Tout compte fait, la crise de loâ doit être interprétée à partir
de la notion de désespoir. Les possédées ne trouvent une certaine
jouissance que dans la crise. Celle-ci représente bien une fuite
d'une réalité déplaisante. Elle est à la fois une mort symbolique
et une naissance à une nouvelle vie. La possédée se perd pour
se retrouver ou plutôt le loâ tue son cheval pour le ressusciter.
« On dort, puis on se réveille », telle est l'expression capitale
que les possédées utilisent elles-mêmes pour caractériser leur
transe et qui représente selon nous cette « réalité simple, infiniment simple et si extraordinairement simple » à laquelle il faut
réduire l'apparente complexité de la crise.
La possédée, à l'instar de son père ivrogne qui trouve dans
la boisson son meilleur alibi, cherchera elle aussi un refuge
confortable dans une expérience « aliénante ». Elle sera fascinée
par le monde irréel de la possession où, comme dans l'enfance
et dans le rêve, un désir n'a qu'à être exprimé pour être aussitôt
satisfait. Elle pourra dire ce qu'elle voudra, agir comme elle
l'entend. La possédée n'est pas plus responsable de sa crise
qu'un alcoolique de ses délires, un rêveur de ses songes ou un
enfant de ses jeux imaginaires. La crise passée, la possédée
revient à l'organisation de sa personnalité antérieure tout en
gardant les bénéfices que sa crise lui aura rapportés, et la
possibilité d'avoir recours encore à la transe dès que la nécessité
interne s'en fera sentir. Désagrégation, régression et reconstruction, tels sont, comme chez le schizophrène, les trois moments
majeurs de son cycle existentiel (Burstin, 1963).
L'essence de cette transe, nous l'avons vu, consiste en la
formulation d'une demande. La sagesse populaire dit bien: « ouap
prend pose loâ'ou pou di çà ou vlé » (vous vous cachez derrière
un esprit pour mieux exprimer ce que vous voulez dire). Or,
que réclame la possédée, si ce n'est qu'on la protège, qu'on lui
donne à boire et à manger, qu'on l'habille, qu'on lui permette
de revoir ses parents, qu'on lui fasse des cadeaux, qu'on l'écoute,
qu'on cesse de la maltraiter, qu'on la reçoive avec des offrandes,
bref qu'on lui donne enfin des preuves d'amour. Et que recherche
la possédée dans sa crise ? Des poignées de main, des accolades,
un appui pour sa tête, des invitations à la danse, des échos à
ses chansons, une occasion de bénir avec sa sueur ou son crachat,
une communion à la même coupe, donc la chaleur d'un contact
humain.
Songeons aussi qu'elle est si faible et si malade qu'elle
s'affaisse, ne peut plus prendre soin d'elle-même, s'abandonne
entre les mains des autres, se fait rampante comme une couleuvre, impuissante comme l'infirme sans ses béquilles, dépendante comme la quêteuse, braillarde comme une damnée. Elle
s'accuse, se menace, se fait du mal, prend des risques sur sa
vie, souhaite se fondre avec les éléments de la nature. Même
consciemment, elle avoue en dehors de la crise qu'elle n'attend
rien de la vie et n'espère que sa mort prochaine.
De fait que de fois ne s'est-elle anéantie par ses transes
pour éviter le suicide réel ? Que de fois n'a-t-elle été ainsi
jusqu'au-delà de la vie, mais en deçà de la mort ? Nous retiendrons de la crise de loâ ce sens d'une conduite de sauvetage
qui permet de continuer à vivre, à condition qu'on puisse arrêter
l'existence et en sortir de temps à autre en raison d'un danger
d'asphyxie. La crise figure la solution d'un conflit, un dispositif
de réduction de tension et d'angoisse. Faire disparaître la crise,
ce serait laisser l'individu sans défense, bloquer la voie habituelle de canalisation des impulsions, mettre l'inconscient à nu,
et ouvrir bien grandes les avenues de la folie.
L'équilibre final des possédées elles-mêmes exige qu'on respecte ce jeu de rôle ou cette régression institutionnalisée au
service de l'adaptation. Car si la crise de loâ s'est révélée une
réaction infantile de la personnalité, une rage impuissante
d'enfant fâché quoique infiniment plus élaborée qu'une simple
crise de nerfs, elle se présente bien plus comme le mécanisme
homéostatique d'une société qui n'est pas encore parvenue à
l'âge de la psychanalyse
MANGER-LOÂ: Cérémonie vaudouesque où l'on donne principalement à
manger aux esprits. Une cérémonie pour les loâs peut être un mangetles-anges, un manger-les-morts, un manger-marassa. Si la cérémonie est
une simple libation, on l'appelle jetter dleau (verser de l'eau).
MARASSA: Synonyme de jumeaux. On ne dit pas loâs-jumeaux, mais
loâs-marassas dans le langage de l'arrière-pays.
MYSTÈRE: Synonyme de loâ.
NÉGRIER: Nom commun aux bateaux qui faisaient le trafic des esclaves,
ou la « traite des Noirs » entre l'Afrique et l'Amérique.
OGAN: Pièce métallique que l'on fait résonner avec une tige de métal. C'est
parfois une cloche.
OUANGA: Renvoie à un liquide magique répandu au sol, à un sac ficelé, à
une odeur suspecte et persistante, à une poudre contenue dans une
lettre, à une bouteille au contenu indéterminé, etc., et dont l'effet est de
provoquer la maladie, la malchance ou la mort.
PÉ: Autel en maçonnerie dans un sanctuaire vaudou. On dit encore pégi.
PÈRE-SAVANE: Personnage très populaire dans les campagnes haïtiennes.
On le rencontre aux cérémonies vaudouesques et aux rites funéraires.
Il est parfois le seul alphabétisé dans la foule. Il récite des prières en
français et en latin à la manière du prêtre dont il imite la conduite et
qu'il représente officieusement.
PÉRISTYLE: S'appelle encore tonnelle. C'est une pièce qui prolonge le
sanctuaire et qui est surtout réservée aux cérémonies et danses publiques.
PESER (une personne) : Se dit d'un cauchemar provoqué par un loâ ou par
un toup-garou. S'accompagne en général d'une sensation de pesanteur
corporelle.
PEYOTTE: Sorte de cactus.
PIERRE-TONNERRE: Pierre triangulaire, généralement de couleur grise
et marquée d'un trait blanchâtre. On la laisse tremper dans un bain
aromatique, dans l'huile ou dans l'eau bénite. La pierre-tonnerre repré-
sente un dieu, un génie ou un loâ.
PITITTE-FEUILLE: Littéralement signifie non pas petite feuille comme
le pense Métraux, mais « enfant des feuilles ». En fait c'est un enfant
de chœur. Il est souvent le fils, le filleul, ou le protégé du houngan,
PLACAGE: Sorte de concubinage sanctionné par la tradition paysanne.
C'est une union morale de deux époux en dehors de l'Eglise avec l'assentiment des parents et de la communauté. Le placage est souvent une
étape intermédiaire vers le mariage catholique regardé comme une
ascension dans l'échelle socio-économique. Bien des gens placés ayant
de nombreux enfants se disent paradoxalement trop pauvres pour se
marier. L'institution du placage a été corrompue dans les villes où elle
est devenue l'équivalent du concubinage occidental.
POINT-CHAUD: Sorte d'engagement contracté envers un génie malfaisant,
en général un loâ bacca. On lui promet le sacrifice d'un être cher qui
peut être ses parents (coq et poule), sa femme enceinte (bouteille
pleine d'eau), etc., en retour de services extraordinaires (guérison ou
fortune matérielle). Cet engagement est volontaire ou involontaire.
POTEAU-MITAN: Colonne centrale et sacrée du péristyle. Les esprits y
montent et descendent durant les cérémonies.
POT-TÊTE: Littéralement pot de la tête. C'est le réservoir qui renferme
l'âme de l'initié. On y trouve des cheveux, des poils des aisselles
pubis, des rognures d'ongles,
Sans doute beaucoup de professionnels engagés dans la
pratique en Haïti comme en d'autres milieux sous-développés,
où la culture valorise la possession et ces types de personnalité
caractéristiques de la criseuse des loâs, seraient intéressés à
prolonger nos considérations épistémologiques sur le plan de
l'action. Prêtres et pasteurs, médecins et éducateurs peuvent
bien se demander à la lecture de notre travail expérimental si
nous n'avons pas démontré que la possédée est anormale sans
prouver pour autant que la crise de possession est pathologique.
Car « ce qui est morbide pour les individus peut être normal
pour la société», dit Durkheim (I960, p. 418).
Aussi nous ne nous faisons pas d'illusion: entre présenter
l'évidence d'un comportement pathologique de la part de nos
criseuses et espérer que l'entourage de celles-ci modifie ses
croyances et ses attitudes à l'égard de la crise de loâ, il y a
là une différence énorme. Les valeurs de la possession sont trop
bien installées dans la mentalité paysanne pour en être délogées
par le simple recours à la dialectique. Le prestige social que
confère le fait d'être en communication avec l'invisible et les
dieux vaut bien pour une possédée toute la part de puérilité
dont s'accompagne la transe.
En conclusion de tout ce qui précède, nous formulons les
recommandations suivantes :
a) II y a nécessité de décaper la crise de possession de
son aspect ésotérique pour l'intégrer à la psychiatrie haïtienne
à titre de technique psychothérapique basée sur le psychodrame vaudouesque. De même que l'électrochoc provoque chez
le grand déprimé une crise épileptiforme expérimentale, de même
la mise en place du « jeu de la transe » pourrait aider à communiquer au niveau de l'analphabétisme un matériel précieux qui
risque de demeurer autrement incommunicable.
b) Beaucoup de phénomènes parapsychologiques. sousjacents à la crise de possession méritent d'autres investigations
expérimentales. Ainsi:
1 ) La télémétrie des rythmes du tambour et leur synchronisation avec les ondes cérébrales, en particulier les ondes alpha
pour rendre compte des phénomènes électriques apparemment
actifs dans l'occurrence de la crise.
2 ) La mise au point d'un test de la possession pour évaluer
le degré relatif de dissolution de la conscience durant la transe,
et apprécier à quel point la possédée joue un personnage
mythique ou son propre drame intérieur.
3) L'étude plus poussée de la transe au cours du sommeil
afin d'identifier avec plus de précision le stimulus interne ou
externe de cette forme mystérieuse de la possession vaudouesque.
4) La provocation, grâce au contrôle de variables expérimentales, d'une crise de possession avec stimulation sensorielle
variée capable de reproduire au laboratoire toutes les conditions
nécessaires au déclenchement spontané de la transe.
5 ) L'enregistrement en vue d'une analyse par le laboratoire
de linguistique comparée d'un échantillon représentatif des « dialectes des dieux » afin de faire le point sur les phénomènes de
glossomanie dans la possession.
6) L'étude de possédées lettrées, s'il en existe d'authentiques, par le moyen de tests comme le dessin à main libre et
au miroir pour approfondir des problèmes laissés inexplorés par
nous, comme l'image du corps et l'écriture automatique. Pour
ce dernier cas, nous ne disposons que d'une seule observation
sur une période de deux ans (non rapportée ici).
7) Une recherche bien conduite sur la crise de loâ chez
les enfants. Certains cas nous ont été relatés par des amis, mais
il nous a été impossible de vérifier leur authenticité en dépit
de nos enquêtes pour arriver à être mis en contact avec l'un
de ces enfants exceptionnels.
8) La détermination à l'aide d'un dispositif expérimental
plus approprié du mécanisme de la transmission de la transe
des parents aux enfants. L'épreuve cruciale devrait consister
à vérifier le sort de ces enfants de criseurs précocement séparés
de leurs parents ( comme le fait se produit constamment en Haïti
où les paysans aiment confier dès le plus bas âge leurs enfants
aux bourgeois des villes, sans entretenir le moindre contact avec
ceux-là jusqu'à l'adolescence). On saurait alors une fois pour
toutes si la crise de possession est capable ou non de se produire
sans apprentissage préalable.
À cette longue et passionnante étude qui dépasse certainement autant les ressources d'un seul homme que l'espérance
même de toute une vie nous convions les générations successives
des chercheurs.Lorsqu'on se rappelle que durant les cérémonies vaudouesques les sacrifices d'animaux consacrés font couler un flot
de sang dont l'assistance se sert pour se désaltérer, se croixsigner, se frictionner ou pour ses libations; lorsqu'on se repré-
sente aussi qu'en ces mêmes occasions le meurtre de soi-même
ou de ses ennemis est mimé sous la forme d'un psychodrame
au réalisme poignant, et qu'on évoque enfin le déroulement d'une
crise de possession comme la figuration d'une mort symbolique,
on comprend que le Vaudou exprime le désespoir de l'Haïtien
qui y trouve un exutoire pour son agressivité refoulée et sa
dépression potentielle. Dès lors il est aussi permis de croire
que ce système magico-religieux masque une forme de déviance
psycho-culturelle, compense la rareté de suicide et d'homicide en
Haïti, ou joue indirectement un rôle réducteur de la délinquance
et de la criminalité dans ce pay