I-2

2060 Words
– Alors, tu as dévalisé le Bon Marché ? – Oh ! oui. Je vais te conter... Mais, auparavant, mangeons. Ce que j’ai faim !... Ah ! écoute, j’ai un petit cadeau. Dis : Mon petit cadeau. Elle lui riait dans le visage, de tout près. Elle avait fourré sa main droite dans sa poche, où elle tenait un objet, qu’elle ne sortait pas. – Dis vite : Mon petit cadeau. Lui, riait aussi, en bon homme. Il se décida. – Mon petit cadeau. C’était un couteau qu’elle venait de lui acheter, pour en remplacer un qu’il avait perdu et qu’il pleurait, depuis quinze jours. Il s’exclamait, le trouvait superbe, ce beau couteau neuf, avec son manche en ivoire et sa lame luisante. Tout de suite, il allait s’en servir. Elle était ravie de sa joie ; et, en plaisantant, elle se fit donner un sou, pour que leur amitié ne fût pas coupée. – Mangeons, mangeons, répéta-t-elle. Non, non ! je t’en prie, ne ferme pas encore. J’ai si chaud ! Elle l’avait rejoint à la fenêtre, elle demeura là quelques secondes, appuyée à son épaule, regardant le vaste champ de la gare. Pour le moment, les fumées s’en étaient allées, le disque cuivré du soleil descendait dans la brume, derrière les maisons de la rue de Rome. En bas, une machine de manœuvre amenait, tout formé, le train de Mantes, qui devait partir à quatre heures vingt-cinq. Elle le refoula le long du quai, sous la marquise, fut dételée. Au fond, dans le hangar de la Ceinture, des chocs de tampons annonçaient l’attelage imprévu de voitures qu’on ajoutait. Et, seule, au milieu des rails, avec son mécanicien et son chauffeur, noirs de la poussière du voyage, une lourde machine de train omnibus restait immobile, comme lasse et essoufflée, sans autre vapeur qu’un mince filet sortant d’une soupape. Elle attendait qu’on lui ouvrît la voie, pour retourner au dépôt des Batignolles. Un signal rouge claqua, s’effaça. Elle partit. – Sont-elles gaies, ces petites Dauvergne ! dit Roubaud en quittant la fenêtre. Les entends-tu taper sur leur piano ?... Tout à l’heure, j’ai vu Henri, qui m’a dit de te présenter ses hommages. – À table, à table ! cria Séverine. Et elle se jeta sur les sardines, elle dévora. Ah ! le petit pain de Mantes était loin ! Cela la grisait, quand elle venait à Paris. Elle était toute vibrante du bonheur d’avoir couru les trottoirs, elle gardait une fièvre de ses achats au Bon Marché. En un coup, chaque printemps, elle y dépensait ses économies de l’hiver, préférant tout y acheter, disant qu’elle y économisait son voyage. Aussi, sans perdre une bouchée, ne tarissait-elle pas. Un peu confuse, rougissante, elle finit par lâcher le total de la somme qu’elle avait dépensée, plus de trois cents francs. – Fichtre ! dit Roubaud saisi, tu te mets bien, toi, pour la femme d’un sous-chef !... Mais tu n’avais à prendre que six chemises et une paire de bottines ? – Oh ! mon ami, des occasions uniques !... Une petite soie à rayures délicieuse ! un chapeau d’un goût, un rêve ! des jupons tout faits, avec des volants brodés ! Et tout ça pour rien, j’aurais payé le double au Havre... On va m’expédier, tu verras ! Il avait pris le parti de rire, tant elle était jolie, dans sa joie, avec son air de confusion suppliante. Et puis, c’était si charmant, cette dînette improvisée, au fond de cette chambre où ils étaient seuls, bien mieux qu’au restaurant. Elle, qui d’ordinaire buvait de l’eau, se laissait aller, vidait son verre de vin blanc, sans savoir. La boîte de sardines était finie, ils entamèrent le pâté avec le beau couteau neuf. Ce fut un triomphe, tellement il coupait bien. – Et toi, voyons, ton affaire ? demanda-t-elle. Tu me fais bavarder, tu ne me dis pas comment ça s’est terminé, pour le sous-préfet. Alors, il conta en détail la façon dont le chef de l’exploitation l’avait reçu. Oh ! un lavage de tête en règle ! Il s’était défendu, avait dit la vraie vérité, comment ce petit crevé de sous-préfet s’était obstiné à monter avec son chien dans une voiture de première, lorsqu’il y avait une voiture de seconde, réservée pour les chasseurs et leurs bêtes, et la querelle qui s’en était suivie, et les mots qu’on avait échangés. En somme, le chef lui donnait raison d’avoir voulu faire respecter la consigne ; mais le terrible était la parole qu’il avouait lui-même. « Vous ne serez pas toujours les maîtres ! » On le soupçonnait d’être républicain. Les discussions qui venaient de marquer l’ouverture de la session de 1869, et la peur sourde des prochaines élections générales rendaient le gouvernement ombrageux. Aussi l’aurait-on certainement déplacé, sans la bonne recommandation du président Grandmorin. Encore avait-il dû signer la lettre d’excuse, conseillée et rédigée par ce dernier. Séverine l’interrompit, criant : – Hein ? ai-je eu raison de lui écrire et de lui faire une visite avec toi, ce matin, avant que tu ailles recevoir ton savon... Je savais bien qu’il nous tirerait d’affaire. – Oui, il t’aime beaucoup, reprit Roubaud, et il a le bras long, dans la Compagnie... Vois donc un peu à quoi ça sert, d’être un bon employé. Ah ! on ne m’a point ménagé les éloges : pas beaucoup d’initiative, mais de la conduite, de l’obéissance, du courage, enfin tout ! Eh bien ! ma chère, si tu n’avais pas été ma femme, et si Grandmorin n’avait pas plaidé ma cause, par amitié pour toi, j’étais fichu, on m’envoyait en pénitence, au fond de quelque petite station. Elle regardait fixement le vide, elle murmura, comme se parlant à elle-même : – Oh ! certainement, c’est un homme qui a le bras long. Il y eut un silence, et elle restait les yeux élargis, perdus au loin, cessant de manger. Sans doute elle évoquait les jours de son enfance, là-bas, au château de Doinville, à quatre lieues de Rouen. Jamais elle n’avait connu sa mère. Quand son père, le jardinier Aubry, était mort, elle entrait dans sa treizième année ; et c’était à cette époque que le président, déjà veuf, l’avait gardée près de sa fille Berthe, sous la surveillance de sa sœur, Mme Bonnehon, la femme d’un manufacturier, également veuve, à qui le château appartenait aujourd’hui. Berthe, son aînée de deux ans, mariée six mois après elle, avait épousé M. de Lachesnaye, conseiller à la cour de Rouen, un petit homme sec et jaune. L’année précédente, le président était encore à la tête de cette cour, dans son pays, lorsqu’il avait pris sa retraite, après une carrière magnifique. Né en 1804, substitut à Digne au lendemain de 1830, puis à Fontainebleau, puis à Paris, ensuite procureur à Troyes, avocat général à Rennes, enfin premier président à Rouen. Riche à plusieurs millions, il faisait partie du Conseil général depuis 1855, on l’avait nommé commandeur de la Légion d’honneur, le jour même de sa retraite. Et, du plus loin qu’elle se souvenait, elle le revoyait tel qu’il était encore, trapu et solide, blanc de bonne heure, d’un blanc doré d’ancien blond, les cheveux en brosse, le collier de barbe coupé ras, sans moustaches, avec une face carrée que les yeux d’un bleu dur et le nez gros rendaient sévère. Il avait l’abord rude, il faisait tout trembler autour de lui. Roubaud dut élever la voix, répétant à deux reprises : – Eh bien ! à quoi donc penses-tu ? Elle tressaillit, eut un petit frisson, comme surprise et secouée de peur. – Mais à rien. – Tu ne manges plus, tu n’as donc plus faim ? – Oh ! si... Tu vas voir. Séverine, ayant vidé son verre de vin blanc, acheva la tranche de pâté qu’elle avait dans son assiette. Mais il y eut une alerte : ils avaient fini le pain d’une livre, pas une bouchée ne restait pour manger le fromage. Ce furent des cris, puis des rires, lorsque, bousculant tout, ils découvrirent, au fond du buffet de la mère Victoire, un bout de pain rassis. Bien que la fenêtre fût ouverte, il continuait de faire chaud, et la jeune femme, qui avait le poêle derrière elle, ne se rafraîchissait guère, plus rose et plus excitée par l’imprévu de ce déjeuner bavard, dans cette chambre. À propos de la mère Victoire, Roubaud en était revenu à Grandmorin : encore une, celle-là, qui lui devait une belle chandelle ! Fille séduite dont l’enfant était mort, nourrice de Séverine qui venait de coûter la vie à sa mère, plus tard femme d’un chauffeur de la Compagnie, elle vivait mal, à Paris, d’un peu de couture, son mari mangeant tout, lorsque la rencontre de sa fille de lait avait renoué les liens d’autrefois, faisant d’elle aussi une protégée du président ; et, aujourd’hui, il lui avait obtenu un poste à la salubrité, la garde des cabinets de luxe, le côté des dames, ce qu’il y a de meilleur. La Compagnie ne lui donnait que cent francs par an, mais elle s’en faisait près de quatorze cents, avec la recette, sans compter le logement, cette chambre, où elle était même chauffée. Enfin, une situation bien agréable. Et Roubaud calculait que, si Pecqueux, le mari, avait apporté ses deux mille huit cents francs de chauffeur, tant pour les primes que pour le fixe, au lieu de nocer aux deux bouts de la ligne, le ménage aurait réuni plus de quatre mille francs, le double de ce que lui, sous-chef de gare, gagnait au Havre. Sans doute, conclut-il, toutes les femmes ne voudraient pas tenir les cabinets. Mais il n’y a pas de sot métier. Cependant, leur grosse faim s’était apaisée, et ils ne mangeaient plus que d’un air alangui, coupant le fromage par petits morceaux, pour faire durer le régal. Leurs paroles aussi se faisaient lentes. – À propos, cria-t-il, j’ai oublié de te demander... Pourquoi as-tu donc refusé au président d’aller passer deux ou trois jours à Doinville ? Son esprit, dans le bien-être de la digestion, venait de refaire leur visite du matin, tout près de la gare, à l’hôtel de la rue du Rocher ; et il s’était revu dans le grand cabinet sévère, il entendait encore le président leur dire qu’il partait le lendemain pour Doinville. Puis, comme cédant à une idée soudaine, il leur avait offert de prendre le soir même, avec eux, l’express de six heures trente, et d’emmener ensuite sa filleule là-bas, chez sa sœur, qui la réclamait depuis longtemps. Mais la jeune femme avait allégué toutes sortes de raisons, qui l’empêchaient, disait-elle. – Tu sais, moi, continua Roubaud, je ne voyais pas de mal à ce petit voyage. Tu aurais pu y rester jusqu’à jeudi, je me serais arrangé... N’est-ce pas ? dans notre position, nous avons besoin d’eux. Ce n’est guère adroit, de refuser leurs politesses ; d’autant plus que ton refus a eu l’air de lui causer une vraie peine... Aussi n’ai-je cessé de te pousser à accepter, que lorsque tu m’as tiré par mon paletot. Alors, j’ai dit comme toi, mais sans comprendre... Hein ! pourquoi n’as-tu pas voulu ? Séverine, les regards vacillants, eut un geste d’impatience. – Est-ce que je puis te laisser tout seul ? – Ce n’est pas une raison... Depuis notre mariage, en trois ans, tu es bien allée deux fois à Doinville, passer ainsi une semaine. Rien ne t’empêchait d’y retourner une troisième. La gêne de la jeune femme croissait, elle avait détourné la tête. – Enfin, ça ne me disait pas. Tu ne vas pas me forcer à des choses qui me déplaisent. Roubaud ouvrit les bras, comme pour déclarer qu’il ne la forçait à rien. Pourtant, il reprit : – Tiens ! tu me caches quelque chose... La dernière fois, est-ce que Mme Bonnehon t’aurait mal reçue ? Oh ! non, Mme Bonnehon l’avait toujours très bien accueillie. Elle était si agréable, grande, forte, avec de magnifiques cheveux blonds, belle encore malgré ses cinquante-cinq ans ! Depuis son veuvage, et même du vivant de son mari, on racontait qu’elle avait eu souvent le cœur occupé. On l’adorait à Doinville, elle faisait du château un lieu de délices, toute la société de Rouen y venait en visite, surtout la magistrature. C’était dans la magistrature que Mme Bonnehon avait eu beaucoup d’amis.
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