Mukin s’avança vers le couple royal, puis s’inclina :
— Vos majestés, ces modestes lueurs représentent le cadeau de votre peuple, de vos gardes autant que de vos proches, pour vous remercier d’être parvenus à écarter du Guerek le danger qui le menaçait. Chacun salue le courage dont vous avez fait preuve et l’extraordinaire inventivité qui a contribué à notre victoire. Qu’il se fasse également l’écho de nos vœux à votre égard, notre façon de souhaiter beaucoup de bonheur à votre famille pour très longtemps.
Kerryen resta un instant silencieux, si ému que ses lèvres refusèrent de former le moindre mot. Jamais il n’avait désiré régner, il aurait même bien souvent abandonné son rôle pour devenir n’importe quoi d’autre. Et, pourtant, cette nuit, il se révélait un peu plus à lui-même : cette carrure de monarque dont il se croyait privé depuis l’enfance existait depuis toujours en lui. Il jeta un regard rapide vers Ellah. Un léger mouvement de son menton lui signifia qu’elle le laissait répondre. Il inspira profondément, puis, retrouvant l’usage de sa langue, se lança :
— Vos paroles comme votre gratitude touchent mon cœur de roi et d’homme plus que je ne saurais l’exprimer… Cependant, ma reconnaissance vole vers vous. La victoire que nous célébrons vous appartient, parce que, unis contre l’adversité, vous vous êtes battus avec rage et courage. En vous, nous avons puisé notre force et notre énergie pour défendre notre terre. Sans vous, votre détermination et votre abnégation, rien n’aurait été possible. Nous n’oublierons pas ceux qui ont donné leurs vies pour que nous puissions poursuivre la nôtre. En leur honneur, nous continuerons à protéger notre liberté si précieuse. Telle est notre mission désormais, ensemble ! Et nous ne faillirons pas ! Quant à l’exceptionnel présent que vous avez tenu à nous offrir, il a enflammé mon âme pendant cet instant magique, empreint d’une indicible émotion, qui restera gravé dans nos mémoires. Merci à vous tous, amis, compagnons, frères d’armes ! Notre fierté se révèle infinie d’avoir combattu à vos côtés !
De nouveau, des cris et des acclamations prolongées retentirent et, tout autour du couple, les félicitations et les étreintes se multiplièrent.
Alors que chacun songeait à regagner sa chambre, Tournel se rapprocha de la reine.
— Ellah…
Elle se tourna vers lui.
— Quel spectacle magnifique ! Mukin nous a gâtés, annonça-t-elle.
— Ce soir, une légende a pris naissance et plus rien ne la retiendra. Dès demain, elle franchira nos frontières pour la plus grande gloire du Guerek…
Ellah fronça les sourcils.
— Cette évolution m’inquiète plus qu’elle ne me ravit. Le pouvoir de la poudre ne me paraît pas une arme à mettre entre toutes les mains et, en l’occurrence, dans celles de nos voisins…
— Inou a abordé le problème avec Béa devant moi. Mais, avec ce temps, je crois que nous pouvons être tranquilles.
Le sentant un peu hésitant, Ellah reprit la parole.
— Vous souhaitiez me parler d’un sujet en particulier ?
Démasqué, Tournel cilla légèrement, puis se lança :
— Je suis retombé sur un recueil qui expose diverses façons de crypter un document. À ma première lecture, je m’étais intéressé à certains d’entre eux sans tous les mémoriser, mais, en le feuilletant de nouveau, une des méthodes a attiré mon attention. Elle préconisait l’utilisation d’une alternance de langages différents codée par une grille. Cette description m’a ramené loin en arrière, au soir où vous m’avez rejoint au col de Brume avec votre livret. Je désirais simplement partager cette information avec vous. Peut-être un jour en aurez-vous l’usage…
— Merci pour votre sollicitude. La situation a beaucoup évolué depuis ce soir-là et j’ai complètement abandonné l’idée de traverser la porte une nouvelle fois. À présent, quel que soit l’endroit d’où je suis venue, ma vie est ici, parmi vous.
— J’en suis profondément ravi. J’espère, alors, que vous me pardonnerez cette incartade dans un passé révolu, je ne souhaitais en aucun cas vous rappeler de délicats souvenirs.
— Ne vous reprochez rien, bien au contraire. Étrangement, ce renseignement m’incite à encore plus de prudence. Pourquoi rendre à ce point indéchiffrable un texte, sinon parce qu’il contiendrait des informations cruciales à ne pas diffuser ? Ces ondes insolites détiennent un pouvoir bien trop dangereux, capable de nous briser sans le moindre état d’âme. Les hommes ne s’apparentent qu’à des fétus de paille ballottés par les choix insensibles de la porte.
— Ou les femmes…
— Également.
— L’auriez-vous détruit ? s’enquit Tournel avec un soupçon d’inquiétude dans la voix.
— Non, je ne m’autoriserais pas à toucher à cet héritage d’un temps ancien, même si je le redoute. Normalement, là où il est, personne ne devrait jamais le retrouver.
Tournel laissa échapper un vague soupir de soulagement, puis ajouta :
— Je n’en ai jamais parlé à quiconque si ce fait peut vous rassurer.
— Si j’excepte Mukin, moi non plus. Je sais que je peux vous faire confiance à tous les deux, alors, nous pouvons considérer « Les portes d’Antan » comme un livre légendaire n’ayant jamais existé. Voilà qui me paraît plus sage, ne croyez-vous pas ?
S’il hésita à répondre, parce qu’en amoureux des arts et des lettres la disparition d’un tel manuscrit résonnait comme la perte d’un inestimable trésor, il admettait son éventuelle dangerosité. Cependant, à regret, mais avec sincérité, il acquiesça.
— Ainsi, elles conserveront leur mystère pour l’éternité…, conclut-il.
Alors qu’Ellah observait Tournel s’éloigner, Kerryen se rapprocha d’elle.
— De quoi discutiez-vous ? Vous me donniez la sensation de conspirer.
— Tu as tout deviné ! Nous parlions du col de Brume. Demain, un an et six mois se seront écoulés depuis son attaque. Étrangement, cet événement ne m’incite guère à fêter son anniversaire.
Il enserra ses épaules tout en regardant Tournel qui avait rejoint Béa et ses amis. Pourquoi avait-il l’impression qu’elle ne lui avait pas tout dit ? Sûrement parce que, comme elle ne mentait jamais, la moindre dissimulation même partielle revêtait des allures de duperie intolérable. Mais pour cette fois, il lui pardonnerait.
— Partons nous coucher. Peut-être qu’Amy nous accordera un petit moment d’intimité…, suggéra-t-il en glissant ses lèvres sur son cou.
— Parce que tu crois vraiment que ce tintamarre ne l’a pas réveillée ?
— Que tu es pessimiste ! Dans notre chambre, la mer la berce de son bruit calme et régulier…
— Admettons que cet espoir reste possible, puisque personne n’est venu m’annoncer qu’elle pleurait !
Après avoir salué leurs amis, sur le point de franchir la porte du bâtiment principal, le cœur débordant de joie, Kerryen se retourna, puis son regard balaya la cour, passant de sa garnison à ses proches, puis songeant à la ville qui dévalait la pente jusqu’au plateau, avant de revenir à sa femme. Il sourit. Leur vie était devenue merveilleuse, parce qu’ensemble ils avaient su s’aimer assez fort pour surmonter tous les écueils qui se dressaient entre eux.