I-2

2075 Words
– Bien sûr que c’est un cochon ! déclara Françoise d’un air convaincu. On ne fait pas à une cousine la cochonnerie de la planter là, le ventre gros. Mais, brusquement, saisie de colère : – Attends, la Coliche ! je vas te faire danser !... La voilà qui recommence, elle est enragée, cette bête, quand ça la tient ! D’une violente secousse, elle avait ramené la vache. À cet endroit, le chemin quittait le bord du plateau. La carriole disparut, tandis que tous deux continuèrent de marcher en plaine, n’ayant plus en face, à droite et à gauche, que le déroulement sans fin des cultures. Entre les labours et les prairies artificielles, le sentier s’en allait à plat, sans un buisson, aboutissant à la ferme, qu’on aurait cru pouvoir toucher de la main, et qui reculait, sous le ciel de cendre. Ils étaient retombés dans leur silence, ils n’ouvrirent plus la bouche, comme envahis par la gravité réfléchie de cette Beauce, si triste et si féconde. Lorsqu’ils arrivèrent, la grande cour carrée de la Borderie, fermée de trois côtés par les bâtiments des étables, des bergeries et des granges, était déserte. Mais, tout de suite, sur le seuil de la cuisine, parut une jeune femme, petite, l’air effronté et joli. – Quoi donc, Jean, on ne mange pas, ce matin ? – J’y vais, madame Jacqueline. Depuis que la fille à Cognet, le cantonnier de Rognes, la Cognette comme on la nommait, quand elle lavait la vaisselle de la ferme à douze ans, était montée aux honneurs de servante-maîtresse, elle se faisait traiter en dame, despotiquement. – Ah ! c’est toi, Françoise, reprit-elle. Tu viens pour le taureau... Eh bien ! tu attendras. Le vacher est à Cloyes, avec M. Hourdequin. Mais il va revenir, il devrait être ici. Et, comme Jean se décidait à entrer dans la cuisine, elle le prit par la taille, se frottant à lui d’un air de rire, sans s’inquiéter d’être vue, en amoureuse gourmande qui ne se contentait pas du maître. Françoise, restée seule, attendit patiemment, assise sur un banc de pierre, devant la fosse à fumier, qui tenait un tiers de la cour. Elle regardait sans pensée une b***e de poules, piquant du bec et se chauffant les pattes sur cette large couche basse, que le refroidissement de l’air faisait fumer, d’une petite vapeur bleue. Au bout d’une demi-heure, lorsque Jean reparut, achevant une tartine de beurre, elle n’avait pas bougé. Il s’assit près d’elle, et comme la vache s’agitait, se battait de sa queue en meuglant, il finit par dire : – C’est ennuyeux que le vacher ne rentre pas. La jeune fille haussa les épaules. Rien ne la pressait. Puis, après un nouveau silence : – Alors, Caporal, c’est Jean tout court qu’on vous nomme ? – Mais non, Jean Macquart. – Et vous n’êtes pas de nos pays ? – Non, je suis Provençal, de Plassans, une ville, là-bas. Elle avait levé les yeux pour l’examiner, surprise qu’on pût être de si loin. – Après Solférino, continua-t-il, il y a dix-huit mois, je suis revenu d’Italie avec mon congé, et c’est un camarade qui m’a amené par ici... Alors, voilà, mon ancien métier de menuisier ne m’allait plus, des histoires m’ont fait rester à la ferme. – Ah ! dit-elle simplement, sans le quitter de ses grands yeux noirs. Mais, à ce moment, la Coliche prolongea son meuglement désespéré de désir ; et un souffle rauque vint de la vacherie, dont la porte était fermée. – Tiens ! cria Jean, ce bougre de César l’a entendue !... Écoute, il cause là-dedans... Oh ! il connaît son affaire, on ne peut en faire entrer une dans la cour, sans qu’il la sente et qu’il sache ce qu’on lui veut... Puis, s’interrompant : – Dis donc, le vacher a dû rester avec M. Hourdequin... Si tu voulais, je t’amènerais le taureau. Nous ferions bien ça, à nous deux. – Oui, c’est une idée, dit Françoise, qui se leva. Il ouvrait la porte de la vacherie, lorsqu’il demanda encore : – Et ta bête, faut-il l’attacher ? – L’attacher, non, non ! pas la peine !... Elle est bien prête, elle ne bougera seulement point. La porte ouverte, on aperçut, sur deux rangs, aux deux côtés de l’allée centrale, les trente vaches de la ferme, les unes couchées dans la litière, les autres broyant les betteraves de leur auge ; et, de l’angle où il se trouvait, l’un des taureaux, un hollandais noir taché de blanc, allongeait la tête, dans l’attente de sa besogne. Dès qu’il fut détaché, César, lentement, sortit. Mais tout de suite il s’arrêta, comme surpris par le grand air et le grand jour ; et il resta une minute immobile, raidi sur les pieds, la queue nerveusement balancée, le cou enflé, le mufle tendu et flairant. La Coliche, sans bouger, tournait vers lui ses gros yeux fixes, en meuglant plus bas. Alors, il s’avança, se colla contre elle, posa la tête sur la croupe, d’une courte et rude pression ; sa langue pendait, il écarta la queue, lécha jusqu’aux cuisses ; tandis que, le laissant faire, elle ne remuait toujours pas, la peau seulement plissée d’un frisson. Jean et Françoise, gravement, les mains ballantes, attendaient. Et, quand il fut prêt, César monta sur la Coliche, d’un saut brusque, avec une lourdeur puissante qui ébranla le sol. Elle n’avait pas plié, il la serrait aux flancs de ses deux jambes. Mais elle, une cotentine de grande taille, était si haute, si large pour lui, de race moins forte, qu’il n’arrivait pas. Il le sentit, voulut se remonter, inutilement. – Il est trop petiot, dit Françoise. – Oui, un peu, dit Jean. Ça ne fait rien, il entrera tout de même. Elle hocha la tête ; et, César tâtonnant encore, s’épuisant, elle se décida. – Non, faut l’aider... S’il entre mal, ce sera perdu, elle ne retiendra pas. D’un air calme et attentif, comme pour une besogne sérieuse, elle s’était avancée. Le soin qu’elle y mettait fonçait le noir de ses yeux, entrouvrait ses lèvres rouges, dans sa face immobile. Elle dut lever le bras d’un grand geste, elle saisit à pleine main le membre du taureau, qu’elle redressa. Et lui, quand il se sentit au bord, ramassé dans sa force, il pénétra d’un seul tour de reins, à fond. Puis, il ressortit. C’était fait : le coup de plantoir qui enfonce une graine. Solide, avec la fertilité impassible de la terre qu’on ensemence, la vache avait reçu, sans un mouvement, ce jet fécondant du mâle. Elle n’avait même pas frémi dans la secousse. Lui, déjà, était retombé, ébranlant de nouveau le sol. Françoise, ayant retiré sa main, restait le bras en l’air. Elle finit par le baisser, en disant : – Ça y est. – Et raide ! répondit Jean d’un air de conviction, où se mêlait un contentement de bon ouvrier pour l’ouvrage vite et bien fait. Il ne songeait pas à lâcher une de ces gaillardises, dont les garçons de la ferme s’égayaient avec les filles qui amenaient ainsi leurs vaches. Cette gamine semblait trouver ça tellement simple et nécessaire, qu’il n’y avait vraiment pas de quoi rire, honnêtement. C’était la nature. Mais, depuis un instant, Jacqueline se tenait de nouveau sur la porte ; et, avec un roucoulement de gorge qui lui était familier, elle lança gaiement : – Eh ! la main partout ! c’est donc que ton amoureux n’a pas d’œil, à ce bout-là ! Jean ayant éclaté d’un gros rire, Françoise subitement devint toute rouge. Confuse, pour cacher sa gêne, tandis que César rentrait de lui-même à l’étable, et que la Coliche broutait un pied d’avoine poussé dans la fosse à fumier, elle fouilla ses poches, finit par sortir son mouchoir, en dénoua la corne, où elle avait serré les quarante sous de la saillie. – Tenez ! v’là l’argent ! dit-elle, bien le bonsoir ! Elle partit avec sa vache, et Jean qui reprenait son semoir, la suivit, en disant à Jacqueline qu’il allait au champ du Poteau, selon les ordres que M. Hourdequin avait donnés pour la journée. – Bon ! répondit-elle. La herse doit y être. Puis, comme le garçon rejoignait la petite paysanne, et qu’ils s’éloignaient à la file, dans l’étroit sentier, elle leur cria encore, de sa voix chaude de farceuse : – Pas de danger, hein ? si vous vous perdez ensemble : la petite connaît le bon chemin. Derrière eux, la cour de la ferme redevint déserte. Ni l’un ni l’autre n’avaient ri, cette fois. Ils marchaient lentement, avec le seul bruit de leurs souliers butant contre les pierres. Lui, ne voyait d’elle que sa nuque enfantine, où frisaient de petits cheveux noirs, sous le bonnet rond. Enfin, au bout d’une cinquantaine de pas : – Elle a tort d’attraper les autres sur les hommes, dit Françoise posément. J’aurais pu lui répondre... Et, se tournant vers le jeune homme, le dévisageant d’un air de malice : – C’est vrai, n’est-ce pas ? qu’elle en fait porter à M. Hourdequin, comme si elle était sa femme déjà... Vous en savez peut-être bien quelque chose vous ? Il se troubla, il prit une mine sotte. – Dame ! elle fait ce qu’il lui plaît, ça la regarde. Françoise, le dos tourné, s’était remise en marche. – Ça, c’est vrai... Je plaisante, parce que vous pourriez être quasiment mon père, et que ça ne tire pas à conséquence... Mais, voyez-vous, depuis que Buteau a fait sa cochonnerie à ma sœur, j’ai bien juré que je couperais plutôt les quatre membres que d’avoir un amoureux. Jean hocha la tête, et ils ne parlèrent plus. Le petit champ du Poteau se trouvait au bout du sentier, à moitié chemin de Rognes. Quand il y fut, le garçon s’arrêta. La herse l’attendait, un sac de semence était déchargé dans un sillon. Il y remplit son semoir, en disant : – Adieu, alors ! – Adieu ! répondit Françoise. Encore merci ! Mais il fut pris d’une crainte, il se redressa et cria : – Dis donc, si la Coliche recommençait... Veux-tu que je t’accompagne jusque chez toi ? Elle était déjà loin, elle se retourna, jeta de sa voix calme et forte, au travers du grand silence de la campagne : – Non ! non ! inutile, plus de danger ! elle a le sac plein ! Jean, le semoir noué sur le ventre, s’était mis à descendre la pièce de labour, avec le geste continu, l’envolée du grain ; et il levait les yeux, il regardait Françoise décroître parmi les cultures, toute petite derrière sa vache indolente, qui balançait son grand corps. Lorsqu’il remonta, il cessa de la voir ; mais, au retour, il la retrouva, rapetissée encore, si mince, qu’elle ressemblait à une fleur de pissenlit, avec sa taille fine et son bonnet blanc. Trois fois de la sorte, elle diminua ; puis, il la chercha, elle avait dû tourner, devant l’église. Deux heures sonnèrent, le ciel restait gris, sourd et glacé ; et des pelletées de cendre fine paraissaient y avoir enseveli le soleil pour de longs mois, jusqu’au printemps. Dans cette tristesse, une tache plus claire pâlissait les nuages, vers Orléans, comme si, de ce côté, le soleil eût resplendi quelque part, à des lieues. C’était sur cette échancrure blême que se détachait le clocher de Rognes, tandis que le village dévalait, caché dans le pli invisible du vallon de l’Aigre. Mais, vers Chartres, au nord, la ligne plate de l’horizon gardait sa netteté de trait d’encre coupant un lavis, entre l’uniformité terreuse du vaste ciel et le déroulement sans bornes de la Beauce. Depuis le déjeuner, le nombre de semeurs semblait y avoir grandi. Maintenant, chaque parcelle de la petite culture avait le sien, ils se multipliaient, pullulaient comme de noires fourmis laborieuses, mises en l’air par quelque gros travail, s’acharnant sur une besogne démesurée, géante à côté de leur petitesse ; et l’on distinguait pourtant, même chez les plus lointains, le geste obstiné, toujours le même, cet entêtement d’insectes en lutte avec l’immensité du sol, victorieux à la fin de l’étendue et de la vie. Jusqu’à la nuit tombée, Jean sema. Après le champ du Poteau, ce fut celui des Rigoles et celui des Quatre-Chemins. Il allait, il venait, à longs pas rythmés dans les labours ; et le blé de son semoir s’épuisait, la semence derrière lui fécondait la terre.
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