la porte donnait sur une ruelle déserte. Il sortait, il rentrait, sans qu’on le sût. Jamais sa sœur, du reste, ne connaissait au juste le jour de son arrivée. Il prenait une voiture à Barentin, se faisait conduire de nuit à Doinville, vivait des journées dans son pavillon, ignoré de tous. Ah ! ce n’était pas lui qui vous gênait, là-bas. – Je t’en parle, parce que tu m’as raconté vingt fois que, dans ton enfance, il te faisait une peur bleue. – Oh ! une peur bleue ! tu exagères, comme toujours... Bien sûr qu’il ne riait guère. Il vous regardait si fixement, de ses gros yeux, qu’on baissait la tête tout de suite. J’ai vu des gens se troubler, ne pas pouvoir lui adresser un mot, tellement il leur en imposait, avec son grand renom de sévérité et de sagesse... Mais, moi, il ne m’a jamais grondée, j’ai toujours senti qu’il avait un faible pour moi... De nouveau, sa voix se ralentissait, ses yeux se perdaient au loin. – Je me souviens... Quand j’étais gamine et que je jouais avec des amies, dans les allées, s’il venait à paraître, toutes se cachaient, même sa fille Berthe, qui tremblait sans cesse d’être en faute. Moi, je l’attendais, tranquille. Il passait, et en me voyant là, souriante, le museau levé, il me donnait une petite tape sur la joue... Plus tard, à seize ans, lorsque Berthe avait une faveur à obtenir de lui, c’était toujours moi qu’elle chargeait de la demande. Je parlais, je ne baissais pas les regards, et je sentais les siens qui m’entraient sous la peau. Mais je m’en moquais bien, j’étais si certaine qu’il accorderait tout ce que je voudrais !... Ah ! oui, je me souviens, je me souviens ! Là-bas, il n’y a pas un taillis du parc, pas un corridor, pas une chambre du château, que je ne puisse évoquer en fermant les yeux. Elle se tut, les paupières closes ; et, sur son visage chaud et gonflé, semblait passer le frisson de ces choses d’autrefois, les choses qu’elle ne disait point. Un instant elle demeura ainsi, avec un petit battement des lèvres, comme un tic involontaire qui lui tirait douloureusement un coin de la bouche. – Il a été certainement très bon pour toi, reprit Roubaud, qui venait d’allumer sa pipe. Non seulement il t’a fait élever comme une demoiselle, mais il a très sagement administré tes quatre sous, et il a arrondi la somme, lors de notre mariage... Sans compter qu’il doit te laisser quelque chose, il l’a dit devant moi. – Oui, murmura Séverine, cette maison de la Croix-de-Maufras, cette propriété que le chemin de fer a coupée. On y allait parfois passer huit jours... Oh ! je n’y compte guère, les Lachesnaye doivent le travailler pour qu’il ne me laisse rien. Et puis, j’aime mieux rien, rien ! Elle avait prononcé ces dernières paroles d’une voix si vive, qu’il s’en étonna, retirant sa pipe de la bouche, la regardant de ses yeux arrondis. – Es-tu drôle ! On assure que le président a des millions, quel mal y aurait-il à ce qu’il mît sa filleule dans son testament ? Personne n’en serait surpris, et ça arrangerait joliment nos affaires. Puis, une idée qui lui traversa le cerveau, le fit rire. – Tu n’as peut-être pas peur de passer pour sa fille ?... Car, tu sais, le président, malgré son air glacé, on en chuchote de raides sur son compte. Il paraît que, du vivant même de sa femme, toutes les bonnes y passaient. Enfin, un gaillard qui, aujourd’hui encore, vous trousse une femme... Mon Dieu ! va, quand tu serais sa fille ! Séverine s’était levée, violente, le visage en flamme, avec le vacillement effrayé de son regard bleu, sous la masse lourde de ses cheveux noirs. – Sa fille, sa fille !... Je ne veux pas que tu plaisantes avec ça, entends-tu ! Est-ce que je puis être sa fille ? est-ce que je lui ressemble ?... Et en voilà assez, parlons d’autre chose. Je ne veux pas aller à Doinville, parce que je ne veux pas, parce que je préfère rentrer avec toi au Havre. Il hocha la tête, il l’apaisa du geste. Bon, bon ! du moment que ça lui donnait sur les nerfs. Il souriait, jamais il ne l’avait vue si nerveuse. Le vin blanc sans doute. Désireux de se faire pardonner, il reprit le couteau, s’extasiant encore, l’essuyant avec soin ; et, pour montrer qu’il coupait comme un rasoir, il s’en taillait les ongles. – Déjà quatre heures un quart, murmura Séverine, debout devant le coucou. J’ai encore quelques courses... Il faut songer à notre train. Mais, comme pour achever de se calmer, avant de mettre un peu d’ordre dans la chambre, elle retourna s’accouder à la fenêtre. Lui, alors, lâchant le couteau, lâchant sa pipe, quitta la table à son tour ; s’approcha d’elle, la prit par derrière, entre ses bras, doucement. Et il la tenait enlacée ainsi, il avait posé le menton sur son épaule, appuyé la tête contre la sienne. Ni l’un ni l’autre ne bougeait plus, ils regardaient. Sous eux, toujours, les petites machines de manœuvre allaient et venaient sans repos ; et on les entendait à peine s’activer, comme des ménagères vives et prudentes, les roues assourdies, le sifflet discret. Une d’elles passa, disparut sous le pont de l’Europe, emmenant au remisage les voitures d’un train de Trouville, qu’on débranchait. Et, là-bas, au-delà du pont, elle frôla une machine venue seule du dépôt, en promeneuse solitaire, avec ses cuivres et ses aciers luisants, fraîche et gaillarde pour le voyage. Celle-ci s’était arrêtée, demandant de deux coups brefs la voie à l’aiguilleur, qui, presque immédiatement, l’envoya sur son train, tout formé, à quai sous la marquise des grandes lignes. C’était le train de quatre heures vingt-cinq, pour Dieppe. Un flot de voyageurs se pressait, on entendait le roulement des chariots chargés de bagages, des hommes poussaient une à une les bouillottes dans les voitures. Mais la machine et son tender avaient abordé le fourgon de tête, d’un choc sourd, et l’on vit le chef d’équipe serrer lui-même la vis de la barre d’attelage. Le ciel s’était assombri vers les Batignolles ; une cendre crépusculaire, noyant les façades, semblait tomber déjà sur l’éventail élargi des voies ; tandis que, dans cet effacement, au lointain, se croisaient sans cesse les départs et les arrivées de la Banlieue et de la Ceinture. Par-delà les nappes sombres des grandes halles couvertes, sur Paris obscurci, des fumées rousses, déchiquetées, s’envolaient. – Non, non, laisse-moi, murmura Séverine. Peu à peu, sans une parole, il l’avait enveloppée d’une caresse plus étroite, excité par la tiédeur de ce corps jeune, qu’il tenait ainsi à pleins bras. Elle le grisait de son odeur, elle achevait d’affoler son désir, en cambrant les reins pour se dégager. D’une secousse, il l’enleva de la fenêtre, dont il referma les vitres du coude. Sa bouche avait rencontré la sienne, il lui écrasait les lèvres, il l’emportait vers le lit. – Non, non, nous ne sommes pas chez nous, répéta-t-elle. Je t’en prie, pas dans cette chambre ! Elle-même était comme grise, étourdie de nourriture et de vin, encore vibrante de sa course fiévreuse à travers Paris. Cette pièce trop chauffée, cette table où traînait la débandade du couvert, l’imprévu du voyage qui tournait en partie fine, tout lui allumait le sang, la soulevait d’un frisson. Et pourtant elle se refusait, elle résistait, arc-boutée contre le bois du lit, dans une révolte effrayée, dont elle n’aurait pu dire la cause. – Non, non, je ne veux pas. Lui, le sang à la peau, retenait ses grosses mains brutales. Il tremblait, il l’aurait brisée. – Bête, est-ce qu’on saura ? Nous retaperons le lit. D’habitude, elle s’abandonnait avec une docilité complaisante, chez eux, au Havre, après le déjeuner, lorsqu’il était de service de nuit. Cela semblait sans plaisir pour elle, mais elle y montrait une mollesse heureuse, un affectueux consentement de son plaisir à lui. Et ce qui, en ce moment, le rendait fou, c’était de la sentir comme jamais il ne l’avait eue, ardente, frémissante de passion sensuelle. Le noir reflet de sa chevelure assombrissait ses calmes yeux de pervenche, sa bouche forte saignait dans le doux ovale de son visage. Il y avait là une femme qu’il ne connaissait point. Pourquoi se refusait-elle ? – Dis, pourquoi ? Nous avons le temps. Alors, dans une angoisse inexplicable, dans un débat où elle ne paraissait pas juger les choses nettement, comme si elle se fût ignorée elle aussi, elle eut un cri de douleur vraie, qui le fit se tenir tranquille. – Non, non, je t’en supplie, laisse-moi !... Je ne sais pas, ça m’étrangle, rien que l’idée, en ce moment... Ça ne serait pas bien. Tous deux étaient tombés assis au bord du lit. Il se passa la main sur la face, comme pour s’en ôter la cuisson qui le brûlait. En le voyant redevenu sage, elle, gentille, se pencha, lui posa un gros b****r sur la joue, voulant lui montrer qu’elle l’aimait bien tout de même. Un instant, ils restèrent de la sorte, sans parler, à se remettre. Il lui avait repris la main gauche et jouait avec une vieille bague d’or, un serpent d’or à petite tête de rubis, qu’elle portait au même doigt que son alliance. Toujours il la lui avait connue là. – Mon petit serpent, dit Séverine d’une voix involontaire de rêve, croyant qu’il regardait la bague et éprouvant l’impérieux besoin de parler. C’est à la Croix-de-Maufras, qu’il m’en a fait cadeau, pour mes seize ans. Roubaud leva la tête, surpris. – Qui donc ? le président ? Lorsque les yeux de son mari s’étaient posés sur les siens, elle avait eu une brusque secousse de réveil. Elle sentit un petit froid glacer ses joues. Elle voulut répondre, et ne trouva rien, étranglée par la sorte de paralysie qui la prenait. – Mais, continua-t-il, tu m’as toujours dit que c’était ta mère qui te l’avait laissée, cette bague. Encore à cette seconde, elle pouvait rattraper la phrase, lâchée dans un oubli de tout. Il lui aurait suffi de rire, de jouer l’étourdie. Mais elle s’entêta, ne se possédant plus, inconsciente. – Jamais, mon chéri, je ne t’ai dit que ma mère m’avait laissé cette bague. Du coup, Roubaud la dévisagea, pâlissant lui aussi. – Comment ? tu ne m’as jamais dit ça ? Tu me l’as dit vingt fois !... Il n’y a pas de mal à ce que le président t’ait donné une bague. Il t’a donné bien autre chose... Mais pourquoi me l’avoir caché ? pourquoi avoir menti, en parlant de ta mère ? – Je n’ai pas parlé de ma mère, mon chéri, tu te trompes. C’était imbécile, cette obstination. Elle voyait qu’elle se perdait, qu’il lisait clairement sous sa peau, et elle aurait voulu revenir, ravaler ses paroles ; mais il n’était plus temps, elle sentait ses traits se décomposer, l’aveu sortir malgré elle de toute sa personne. Le froid de ses joues avait envahi sa face entière, un tic nerveux tirait ses lèvres. Et lui, effrayant, redevenu subitement rouge, à croire que le sang allait faire éclater ses veines, lui avait saisi les poignets, la regardait de tout près, afin de mieux suivre, dans l’effarement épouvanté de ses yeux, ce qu’elle ne disait pas tout haut.
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