Un Éternel recommencement

Chapitre 2-7

Quand elle avait parlé d’une éventuelle union avec Mukin, Béa avait sauté de joie et proposé d’épouser Tournel au cours de la même cérémonie. Inou était demeurée stupéfaite. Comment ? Son amie qui refusait obstinément de se lier à quiconque envisagerait elle aussi d’officialiser sa relation ! Le monde devenait-il fou ? C’était d’ailleurs la question qu’elle lui avait posée.

— Non ! Je crois simplement que le bonheur est contagieux ! avait répondu Béa.

— Il te l’a déjà demandé ?

— Tournel ? Pas du tout ! Il est persuadé que je tiens bien trop à ma liberté pour m’engager !

— Mais alors ?

— Ce sera ma surprise ! Nous viendrons à ton mariage et, lors de la célébration, je lui glisserai une allusion discrète à ce sujet. En conclusion, tu en prévois deux ! Et, pourquoi pas trois ?

— Trois ? Je ne vois pas qui pourrait s’ajouter à nous…

— Kerryen et Ellah !

— J’ai complètement renoncé de ce côté-là… Elle n’acceptera jamais.

— Qui sait ? L’amour peut entraîner ses disciples bien plus loin qu’ils ne l’auraient souhaité… Regarde-nous !

La discussion en était demeurée là et Inou était revenue à Orkys pour organiser le banquet qui suivrait la cérémonie. Comme à son habitude, Mira avait fait preuve d’une parfaite efficacité. Se réjouissant en apparence de toutes ces festivités, Inou avait été plus que contrariée de la découvrir en larmes. La réticence coutumière de la jeune femme à se livrer avait empêché la tante de Kerryen de venir vers elle pour la consoler, mais elle était restée légèrement ennuyée par ce chagrin qu’elle ne s’expliquait pas. Et puis, prise par les derniers préparatifs, elle avait fini par reléguer ce fait au fond de sa mémoire.

Le matin de la célébration, alors qu’Inou s’observait d’un œil critique dans son miroir, songeant aux miracles de l’amour, un coup frappé à sa porte avait perturbé sa réflexion. Ellah était entrée et lui avait souri.

— Tu es ravissante…

Inou avait rougi, lissant le tissu de sa robe comme elle avait l’habitude de le faire. Pour une fois, elle avait renoncé à sa tenue commune pour une autre plus élégante offerte par son neveu.

— J’ai plutôt l’impression d’être ridicule. Béa va, comme toujours, ressembler à une reine et moi à un sac à patates…

— Inou, si tu arrêtais de te convaincre que la beauté se définit par de simples critères extérieurs. As-tu remarqué la façon dont Mukin te regarde ? Ses sentiments pour toi possèdent-ils moins de prix parce que tu refuses de les croire mérités ?

— Je t’assure que je le voudrais, mais je n’y parviens pas…

— Fais comme moi, s’il te plaît, réapprends à avoir confiance en la vie.

— D’accord ! Je te promets que je m’y emploierai et, tu verras, j’y arriverai !

— Je n’en doute pas et je suis persuadée que le sage t’y aidera tous les jours… Et si je te déclarais qu’une seconde union aura lieu au cours de cette cérémonie ?

— Je suis déjà au courant. Béa m’a avertie qu’elle comptait se joindre à moi. Mais, pas un mot à Tournel ! Pour lui, la surprise sera totale.

Le regard d’Ellah avait étincelé, puis un merveilleux sourire s’était affiché sur son visage.

— Bien sûr ! Voici une journée qui s’annonce stupéfiante. Je venais te prévenir que le convoi pour le col de Brume s’apprête à partir.

— Laisse-moi un instant et je vous rattrape.

Inou s’était de nouveau examinée dans le miroir et une larme avait coulé sur sa joue. Elle était folle ! Folle, mais heureuse ! Finalement, Béa avait raison, le bonheur aussi pouvait se révéler contagieux. Se redressant, elle avait essuyé ses yeux, lissé sa robe une ultime fois d’un geste mécanique, puis avait quitté cette chambre dans laquelle plus jamais elle ne reviendrait seule.

Auprès du lac, les couples accompagnés de quelques proches s’étaient installés. La tante de Kerryen avait préféré cet endroit pour rendre hommage à ces personnes courageuses qui, malgré leur vaillance, étaient tombées pour le Guerek et envoyer un message d’espoir à ceux qui avaient survécu, mais pleuraient encore. Sur cette place piétinée par les combattants, la végétation avait repris ses droits, repoussé et refleuri sur un sol dans lequel trop de morts avaient été ensevelis, comme une certitude que la vie devait continuer. Sans les oublier, la volonté de dépasser définitivement toutes ces douloureuses épreuves devait dominer le chagrin.

Pour la première cérémonie, Inou et Mukin avaient demandé à Kerryen d’être le témoin et chacun lui avait remis une pierre ramassée dans la montagne. Puis, devant lui, le couple avait échangé leurs promesses et s’était lié. Kerryen avait réuni une de leurs mains après y avoir déposé la roche choisie par l’autre, puis les avait entourées des siennes, avant de prononcer la phrase rituelle :

— Aujourd’hui, en ce lieu, je deviens le garant de votre union. Quand les lois du Guerek guideront votre intégrité, votre amour constituera le plus fort des remparts contre l’adversité et la vieillesse. Cherchez à rendre demain encore plus beau qu’hier pour ne jamais rien regretter. Que ces pierres que vous conserverez sous votre oreiller vous rappellent chaque matin votre engagement mutuel et le bonheur de vous être trouvés. Soyez heureux.

Aussitôt, les spectateurs étaient venus féliciter les nouveaux mariés. Puis Béa s’était adressée à Tournel.

— Observe le joli cristal que j’ai ramassé pour moi, avait-elle dit avec malice.

Si elle pensait le surprendre, elle s’était trompée, car, de sa poche, il sortit un objet qu’il lui montra.

— C’est parfait, puisque j’ai également le mien…

Contre toute attente, Béa, toujours si sûre d’elle, perdit contenance, se mettant à pleurer avant de se ressaisir, plus ou moins. Après un court instant à discuter, ils s’étaient avancés vers Ellah.

— Pourriez-vous nous accorder l’honneur d’être notre témoin ? s’était enquis Tournel.

— Moi ? Mais…

À demi affolée, elle avait tourné son regard vers Kerryen. Un sourire aux lèvres, celui-ci s’était rapproché d’elle et, à l’insu de tous, lui avait glissé quelques mots qui avaient semblé la rasséréner. Puis, d’un timbre légèrement tremblant, elle avait acquiescé, tandis qu’il demeurait derrière elle.

— Votre demande me touche profondément et j’espère que vous voudrez bien excuser mes possibles manquements au protocole, précisa-t-elle.

— Mais oui, Ellah, nous savons tous que tu n’aimes rien faire comme tout le monde, avait ajouté Amaury.

L’assemblée avait éclaté de rire. Puis les voix s’étaient tues et Ellah, particulièrement troublée, avait assisté aux échanges de promesses.

— Après toutes ses émotions, je vous invite à lever nos verres ! avait proposé Inou. Mira, pouvez-vous m’aider à servir nos convives ?

— Chère tante, tu ne vas pas un peu trop vite, avait objecté Kerryen, il reste deux pierres à unir. Et, toi, exceptionnelle Inou, première femme dans mon cœur, celle qui a remplacé ma mère et rempli les missions de conseillère et d’intendante, nous accorderas-tu l’honneur de devenir notre témoin ?

Inou, médusée, avait ouvert la bouche, incapable d’assimiler la demande officielle. Puis, quand chaque membre du couple lui avait tendu sa roche, elle s’était reprise et la cérémonie avait continué dans un profond silence, presque solennel.

— Ellah, je t’ai choisie, parce que, dans ma vie, a existé un avant toi, puis un après, et l’un ne pouvait être comparé à l’autre, car, dans le premier, j’avais oublié la signification du mot « vivre » . Avec toi, je suis de nouveau un enfant qui réapprend tout avec émerveillement, qui se réjouit chaque jour de ses nouvelles découvertes et attend toujours plus d’un quotidien qui a cessé d’être morne et solitaire. J’ai eu raison, tu m’as tout apporté : l’amour, la confiance, une superbe petite fille et le bonheur de chaque jour. Que le destin m’unisse à toi jusqu’à mon dernier souffle…

— Kerryen, je t’ai choisi… Je suis arrivée ici sans rien, ni mémoire, ni passé, et encore moins de richesse… Tu m’as acceptée ainsi. Enfin, après un certain délai d’adaptation ! Et puis un jour, je me suis aperçue que je ne vivais qu’à travers l’amour que tu me portais. En dépit de mon absence de souvenir, c’est pour toi et uniquement pour toi que je suis parvenue à rester, à donner la vie et à t’offrir ma pierre, ici et maintenant, simplement parce que tu représentes tout pour moi…

Inou procéda à la distribution des roches, puis, après avoir enserré leurs mains dans les siennes, elle prit la parole :

— Aujourd’hui, en ce lieu, je me révèle le garant comblé de votre union. Quand les lois du Guerek guideront votre intégrité, votre amour constituera le plus fort des remparts contre l’adversité et la vieillesse. Cherchez à rendre demain encore plus beau qu’hier pour ne jamais rien regretter. Que ces pierres que vous conserverez sous votre oreiller vous rappellent chaque matin votre engagement mutuel et le bonheur de vous être trouvés. Soyez heureux.

L’émotion submergea la tante de Kerryen ; devenir l’épouse de Mukin et célébrer la relation de son neveu et d’Ellah faisaient beaucoup en une seule fois. Cependant, qu’importait de verser des larmes baignées d’une touche d’euphorie pour oublier les jours sombres, pour ne jamais cesser de croire parce que même l’impossible pouvait advenir…

Quand les effusions et félicitations se tarirent, Kerryen se tourna vers sa femme, à présent.

— J’ai un second cadeau pour toi, mais je te déconseille de le mettre dans notre lit…

Derrière elle, Amaury s’était approché, tirant Ardan avec prudence, mais le cheval, pour une fois, se montrait plutôt conciliant.

— Je vois à ton sourire que tu devines qui nous rejoint… Voilà bien longtemps qu’il est ton partenaire équestre plus que le mien. Alors, profitons de ce merveilleux moment pour officialiser également votre magnifique lien.

Ravie, Ellah se jeta dans les bras de Kerryen pour l’embrasser avant de filer vers Ardan qui hennit de joie.

Cette nuit-là, au château, beaucoup d’esprits revécurent cette journée particulièrement intense et émouvante, presque solennelle. Si la plupart se réjouissaient pour ces trois couples unis pour le meilleur, puisqu’ils ne songeaient même pas que le pire pût se produire, d’autres, en revanche, oscillaient entre tristesse et colère, parce que le bonheur des uns ne débouchait pas obligatoirement sur celui des autres…

Alors que le dîner s’achevait, Mukin se leva et s’adressa à l’assemblée :

— Comme vous le savez, demain commenceront de merveilleuses festivités pour le premier anniversaire de la mort de l’empereur noir, je vous propose de les ouvrir dès ce soir. Seriez-vous prêts à vous habiller chaudement et à me suivre dehors ?

Aussitôt, des exclamations enthousiastes associées à des commentaires emplis de curiosité retentirent dans la salle, tandis que des serviteurs s’approchaient pour leur distribuer leurs affaires. Tous les invités se dirigèrent vers la sortie, leur attention fixée sur Mukin qui, vêtu d’un ample manteau flottant derrière lui, marchait d’un pas alerte. À leur arrivée, la cour se révéla à eux sous la clarté d’un parfait cercle lunaire peuplée d’ombres et de lueurs blafardes. Étonnamment, elle semblait vide et, pourtant, un signe de la main du sage suffit à faire apparaître les silhouettes d’une bonne cinquantaine de gardes sur la courtine. Ensuite, à l’instar d’un ballet répété avec précision, tout s’enchaîna très vite. Montées par les escaliers qui cernaient le châtelet principal, de grandes torches s’échangèrent de main en main jusqu’à former une ligne de pointillés incertains sur les remparts. À la fois curieux et impatients, les spectateurs observaient le déplacement gracieux des lumières. Presque aussitôt, d’autres soldats noyés dans l’ombre de la muraille se redressèrent juste assez pour repousser une vingtaine de larges bâches recouvertes de neige avant de s’accroupir de nouveau. Dès lors, dansants et miroitants, des éclats métalliques se dévoilèrent dans l’éclairage des flammes. Les yeux de Kerryen pétillaient d’intérêt. Comment sa garnison avait-elle réussi le prodige d’installer ces infrastructures entre ce matin et ce soir, ou son esprit, tellement accaparé par la protection de la forteresse, avait-il été dupé ? Il s’apercevait qu’il se sentait incapable de répondre à cette interrogation. Quoique… Avec les accumulations de glace un peu partout, ses sens avaient pu être abusés. Finalement, peu suffisait pour tromper la vigilance d’une personne, même celle d’un roi… Un sourire ravi s’afficha sur son visage. Qu’est-ce que Mukin avait bien pu inventer ? Petit à petit, de multiples hypothèses s’emparèrent de son cerveau, rivalisant toutes de créativité. Bientôt, avec un décalage mesuré, les torches les unes après les autres, de sa droite vers sa gauche, s’abaissèrent vers les masses noires. En raison de la nature de l’étincelle observée, il en déduisit qu’une série de mèches avaient été enflammées. Et, pourtant, ce lancement le stupéfia tant par l’écho du sifflement strident qui l’accompagna que par un point lumineux qui monta tellement haut au-dessus de lui qu’il donna l’impression de ne plus jamais redescendre. Puis la première explosion résonna, abandonnant dans le ciel nocturne d’incroyables traînées azurées. De surprise, le roi entrouvrit la bouche. Il disposait d’un savoir tout à la fois théorique et expérimental sur la poudre pour l’avoir étudiée avec Mukin, mais, là, la prouesse technique l’éblouissait. Comment le sage avait-il réussi ce prodige ? Puis de nouvelles détonations s’enchaînèrent dans un rythme soutenu, teintant en alternance la voûte céleste de couleurs improbables. Tandis que les murs de la forteresse s’illuminaient, diffusant des nuances de blanc, de vert, de jaune, de rouge, de bleu et même d’or, l’admiration de Kerryen ne connut plus de bornes. Oubliant d’en élucider les mystères, comme un enfant fasciné, il se contenta de contempler cet époustouflant ballet aérien, de toute évidence le premier du genre. Ce soir-là, à cet instant précis, il se sentit totalement comblé, si heureux que sa main chercha celle d’Ellah pour partager ce bonheur et cette émotion avec elle dans une pression à la fois douce et intense. La vie agissait-elle toujours en opposant le bien au mal ? Elle vendait le pouvoir de la poudre comme celui d’une arme meurtrière et une seule personne suffisait à le transfigurer en profondeur quand, entre ses doigts, il devenait une source d’inspiration et de beauté… Puis les salves cessèrent. Le silence s’installa pendant quelques minutes, et les soldats de la garnison entamèrent un hymne, celui entonné après la victoire au col de Brume. Cette fois, le chœur des voix des hommes et des quelques femmes présentes s’éleva entre les murailles, rythmées par le claquement de leurs paumes entre elles, sur leur poitrine ou leurs cuisses. Enfin, leur chant s’éteignit. Y succéda un concert d’applaudissements et de cris qui explosèrent dans l’enceinte de la forteresse comme dans la cité, à croire que tous étaient au courant de ce qui se préparait, sauf lui.