II
La maison de maître Baillehache, notaire à Cloyes, était située rue Grouaise, à gauche, en allant à Châteaudun : une petite maison blanche d’un seul étage, au coin de laquelle était fixée la corde de l’unique réverbère qui éclairait cette large rue pavée, déserte en semaine, animée le samedi du flot des paysans venant au marché. De loin, on voyait luire les deux panonceaux, sur la ligne crayeuse des constructions basses ; et, derrière, un étroit jardin descendait jusqu’au Loir.
Ce samedi-là, dans la pièce qui servait d’étude et qui donnait sur la rue, à droite du vestibule, le petit clerc, un gamin de quinze ans, chétif et pâle, avait relevé l’un des rideaux de mousseline, pour voir passer le monde. Les deux autres clercs, un vieux, ventru et très sale, un plus jeune, décharné, ravagé de bile, écrivaient sur une double table de sapin noirci, qui composait tout le mobilier, avec sept ou huit chaises et un poêle de fonte, qu’on allumait seulement en décembre, même lorsqu’il neigeait à la Toussaint. Les casiers dont les murs étaient garnis, les cartons verdâtres, cassés aux angles, débordant de dossiers jaunes, empoisonnaient la pièce d’une odeur d’encre gâtée et de vieux papiers mangés de poussière.
Et, cependant, assis côte à côte, deux paysans, l’homme et la femme, attendaient, dans une immobilité et une patience pleines de respect. Tant de papiers, et surtout ces messieurs écrivant si vite, ces plumes craquant à la fois, les rendaient graves, en remuant en eux des idées d’argent et de procès. La femme, âgée de trente-quatre ans, très brune, de figure agréable, gâtée par un grand nez, avait croisé ses mains sèches de travailleuse sur son caraco de drap noir, bordé de velours ; et, de ses yeux vifs, elle fouillait les coins, avec l’évidente rêverie de tous les titres de biens qui dormaient là ; tandis que l’homme, de cinq ans plus âgé, roux et placide, en pantalon noir et en longue blouse de toile bleue, toute neuve, tenait sur ses genoux son chapeau de feutre rond, sans que l’ombre d’une pensée animât sa large face de terre cuite, rasée soigneusement, trouée de deux gros yeux bleu-faïence, d’une fixité de bœuf au repos.
Mais une porte s’ouvrit, maître Baillehache, qui venait de déjeuner en compagnie de son beau-frère, le fermier Hourdequin, parut très rouge, frais encore pour ses cinquante-cinq ans, avec ses lèvres épaisses, ses paupières bridées, dont les rides faisaient rire continuellement son regard. Il portait un binocle et avait le continuel geste maniaque de tirer les longs poils grisonnants de ses favoris.
– Ah ! c’est vous, Delhomme, dit-il. Le père Fouan s’est donc décidé au partage ?
Ce fut la femme qui répondit.
– Mais oui, monsieur Baillehache... Nous avons tous rendez-vous, pour tomber d’accord et pour que vous nous disiez comment on fait.
– Bon, bon, Fanny, on va voir... Il n’est qu’une heure à peine, il faut attendre les autres.
Et le notaire causa un instant encore, demandant le prix du blé en baisse depuis deux mois, témoignant à Delhomme la considération amicale due à un cultivateur qui possédait une vingtaine d’hectares, un serviteur et trois vaches. Puis, il rentra dans son cabinet.
Les clercs n’avaient pas levé la tête, exagérant les craquements de leurs plumes ; et, de nouveau, les Delhomme attendirent, immobiles. C’était une chanceuse, cette Fanny, d’avoir été épousée par un amoureux honnête et riche, sans même être enceinte, elle qui, pour sa part, n’espérait du père Fouan que trois hectares environ. Son mari, du reste, ne se repentait pas, car il n’aurait pu trouver une ménagère plus intelligente ni plus active, au point qu’il se laissait conduire en toutes choses, d’esprit borné, mais si calme, si droit, que souvent, à Rognes, on le prenait pour arbitre.
À ce moment, le petit clerc, qui regardait dans la rue, étouffa un rire entre ses doigts, en murmurant à son voisin, le vieux, ventru et très sale :
– Oh ! Jésus-Christ !
Vivement, Fanny s’était penchée à l’oreille de son homme.
– Tu sais, laisse-moi faire... J’aime bien papa et maman, mais je ne veux pas qu’ils nous volent ; et méfions-nous de Buteau et de cette canaille d’Hyacinthe.
Elle parlait de ses deux frères, elle avait vu par la fenêtre arriver l’aîné, cet Hyacinthe que tout le pays connaissait sous le surnom de Jésus-Christ : un paresseux et un ivrogne, qui, à son retour du service, après avoir fait les campagnes d’Afrique, s’était mis à battre les champs, refusant tout travail régulier, vivant de braconnage et de maraude, comme s’il eût rançonné encore un peuple tremblant de Bédouins.
Un grand gaillard entra, dans toute la force musculeuse de ses quarante ans, les cheveux bouclés, la barbe en pointe, longue et inculte, avec une face de Christ ravagé, un Christ soûlard, violeur de filles et détrousseur de grandes routes. Depuis le matin à Cloyes, il était gris déjà, le pantalon boueux, la blouse ignoble de taches, une casquette en loques renversée sur la nuque ; et il fumait un cigare d’un sou, humide et noir, qui empestait. Cependant, au fond de ses beaux yeux, noyés, il y avait de la goguenardise pas méchante, le cœur ouvert d’une bonne crapule.
– Alors, le père et la mère ne sont pas encore là ? demanda-t-il.
Et, comme le clerc maigre, jauni de bile, lui répondait rageusement d’un signe de tête négatif, il resta un instant le regard au mur, tandis que son cigare fumait tout seul dans sa main. Il n’avait pas eu un coup d’œil pour sa sœur et son beau-frère, qui, eux-mêmes, ne paraissaient pas l’avoir vu entrer. Puis, sans ajouter un mot, il sortit, il alla attendre sur le trottoir.
– Oh ! Jésus-Christ, oh ! Jésus-Christ ! répéta en faux bourdon le petit clerc, le nez vers la rue, l’air de plus en plus amusé du sobriquet qui éveillait en lui des histoires drôles.
Mais cinq minutes à peine se passèrent, les Fouan arrivèrent enfin, deux vieux aux mouvements ralentis et prudents. Le père, jadis très robuste, âgé de soixante-dix ans aujourd’hui, s’était desséché et rapetissé dans un travail si dur, dans une passion de la terre si âpre, que son corps se courbait, comme pour retourner à cette terre, violemment désirée et possédée. Pourtant, sauf les jambes, il était gaillard encore, bien tenu, ses petits favoris blancs, en pattes de lièvre correctes, avec le long nez de la famille qui aiguisait sa face maigre, aux plans de cuir coupés de grands plis. Et, dans son ombre, ne le quittant pas d’une semelle, la mère, plus petite, semblait être restée grasse, le ventre gros d’un commencement d’hydropisie, le visage couleur d’avoine, troué d’yeux ronds, d’une bouche ronde, qu’une infinité de rides serraient ainsi que des bourses d’avare. Stupide, réduite dans le ménage à un rôle de bête docile et laborieuse, elle avait toujours tremblé devant l’autorité despotique de son mari.
– Ah ! c’est donc vous ! s’écria Fanny, qui se leva.
Delhomme avait également quitté sa chaise. Et, derrière les vieux, Jésus-Christ venait de reparaître, se dandinant, sans une parole. Il écrasa le bout de son cigare, pour l’éteindre, puis fourra le fumeron empesté dans une poche de sa blouse.
– Alors, nous y sommes, dit Fouan. Il ne manque que Buteau... Jamais à l’heure, jamais comme les autres, ce bougre-là !
– Je l’ai vu au marché, déclara Jésus-Christ d’une voix enrouée par l’eau-de-vie. Il va venir.
Buteau, le cadet, âgé de vingt-sept ans, devait ce surnom à sa mauvaise tête, continuellement en révolte, s’obstinant dans des idées à lui, qui n’étaient celles de personne. Même gamin, il n’avait pu s’entendre avec ses parents ; et, plus tard, après avoir tiré un bon numéro, il s’était sauvé de chez eux, pour se louer, d’abord à la Borderie, ensuite à la Chamade.
Mais, comme le père continuait de gronder, il entra, vif et gai. Chez lui, le grand nez des Fouan s’était aplati, tandis que le bas de la figure, les maxillaires s’avançaient en mâchoires puissantes de carnassier. Les tempes fuyaient, tout le haut de la tête se resserrait, et derrière le rire gaillard de ses yeux gris, il y avait déjà de la ruse et de la violence. Il tenait de son père le désir brutal, l’entêtement dans la possession, aggravés par l’avarice étroite de la mère. À chaque querelle, lorsque les deux vieux l’accablaient de reproches, il leur répondait : « Fallait pas me faire comme ça ! »
– Dites donc, il y a cinq lieues de la Chamade à Cloyes, répondit-il aux grognements. Et puis, quoi ? j’arrive en même temps que vous... Est-ce qu’on va encore me tomber sur le dos ?
Maintenant, tous se disputaient, criaient de leurs voix perçantes et hautes, habituées au plein vent, débattaient leurs affaires, absolument comme s’ils se fussent trouvés chez eux. Les clercs, incommodés, leur jetaient des regards obliques, lorsque le notaire vint au bruit, ouvrant de nouveau la porte de son cabinet.
– Vous y êtes tous ? Allons, entrez !
Ce cabinet donnait sur le jardin, la mince b***e de terre qui descendait jusqu’au Loir, dont on apercevait, au loin, les peupliers sans feuilles. Ornant la cheminée, il y avait une pendule de marbre noir, entre des paquets de dossiers ; et rien autre que le bureau d’acajou, un cartonnier et des chaises.
Tout de suite, M. Baillehache s’était installé à ce bureau, comme à un tribunal ; tandis que les paysans, entrés à la queue, hésitaient, louchaient en regardant les sièges, avec l’embarras de savoir où et comment ils devaient s’asseoir.
– Voyons, asseyez-vous !
Alors, poussés par les autres, Fouan et Rose se trouvèrent au premier rang, sur deux chaises ; Fanny et Delhomme se mirent derrière, également côte à côte ; pendant que Buteau s’isolait dans un coin, contre le mur, et qu’Hyacinthe seul restait debout, devant la fenêtre, dont il bouchait le jour, de ses larges épaules. Mais le notaire, impatienté, l’interpella familièrement.
– Asseyez-vous donc, Jésus-Christ !
Et il dut entamer l’affaire le premier.
– Ainsi, père Fouan, vous vous êtes décidé à partager vos biens de votre vivant entre vos deux fils et votre fille ?
Le vieux ne répondit point, les autres demeurèrent immobiles, un grand silence se fit. D’ailleurs, le notaire, habitué à ces lenteurs, ne se hâtait pas, lui non plus. Sa charge était dans la famille depuis deux cent cinquante ans, les Baillehache de père en fils s’étaient succédé à Cloyes, d’antique sang beauceron, prenant de leur clientèle paysanne la pesanteur réfléchie, la circonspection sournoise qui noient de longs silences et de paroles inutiles le moindre débat. Il avait ouvert un canif, il se rognait les ongles.
– N’est-ce pas ? il faut croire que vous vous êtes décidé, répéta-t-il enfin, les yeux fixés sur le vieux.
Celui-ci se tourna, eut un regard sur tous, avant de dire, en cherchant les mots :
– Oui, ça se peut bien, monsieur Baillehache... Je vous en avais parlé à la moisson, vous m’aviez dit d’y penser davantage ; et j’y ai pensé encore, et je vois qu’il va falloir tout de même en venir là.
Il expliqua pourquoi, en phrases interrompues, coupées de continuelles incidentes. Mais ce qu’il ne disait pas, ce qui sortait de l’émotion refoulée dans sa gorge, c’était la tristesse infinie, la rancune sourde, le déchirement de tout son corps, à se séparer de ces biens si chaudement convoités avant la mort de son père, cultivés plus tard avec un acharnement de rut, augmentés ensuite lopins à lopins, au prix de la plus sordide avarice. Telle parcelle représentait des mois de pain et de fromage, des hivers sans feu, des étés de travaux brûlants, sans autre soutien que quelques gorgées d’eau. Il avait aimé la terre en femme qui tue et pour qui on assassine. Ni épouse, ni enfants, ni personne, rien d’humain : la terre ! Et voilà qu’il avait vieilli, qu’il devait céder cette maîtresse à ses fils, comme son père la lui avait cédée à lui-même, enragé de son impuissance.
– Voyez-vous, monsieur Baillehache, il faut se faire une raison, les jambes ne vont plus, les bras ne sont guère meilleurs, et, dame ! la terre en souffre... Ça aurait encore pu marcher, si l’on s’était entendu avec les enfants...