POSSESSION ET CONTRÔLE DE L'AGRESSIVITÉ

2230 Words
POSSESSION ET CONTRÔLE DE L'AGRESSIVITÉ De même que l'alcoolisme semble être l'alternative du suicide chez le Canadien français, ainsi la possession représente un équivalent des tendances suicidaires chez l'Haïtien. Dans les deux cas il existe un fond dépressif latent avec recherche d'évasion dans une conduite déviante. Ici nous limiterons notre thèse à la considération des relations intimes entre le suicide, les états dépressifs et la possession chez l'Haïtien. a) Relations avec le suicide Tout dans la nature paraît animé d'un obscur « élan vital ». Chaque entité vivante déploie le maximum d'énergie pour assurer l'intégrité et la permanence de son être. Seul l'homme, comme indifférent à cet appel impérieux de la vie, marque parfois une sorte d'aspiration au néant. Toutefois le suicide, négation même des instincts fondamentaux de tout ce qui respire, a toujours revêtu aux yeux du commun des hommes l'aspect d'un mys￾tère: cette fureur contre soi-même, cette volonté consciente de se retrancher du monde, ce mélange complexe de déterminisme et de liberté, ce saut aveugle dans un au-delà de ténèbres n'ont pas fini d'étonner la raison. Néanmoins le suicide, aussi ancien que l'humanité, est consi￾déré dans toute société et au même titre que le crime comme un phénomène normal. Quand il s'en produit un cas, les organes de presse en font la relation comme d'un banal fait divers. Des services publics spécialisés en dressent la statistique. Contraire￾ment à ce qu'on pourrait croire, le suicide est un fait social extrêmement rare en Haïti. L'office haïtien de statistiques 6 a révélé que le nombre annuel des suicides varie entre deux et trois mais qu'il est impossible d'en établir le taux exact en raison de la trop grande sporadicité de ce phénomène dans le pays. Sans doute une population où le suicide est presque ignoré cache-t-elle une énigme. On sait que des étrangers ont coutume en débarquant en Haïti de se renseigner aussitôt sur le taux annuel de suicide dans ce pays. Ils avouent alors leur étonnement d'apprendre que cet indice des morts volontaires est l'un des plus bas au monde en considération de l'incroyable densité de la population. Ils s'expliquent mal que des êtres humains soumis à une telle intensité de stress vital et à la frustration continuelle Parmi les causes de la carence de morts volontaires en Haïti, on pourrait retenir en premier lieu les conditions clima￾tiques particulières où se déroule la vie du peuple haïtien. Certains sociologues ont cru découvrir quelque corrélation entre le taux de suicide et le climat d'un pays. La baisse de la pression barométrique engendrerait un pessimisme favorable au suicide, alors que les périodes de hausse créeraient un optimisme suscep￾tible de faire prendre goût à la vie. Il n'est pas encore prouvé que le degré de saturation de l'atmosphère dans les pays chauds détermine une baisse ou une augmentation du taux de suicide. Néanmoins, si l'on se place au point de vue purement sociolo￾gique, on peut remarquer qu'un régime tropical provoque un ralentissement dans le train de l'existence normale: cette at￾mosphère lourde endort les puissances actives de l'être, enve￾loppe la conscience de torpeur et incline vers une recherche continuelle du repos. Il s'ensuit que cette passivité générale entraînerait une diminution des contacts sociaux. D'où moins d'occasions de conflits avec autrui et, partant, moins de motifs de désirer la mort. Le suicide exige, au contraire, une certaine intensité de l'existence et une certaine tension vitale. L'absence de suicides en Haïti dépendrait donc d'abord de l'action dormitive du climat sur le mode de vie des Haïtiens. À cette influence atmosphérique probable paraît liée celle de la structure géographique du pays. On sait que le suicide est fréquent surtout dans les plaines, dans le voisinage des grands fleuves et sur les côtes. Il se révèle par contre assez rare dans les montagnes: la difficulté des voies de pénétration, le rythme lent de la circulation, la monotonie et l'uniformité de l'existence expliqueraient cette carence. Or, les trois quarts de la superficie Il n'est pas étonnant dès lors que l'Haïtien soit porté à attribuer à tout suicide une cause surnaturelle. Lorsqu'un homme se pend par exemple, on creuse une fosse sous les pieds du pendu. La corde elle-même ne doit être touchée par personne: certaines vibrations en émanent qui constituent un guignon et une menace de contagion. Puis on cherche parmi les ennemis du mort celui qui l'avait menacé d'un sort magique ou mieux encore parmi les loâs de l'Olympe vaudou celui que le suicidé avait négligé de servir. Tout suicide ne saurait être qu'une mort par suggestion, une punition d'une puissance occulte, le signe d'une transgression des traditions séculaires et sacrées. Chaque société, dit-on, a son taux de suicide, qui reste constant pendant de nombreuses années et qui renseigne sur la température morale du milieu. Si nous observons ces pays où le taux de suicide est particulièrement élevé, nous remarque￾rons que la fréquence de ce phénomène répond toujours à un certain degré de civilisation. Il n'y a que les sociétés adultes à fournir un nombre considérable de morts volontaires. Là, le rythme de la vie est plus accéléré, l'équilibre économique et social plus instable, l'existence plus « engagée ». L'homme y trouve plus d'occasions de conflits, de heurts avec ses semblables, la conscience. On peut la vivre, au contraire, dans la tranquillité, dans l'insouciance, dans l'indifférence à l'égard de sa véritable valeur. La première manière, qui caractérise parfois ce qu'on appelle la « civilisation », conduit fort souvent au désir du néant. La seconde définit, à notre sens, la sagesse haïtienne. Sa portée métaphysique est sans doute modeste. Mais elle est une sûre garantie contre cette impression d'absurdité, cette tendance à la « nausée » que suggère souvent l'existence. b) Relations avec les états dépressifs et la criminalité Nous venons de voir que la quasi-absence de suicides en Haïti relève autant de facteurs socio-économiques, tels que l'intégration de la structure familiale, la forme de vie commu￾nautaire, que d'éléments plus proprement psychologiques, tels que l'accoutumance à la misère, une philosophie fataliste de l'existence si bien illustrée par les proverbes haïtiens et le recours continuel aux loâs du Vaudou comme source de stimu￾lation et de réconfort. Cette rareté des cas de suicide dans le pays est d'ailleurs à rapprocher du taux de criminalité dont l'indice compte parmi les plus bas au monde, selon une récente déclaration publique du Ministre du Tourisme haïtien à la presse canadienne (la Presse, 1968b). Cette constatation peut être confirmée en outre par les rapports statistiques de la police, des tribunaux, des hôpitaux et de l'office national des statis￾tiques (voir par exemple Institut haïtien de statistiques, 1951- 1968, et Quartier général des forces armées d'Haïti, 1965). Or, la question qui se pose est bien celle-ci: si le paysan haïtien ne manifeste aucune inclination ni au suicide ni au crime, quel usage fait-il donc de son agressivité ? Pourquoi les sujets de notre expérimentation désirent-ils tellement mourir, et pour￾quoi n'essaient-ils jamais consciemment de s'enlever la vie ? C'est ici que la crise de loâ paraît bien être la seule réponse à cette question ou la seule alternative à cette neutralisation des tendances destructrices. On connaît mal en effet la façon dont un paysan haïtien exprime un état dépressif. On sait seulement que la mort d'un être cher et la séparation forcée d'un enfant d'avec, la famille provoquent de sa part des réactions paradoxales. On se réjouit dans les campagnes haïtiennes de voir un fils ou une fille partir en domesticité à la ville souvent pour la vie entière, et sans espoir de retour. La mère ou le père qui supportent déjà un lourd fardeau familial sont heureux de s'en débarrasser et en font littéralement cadeau à l'étranger qu'ils rencontrent pour la première fois. De même lorsqu'un membre de la famille meurt, parents, voisins et amis se relaient à son chevet pour tenir le cri. Ce phénomène dit du Quimbé tel qui rappelle la tradition des pleureuses de l'Antiquité exprime, selon toute apparence, non pas une douleur profonde et subjective, mais une forme insti￾tutionnalisée de solidarité devant la mort. La veillée funèbre qui s'ensuit est une véritable bamboche paysanne où l'on raconte au milieu des beuveries, des jeux de hasard et des galanteries amoureuses, les exploits juvéniles du défunt, ses aventures extra-maritales, ses hauts faits à la gaguère, ses talents comme danseur de congo, de yanvalou, ou de la meringue. Quant à la parade funéraire vers le cimetière, elle s'accom￾pagne de courses, de chants, de danses et d'un rituel compli￾qué, qui donnent au défilé plutôt l'aspect d'une réjouissance du village et qui situent l'expérience du deuil à la frontière imprécise de la douleur et de la joie. D'ailleurs, pourquoi s'attrister puisque tous savent que le défunt n'est pas vraiment mort, qu'il continue à se nourrir dans l'au-delà, à visiter les siens à l'occasion de visions et de songes, qu'il hante toutes les cérémonies familiales et qu'il se réincarne souvent dans la personnalité d'un loâ protecteur. Il semble au contraire que tout le cycle de la dépression se retrouve dans une crise de loâ. Il n'y a qu'à assister à une scène vaudouesque pour s'en convaincre. À ce sujet, nous avons toujours été frappé par ce moment du rituel dans le Sud où la maîtresse de cérémonie, les larmes aux yeux, entonne avant sa transe ce cantique aux accents pathétiques: «Moin connain gnou jou pou moin mourri (bis), mais avant' m mourri, [à' m fouillé trou' m mette là, sévérine, moin tounnin poisson lan dleau » (je sais qu'un jour, je dois mourir (bis), mais avant de mourir, je dois creuser mon trou, sévérine, je deviens un poisson dans l'eau ). D'autre part, toute la séquence de la crise comporte une tonalité nettement dépressive. C'est que la possédée, en dépit de son apparente érotomanie, n'est pas une excitée sexuelle au sens d'une hystérique; c'est plutôt une affamée d'amour au sens d'une déprimée. Ce qu'elle cherche au fond, c'est à travers le sexe un contact profondément humain. Nous l'avons montré: son oralité, son sens aigu de la culpabilité, son masochisme, sa quête d'attention, son besoin de reconnaissance à travers ses chants, ses danses, son désir de dialogue, sa personnalité aban￾donnienne de base, sa psychologie de préférée des loâs, sa fixa￾tion maternelle, sa transition rapide des phases de prostration et de mélancolie à des périodes d'exubérance et de toute-puissance où elle s'identifie au véhicule des dieux, font inévitablement penser au cycle maniaco-dépressif d'une personnalité en désé- quilibre à la recherche d'un point de stabilité. Lorsqu'on se rappelle que durant les cérémonies vaudou￾esques les sacrifices d'animaux consacrés font couler un flot de sang dont l'assistance se sert pour se désaltérer, se croix￾signer, se frictionner ou pour ses libations; lorsqu'on se repré- sente aussi qu'en ces mêmes occasions le meurtre de soi-même ou de ses ennemis est mimé sous la forme d'un psychodrame au réalisme poignant, et qu'on évoque enfin le déroulement d'une crise de possession comme la figuration d'une mort symbolique, on comprend que le Vaudou exprime le désespoir de l'Haïtien qui y trouve un exutoire pour son agressivité refoulée et sa dépression potentielle. Dès lors il est aussi permis de croire que ce système magico-religieux masque une forme de déviance psycho-culturelle, compense la rareté de suicide et d'homicide en Haïti, ou joue indirectement un rôle réducteur de la délinquance et de la criminalité dans ce pays. Beaucoup de phénomènes parapsychologiques. sous￾jacents à la crise de possession méritent d'autres investigations expérimentales. Ainsi: 1 ) La télémétrie des rythmes du tambour et leur synchroni￾sation avec les ondes cérébrales, en particulier les ondes alpha pour rendre compte des phénomènes électriques apparemment actifs dans l'occurrence de la crise. 2 ) La mise au point d'un test de la possession pour évaluer le degré relatif de dissolution de la conscience durant la transe, et apprécier à quel point la possédée joue un personnage mythique ou son propre drame intérieur. 3) L'étude plus poussée de la transe au cours du sommeil afin d'identifier avec plus de précision le stimulus interne ou externe de cette forme mystérieuse de la possession vaudouesque. 4) La provocation, grâce au contrôle de variables expéri￾mentales, d'une crise de possession avec stimulation sensorielle variée capable de reproduire au laboratoire toutes les conditions nécessaires au déclenchement spontané de la transe. 5 ) L'enregistrement en vue d'une analyse par le laboratoire de linguistique comparée d'un échantillon représentatif des « dia￾lectes des dieux » afin de faire le point sur les phénomènes de glossomanie dans la possession. 6) L'étude de possédées lettrées, s'il en existe d'authen￾tiques, par le moyen de tests comme le dessin à main libre et au miroir pour approfondir des problèmes laissés inexplorés par nous, comme l'image du corps et l'écriture automatique. Pour ce dernier cas, nous ne disposons que d'une seule observation sur une période de deux ans (non rapportée ici). 7) Une recherche bien conduite sur la crise de loâ chez les enfants. Certains cas nous ont été relatés par des amis, mais il nous a été impossible de vérifier leur authenticité en dépit de nos enquêtes pour arriver à être mis en contact avec l'un de ces enfants exceptionnels. 8) La détermination à l'aide d'un dispositif expérimental plus approprié du mécanisme de la transmission de la transe des parents aux enfants. L'épreuve cruciale devrait consister à vérifier le sort de ces enfants de criseurs précocement séparés de leurs parents ( comme le fait se produit constamment en Haïti où les paysans aiment confier dès le plus bas âge leurs enfants .
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