POSSESSION ET CONTRÔLE DE L'AGRESSIVITÉ
De même que l'alcoolisme semble être l'alternative du
suicide chez le Canadien français, ainsi la possession représente
un équivalent des tendances suicidaires chez l'Haïtien. Dans
les deux cas il existe un fond dépressif latent avec recherche
d'évasion dans une conduite déviante. Ici nous limiterons notre
thèse à la considération des relations intimes entre le suicide,
les états dépressifs et la possession chez l'Haïtien.
a) Relations avec le suicide
Tout dans la nature paraît animé d'un obscur « élan vital ».
Chaque entité vivante déploie le maximum d'énergie pour assurer
l'intégrité et la permanence de son être. Seul l'homme, comme
indifférent à cet appel impérieux de la vie, marque parfois une
sorte d'aspiration au néant. Toutefois le suicide, négation même
des instincts fondamentaux de tout ce qui respire, a toujours
revêtu aux yeux du commun des hommes l'aspect d'un mystère: cette fureur contre soi-même, cette volonté consciente
de se retrancher du monde, ce mélange complexe de déterminisme
et de liberté, ce saut aveugle dans un au-delà de ténèbres n'ont
pas fini d'étonner la raison.
Néanmoins le suicide, aussi ancien que l'humanité, est considéré dans toute société et au même titre que le crime comme un
phénomène normal. Quand il s'en produit un cas, les organes
de presse en font la relation comme d'un banal fait divers. Des
services publics spécialisés en dressent la statistique. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, le suicide est un fait social
extrêmement rare en Haïti. L'office haïtien de statistiques
6 a
révélé que le nombre annuel des suicides varie entre deux et
trois mais qu'il est impossible d'en établir le taux exact en raison
de la trop grande sporadicité de ce phénomène dans le pays.
Sans doute une population où le suicide est presque ignoré
cache-t-elle une énigme.
On sait que des étrangers ont coutume en débarquant en
Haïti de se renseigner aussitôt sur le taux annuel de suicide
dans ce pays. Ils avouent alors leur étonnement d'apprendre que
cet indice des morts volontaires est l'un des plus bas au monde
en considération de l'incroyable densité de la population. Ils
s'expliquent mal que des êtres humains soumis à une telle
intensité de stress vital et à la frustration continuelle
Parmi les causes de la carence de morts volontaires en
Haïti, on pourrait retenir en premier lieu les conditions climatiques particulières où se déroule la vie du peuple haïtien.
Certains sociologues ont cru découvrir quelque corrélation entre
le taux de suicide et le climat d'un pays. La baisse de la pression
barométrique engendrerait un pessimisme favorable au suicide,
alors que les périodes de hausse créeraient un optimisme susceptible de faire prendre goût à la vie. Il n'est pas encore prouvé
que le degré de saturation de l'atmosphère dans les pays chauds
détermine une baisse ou une augmentation du taux de suicide.
Néanmoins, si l'on se place au point de vue purement sociologique, on peut remarquer qu'un régime tropical provoque un
ralentissement dans le train de l'existence normale: cette atmosphère lourde endort les puissances actives de l'être, enveloppe la conscience de torpeur et incline vers une recherche
continuelle du repos.
Il s'ensuit que cette passivité générale entraînerait une
diminution des contacts sociaux. D'où moins d'occasions de
conflits avec autrui et, partant, moins de motifs de désirer la
mort. Le suicide exige, au contraire, une certaine intensité de
l'existence et une certaine tension vitale. L'absence de suicides
en Haïti dépendrait donc d'abord de l'action dormitive du climat
sur le mode de vie des Haïtiens.
À cette influence atmosphérique probable paraît liée celle
de la structure géographique du pays. On sait que le suicide est
fréquent surtout dans les plaines, dans le voisinage des grands
fleuves et sur les côtes. Il se révèle par contre assez rare dans
les montagnes: la difficulté des voies de pénétration, le rythme
lent de la circulation, la monotonie et l'uniformité de l'existence
expliqueraient cette carence. Or, les trois quarts de la superficie
Il n'est pas étonnant dès lors que l'Haïtien soit porté à
attribuer à tout suicide une cause surnaturelle. Lorsqu'un homme
se pend par exemple, on creuse une fosse sous les pieds du
pendu. La corde elle-même ne doit être touchée par personne:
certaines vibrations en émanent qui constituent un guignon et
une menace de contagion. Puis on cherche parmi les ennemis
du mort celui qui l'avait menacé d'un sort magique ou mieux
encore parmi les loâs de l'Olympe vaudou celui que le suicidé
avait négligé de servir. Tout suicide ne saurait être qu'une mort
par suggestion, une punition d'une puissance occulte, le signe
d'une transgression des traditions séculaires et sacrées.
Chaque société, dit-on, a son taux de suicide, qui reste
constant pendant de nombreuses années et qui renseigne sur
la température morale du milieu. Si nous observons ces pays
où le taux de suicide est particulièrement élevé, nous remarquerons que la fréquence de ce phénomène répond toujours à un
certain degré de civilisation. Il n'y a que les sociétés adultes à
fournir un nombre considérable de morts volontaires. Là, le
rythme de la vie est plus accéléré, l'équilibre économique et
social plus instable, l'existence plus « engagée ». L'homme y
trouve plus d'occasions de conflits, de heurts avec ses semblables,
la conscience. On peut la vivre, au contraire, dans la tranquillité,
dans l'insouciance, dans l'indifférence à l'égard de sa véritable
valeur. La première manière, qui caractérise parfois ce qu'on
appelle la « civilisation », conduit fort souvent au désir du
néant. La seconde définit, à notre sens, la sagesse haïtienne. Sa
portée métaphysique est sans doute modeste. Mais elle est une
sûre garantie contre cette impression d'absurdité, cette tendance
à la « nausée » que suggère souvent l'existence.
b) Relations avec les états dépressifs et la criminalité
Nous venons de voir que la quasi-absence de suicides en
Haïti relève autant de facteurs socio-économiques, tels que
l'intégration de la structure familiale, la forme de vie communautaire, que d'éléments plus proprement psychologiques, tels
que l'accoutumance à la misère, une philosophie fataliste de
l'existence si bien illustrée par les proverbes haïtiens et le
recours continuel aux loâs du Vaudou comme source de stimulation et de réconfort. Cette rareté des cas de suicide dans le
pays est d'ailleurs à rapprocher du taux de criminalité dont
l'indice compte parmi les plus bas au monde, selon une récente
déclaration publique du Ministre du Tourisme haïtien à la
presse canadienne (la Presse, 1968b). Cette constatation peut
être confirmée en outre par les rapports statistiques de la police,
des tribunaux, des hôpitaux et de l'office national des statistiques (voir par exemple Institut haïtien de statistiques, 1951-
1968, et Quartier général des forces armées d'Haïti, 1965).
Or, la question qui se pose est bien celle-ci: si le paysan
haïtien ne manifeste aucune inclination ni au suicide ni au crime,
quel usage fait-il donc de son agressivité ? Pourquoi les sujets
de notre expérimentation désirent-ils tellement mourir, et pourquoi n'essaient-ils jamais consciemment de s'enlever la vie ?
C'est ici que la crise de loâ paraît bien être la seule réponse à
cette question ou la seule alternative à cette neutralisation des
tendances destructrices.
On connaît mal en effet la façon dont un paysan haïtien
exprime un état dépressif. On sait seulement que la mort d'un
être cher et la séparation forcée d'un enfant d'avec, la famille
provoquent de sa part des réactions paradoxales. On se réjouit
dans les campagnes haïtiennes de voir un fils ou une fille partir
en domesticité à la ville souvent pour la vie entière, et sans
espoir de retour. La mère ou le père qui supportent déjà un
lourd fardeau familial sont heureux de s'en débarrasser et en
font littéralement cadeau à l'étranger qu'ils rencontrent pour
la première fois.
De même lorsqu'un membre de la famille meurt, parents,
voisins et amis se relaient à son chevet pour tenir le cri. Ce
phénomène dit du Quimbé tel qui rappelle la tradition des
pleureuses de l'Antiquité exprime, selon toute apparence, non
pas une douleur profonde et subjective, mais une forme institutionnalisée de solidarité devant la mort. La veillée funèbre
qui s'ensuit est une véritable bamboche paysanne où l'on raconte
au milieu des beuveries, des jeux de hasard et des galanteries
amoureuses, les exploits juvéniles du défunt, ses aventures
extra-maritales, ses hauts faits à la gaguère, ses talents comme
danseur de congo, de yanvalou, ou de la meringue.
Quant à la parade funéraire vers le cimetière, elle s'accompagne de courses, de chants, de danses et d'un rituel compliqué, qui donnent au défilé plutôt l'aspect d'une réjouissance du
village et qui situent l'expérience du deuil à la frontière imprécise
de la douleur et de la joie. D'ailleurs, pourquoi s'attrister puisque
tous savent que le défunt n'est pas vraiment mort, qu'il continue
à se nourrir dans l'au-delà, à visiter les siens à l'occasion de
visions et de songes, qu'il hante toutes les cérémonies familiales
et qu'il se réincarne souvent dans la personnalité d'un loâ
protecteur.
Il semble au contraire que tout le cycle de la dépression
se retrouve dans une crise de loâ. Il n'y a qu'à assister à une
scène vaudouesque pour s'en convaincre. À ce sujet, nous avons
toujours été frappé par ce moment du rituel dans le Sud où la
maîtresse de cérémonie, les larmes aux yeux, entonne avant sa
transe ce cantique aux accents pathétiques: «Moin connain
gnou jou pou moin mourri (bis), mais avant' m mourri, [à' m
fouillé trou' m mette là, sévérine, moin tounnin poisson lan
dleau » (je sais qu'un jour, je dois mourir (bis), mais avant
de mourir, je dois creuser mon trou, sévérine, je deviens un
poisson dans l'eau ).
D'autre part, toute la séquence de la crise comporte une
tonalité nettement dépressive. C'est que la possédée, en dépit
de son apparente érotomanie, n'est pas une excitée sexuelle au
sens d'une hystérique; c'est plutôt une affamée d'amour au sens
d'une déprimée. Ce qu'elle cherche au fond, c'est à travers le
sexe un contact profondément humain. Nous l'avons montré:
son oralité, son sens aigu de la culpabilité, son masochisme, sa
quête d'attention, son besoin de reconnaissance à travers ses
chants, ses danses, son désir de dialogue, sa personnalité abandonnienne de base, sa psychologie de préférée des loâs, sa fixation maternelle, sa transition rapide des phases de prostration et
de mélancolie à des périodes d'exubérance et de toute-puissance
où elle s'identifie au véhicule des dieux, font inévitablement
penser au cycle maniaco-dépressif d'une personnalité en désé-
quilibre à la recherche d'un point de stabilité.
Lorsqu'on se rappelle que durant les cérémonies vaudouesques les sacrifices d'animaux consacrés font couler un flot
de sang dont l'assistance se sert pour se désaltérer, se croixsigner, se frictionner ou pour ses libations; lorsqu'on se repré-
sente aussi qu'en ces mêmes occasions le meurtre de soi-même
ou de ses ennemis est mimé sous la forme d'un psychodrame
au réalisme poignant, et qu'on évoque enfin le déroulement d'une
crise de possession comme la figuration d'une mort symbolique,
on comprend que le Vaudou exprime le désespoir de l'Haïtien
qui y trouve un exutoire pour son agressivité refoulée et sa
dépression potentielle. Dès lors il est aussi permis de croire
que ce système magico-religieux masque une forme de déviance
psycho-culturelle, compense la rareté de suicide et d'homicide en
Haïti, ou joue indirectement un rôle réducteur de la délinquance
et de la criminalité dans ce pays.
Beaucoup de phénomènes parapsychologiques. sousjacents à la crise de possession méritent d'autres investigations
expérimentales. Ainsi:
1 ) La télémétrie des rythmes du tambour et leur synchronisation avec les ondes cérébrales, en particulier les ondes alpha
pour rendre compte des phénomènes électriques apparemment
actifs dans l'occurrence de la crise.
2 ) La mise au point d'un test de la possession pour évaluer
le degré relatif de dissolution de la conscience durant la transe,
et apprécier à quel point la possédée joue un personnage
mythique ou son propre drame intérieur.
3) L'étude plus poussée de la transe au cours du sommeil
afin d'identifier avec plus de précision le stimulus interne ou
externe de cette forme mystérieuse de la possession vaudouesque.
4) La provocation, grâce au contrôle de variables expérimentales, d'une crise de possession avec stimulation sensorielle
variée capable de reproduire au laboratoire toutes les conditions
nécessaires au déclenchement spontané de la transe.
5 ) L'enregistrement en vue d'une analyse par le laboratoire
de linguistique comparée d'un échantillon représentatif des « dialectes des dieux » afin de faire le point sur les phénomènes de
glossomanie dans la possession.
6) L'étude de possédées lettrées, s'il en existe d'authentiques, par le moyen de tests comme le dessin à main libre et
au miroir pour approfondir des problèmes laissés inexplorés par
nous, comme l'image du corps et l'écriture automatique. Pour
ce dernier cas, nous ne disposons que d'une seule observation
sur une période de deux ans (non rapportée ici).
7) Une recherche bien conduite sur la crise de loâ chez
les enfants. Certains cas nous ont été relatés par des amis, mais
il nous a été impossible de vérifier leur authenticité en dépit
de nos enquêtes pour arriver à être mis en contact avec l'un
de ces enfants exceptionnels.
8) La détermination à l'aide d'un dispositif expérimental
plus approprié du mécanisme de la transmission de la transe
des parents aux enfants. L'épreuve cruciale devrait consister
à vérifier le sort de ces enfants de criseurs précocement séparés
de leurs parents ( comme le fait se produit constamment en Haïti
où les paysans aiment confier dès le plus bas âge leurs enfants
.