loa

2036 Words
Tout compte fait, la crise de loâ doit être interprétée à partir de la notion de désespoir. Les possédées ne trouvent une certaine jouissance que dans la crise. Celle-ci représente bien une fuite d'une réalité déplaisante. Elle est à la fois une mort symbolique et une naissance à une nouvelle vie. La possédée se perd pour se retrouver ou plutôt le loâ tue son cheval pour le ressusciter. « On dort, puis on se réveille », telle est l'expression capitale que les possédées utilisent elles-mêmes pour caractériser leur transe et qui représente selon nous cette « réalité simple, infini￾ment simple et si extraordinairement simple » à laquelle il faut réduire l'apparente complexité de la crise. La possédée, à l'instar de son père ivrogne qui trouve dans la boisson son meilleur alibi, cherchera elle aussi un refuge confortable dans une expérience « aliénante ». Elle sera fascinée par le monde irréel de la possession où, comme dans l'enfance et dans le rêve, un désir n'a qu'à être exprimé pour être aussitôt satisfait. Elle pourra dire ce qu'elle voudra, agir comme elle l'entend. La possédée n'est pas plus responsable de sa crise qu'un alcoolique de ses délires, un rêveur de ses songes ou un enfant de ses jeux imaginaires. La crise passée, la possédée revient à l'organisation de sa personnalité antérieure tout en gardant les bénéfices que sa crise lui aura rapportés, et la possibilité d'avoir recours encore à la transe dès que la nécessité interne s'en fera sentir. Désagrégation, régression et reconstruc￾tion, tels sont, comme chez le schizophrène, les trois moments majeurs de son cycle existentiel (Burstin, 1963). L'essence de cette transe, nous l'avons vu, consiste en la formulation d'une demande. La sagesse populaire dit bien: « ouap prend pose loâ'ou pou di çà ou vlé » (vous vous cachez derrière un esprit pour mieux exprimer ce que vous voulez dire). Or, que réclame la possédée, si ce n'est qu'on la protège, qu'on lui donne à boire et à manger, qu'on l'habille, qu'on lui permette de revoir ses parents, qu'on lui fasse des cadeaux, qu'on l'écoute, qu'on cesse de la maltraiter, qu'on la reçoive avec des offrandes, bref qu'on lui donne enfin des preuves d'amour. Et que recherche la possédée dans sa crise ? Des poignées de main, des accolades, un appui pour sa tête, des invitations à la danse, des échos à ses chansons, une occasion de bénir avec sa sueur ou son crachat, une communion à la même coupe, donc la chaleur d'un contact humain. Songeons aussi qu'elle est si faible et si malade qu'elle s'affaisse, ne peut plus prendre soin d'elle-même, s'abandonne entre les mains des autres, se fait rampante comme une cou￾leuvre, impuissante comme l'infirme sans ses béquilles, dépen￾dante comme la quêteuse, braillarde comme une damnée. Elle s'accuse, se menace, se fait du mal, prend des risques sur sa vie, souhaite se fondre avec les éléments de la nature. Même consciemment, elle avoue en dehors de la crise qu'elle n'attend rien de la vie et n'espère que sa mort prochaine. De fait que de fois ne s'est-elle anéantie par ses transes pour éviter le suicide réel ? Que de fois n'a-t-elle été ainsi jusqu'au-delà de la vie, mais en deçà de la mort ? Nous retien￾drons de la crise de loâ ce sens d'une conduite de sauvetage qui permet de continuer à vivre, à condition qu'on puisse arrêter l'existence et en sortir de temps à autre en raison d'un danger d'asphyxie. La crise figure la solution d'un conflit, un dispositif de réduction de tension et d'angoisse. Faire disparaître la crise, ce serait laisser l'individu sans défense, bloquer la voie habi￾tuelle de canalisation des impulsions, mettre l'inconscient à nu, et ouvrir bien grandes les avenues de la folie. L'équilibre final des possédées elles-mêmes exige qu'on res￾pecte ce jeu de rôle ou cette régression institutionnalisée au service de l'adaptation. Car si la crise de loâ s'est révélée une réaction infantile de la personnalité, une rage impuissante d'enfant fâché quoique infiniment plus élaborée qu'une simple crise de nerfs, elle se présente bien plus comme le mécanisme homéostatique d'une société qui n'est pas encore parvenue à l'âge de la psychanalyse MANGER-LOÂ: Cérémonie vaudouesque où l'on donne principalement à manger aux esprits. Une cérémonie pour les loâs peut être un manget￾les-anges, un manger-les-morts, un manger-marassa. Si la cérémonie est une simple libation, on l'appelle jetter dleau (verser de l'eau). MARASSA: Synonyme de jumeaux. On ne dit pas loâs-jumeaux, mais loâs-marassas dans le langage de l'arrière-pays. MYSTÈRE: Synonyme de loâ. NÉGRIER: Nom commun aux bateaux qui faisaient le trafic des esclaves, ou la « traite des Noirs » entre l'Afrique et l'Amérique. OGAN: Pièce métallique que l'on fait résonner avec une tige de métal. C'est parfois une cloche. OUANGA: Renvoie à un liquide magique répandu au sol, à un sac ficelé, à une odeur suspecte et persistante, à une poudre contenue dans une lettre, à une bouteille au contenu indéterminé, etc., et dont l'effet est de provoquer la maladie, la malchance ou la mort. PÉ: Autel en maçonnerie dans un sanctuaire vaudou. On dit encore pégi. PÈRE-SAVANE: Personnage très populaire dans les campagnes haïtiennes. On le rencontre aux cérémonies vaudouesques et aux rites funéraires. Il est parfois le seul alphabétisé dans la foule. Il récite des prières en français et en latin à la manière du prêtre dont il imite la conduite et qu'il représente officieusement. PÉRISTYLE: S'appelle encore tonnelle. C'est une pièce qui prolonge le sanctuaire et qui est surtout réservée aux cérémonies et danses publiques. PESER (une personne) : Se dit d'un cauchemar provoqué par un loâ ou par un toup-garou. S'accompagne en général d'une sensation de pesanteur corporelle. PEYOTTE: Sorte de cactus. PIERRE-TONNERRE: Pierre triangulaire, généralement de couleur grise et marquée d'un trait blanchâtre. On la laisse tremper dans un bain aromatique, dans l'huile ou dans l'eau bénite. La pierre-tonnerre repré- sente un dieu, un génie ou un loâ. PITITTE-FEUILLE: Littéralement signifie non pas petite feuille comme le pense Métraux, mais « enfant des feuilles ». En fait c'est un enfant de chœur. Il est souvent le fils, le filleul, ou le protégé du houngan, PLACAGE: Sorte de concubinage sanctionné par la tradition paysanne. C'est une union morale de deux époux en dehors de l'Eglise avec l'assen￾timent des parents et de la communauté. Le placage est souvent une étape intermédiaire vers le mariage catholique regardé comme une ascension dans l'échelle socio-économique. Bien des gens placés ayant de nombreux enfants se disent paradoxalement trop pauvres pour se marier. L'institution du placage a été corrompue dans les villes où elle est devenue l'équivalent du concubinage occidental. POINT-CHAUD: Sorte d'engagement contracté envers un génie malfaisant, en général un loâ bacca. On lui promet le sacrifice d'un être cher qui peut être ses parents (coq et poule), sa femme enceinte (bouteille pleine d'eau), etc., en retour de services extraordinaires (guérison ou fortune matérielle). Cet engagement est volontaire ou involontaire. POTEAU-MITAN: Colonne centrale et sacrée du péristyle. Les esprits y montent et descendent durant les cérémonies. POT-TÊTE: Littéralement pot de la tête. C'est le réservoir qui renferme l'âme de l'initié. On y trouve des cheveux, des poils des aisselles pubis, des rognures d'ongles, Sans doute beaucoup de professionnels engagés dans la pratique en Haïti comme en d'autres milieux sous-développés, où la culture valorise la possession et ces types de personnalité caractéristiques de la criseuse des loâs, seraient intéressés à prolonger nos considérations épistémologiques sur le plan de l'action. Prêtres et pasteurs, médecins et éducateurs peuvent bien se demander à la lecture de notre travail expérimental si nous n'avons pas démontré que la possédée est anormale sans prouver pour autant que la crise de possession est pathologique. Car « ce qui est morbide pour les individus peut être normal pour la société», dit Durkheim (I960, p. 418). Aussi nous ne nous faisons pas d'illusion: entre présenter l'évidence d'un comportement pathologique de la part de nos criseuses et espérer que l'entourage de celles-ci modifie ses croyances et ses attitudes à l'égard de la crise de loâ, il y a là une différence énorme. Les valeurs de la possession sont trop bien installées dans la mentalité paysanne pour en être délogées par le simple recours à la dialectique. Le prestige social que confère le fait d'être en communication avec l'invisible et les dieux vaut bien pour une possédée toute la part de puérilité dont s'accompagne la transe. En conclusion de tout ce qui précède, nous formulons les recommandations suivantes : a) II y a nécessité de décaper la crise de possession de son aspect ésotérique pour l'intégrer à la psychiatrie haïtienne à titre de technique psychothérapique basée sur le psycho￾drame vaudouesque. De même que l'électrochoc provoque chez le grand déprimé une crise épileptiforme expérimentale, de même la mise en place du « jeu de la transe » pourrait aider à commu￾niquer au niveau de l'analphabétisme un matériel précieux qui risque de demeurer autrement incommunicable. b) Beaucoup de phénomènes parapsychologiques. sous￾jacents à la crise de possession méritent d'autres investigations expérimentales. Ainsi: 1 ) La télémétrie des rythmes du tambour et leur synchroni￾sation avec les ondes cérébrales, en particulier les ondes alpha pour rendre compte des phénomènes électriques apparemment actifs dans l'occurrence de la crise. 2 ) La mise au point d'un test de la possession pour évaluer le degré relatif de dissolution de la conscience durant la transe, et apprécier à quel point la possédée joue un personnage mythique ou son propre drame intérieur. 3) L'étude plus poussée de la transe au cours du sommeil afin d'identifier avec plus de précision le stimulus interne ou externe de cette forme mystérieuse de la possession vaudouesque. 4) La provocation, grâce au contrôle de variables expéri￾mentales, d'une crise de possession avec stimulation sensorielle variée capable de reproduire au laboratoire toutes les conditions nécessaires au déclenchement spontané de la transe. 5 ) L'enregistrement en vue d'une analyse par le laboratoire de linguistique comparée d'un échantillon représentatif des « dia￾lectes des dieux » afin de faire le point sur les phénomènes de glossomanie dans la possession. 6) L'étude de possédées lettrées, s'il en existe d'authen￾tiques, par le moyen de tests comme le dessin à main libre et au miroir pour approfondir des problèmes laissés inexplorés par nous, comme l'image du corps et l'écriture automatique. Pour ce dernier cas, nous ne disposons que d'une seule observation sur une période de deux ans (non rapportée ici). 7) Une recherche bien conduite sur la crise de loâ chez les enfants. Certains cas nous ont été relatés par des amis, mais il nous a été impossible de vérifier leur authenticité en dépit de nos enquêtes pour arriver à être mis en contact avec l'un de ces enfants exceptionnels. 8) La détermination à l'aide d'un dispositif expérimental plus approprié du mécanisme de la transmission de la transe des parents aux enfants. L'épreuve cruciale devrait consister à vérifier le sort de ces enfants de criseurs précocement séparés de leurs parents ( comme le fait se produit constamment en Haïti où les paysans aiment confier dès le plus bas âge leurs enfants aux bourgeois des villes, sans entretenir le moindre contact avec ceux-là jusqu'à l'adolescence). On saurait alors une fois pour toutes si la crise de possession est capable ou non de se produire sans apprentissage préalable. À cette longue et passionnante étude qui dépasse certaine￾ment autant les ressources d'un seul homme que l'espérance même de toute une vie nous convions les générations successives des chercheurs.Lorsqu'on se rappelle que durant les cérémonies vaudou￾esques les sacrifices d'animaux consacrés font couler un flot de sang dont l'assistance se sert pour se désaltérer, se croix￾signer, se frictionner ou pour ses libations; lorsqu'on se repré- sente aussi qu'en ces mêmes occasions le meurtre de soi-même ou de ses ennemis est mimé sous la forme d'un psychodrame au réalisme poignant, et qu'on évoque enfin le déroulement d'une crise de possession comme la figuration d'une mort symbolique, on comprend que le Vaudou exprime le désespoir de l'Haïtien qui y trouve un exutoire pour son agressivité refoulée et sa dépression potentielle. Dès lors il est aussi permis de croire que ce système magico-religieux masque une forme de déviance psycho-culturelle, compense la rareté de suicide et d'homicide en Haïti, ou joue indirectement un rôle réducteur de la délinquance et de la criminalité dans ce pay

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