— Ellah…
D’un geste, elle avait séché ses larmes, puis levé son regard vers le nouvel arrivant.
— Je suis enceinte…
La bouche d’Amaury s’était ouvert toute grande, puis, la surprise passée, le garde avait repris :
— Je me doutais bien que tu n’avais pas trouvé un autre animal pour occuper tes nuits… De combien ?
— Probablement entre trois et quatre mois, peut-être un peu plus…
— Et qui est l’heureux élu ?
— Le roi…
Complètement abasourdi par la nouvelle, Amaury, d’un signe de la main, lui avait indiqué de lui laisser une petite place près d’elle sur la marche et s’y était promptement assis.
— Mais…, avait-il objecté, vous…
— Oui, c’est étrange…
— Est-ce pour cette raison qu’Allora a quitté Orkys ?
— Non. Notre relation devait s’arrêter avant leur mariage.
— Et tu l’aimes ?
Elle avait hoché la tête.
— Que comptez-vous faire maintenant ?
Ellah avait ébauché un sourire triste.
— Kerryen possède sûrement une opinion bien précise sur la question. Quant à moi… Comment les gens vont-ils réagir quand ils l’apprendront ? Ils vont me prendre pour une intrigante, m’envoyer des pierres, me mépriser, que sais-je…
— Et si, au contraire, ils se réjouissaient de ton bonheur !
— Parce que tu es heureux pour moi ?
Amaury avait passé ses bras autour des épaules d’Ellah.
— Disons qu’une fois la surprise digérée, c’est le cas.
— Tu es le premier à qui j’en parle, parce que tu représentes la personne la plus chère à mon cœur, mon partenaire préféré, le meilleur des compagnons.
— Enfin, si tu deviens reine, il deviendra difficile de maintenir une telle proximité en toute simplicité.
— Reine ? Quelle idée !
— Atterris ! C’est ainsi que se nomme la femme d’un souverain !
Elle l’avait observé avec un petit air désespéré.
— Je n’y arriverai jamais…
— Ne t’inquiète pas, je resterai toujours près de toi pour te protéger. C’est bien de cette façon que deux amis agissent, non ?
Elle avait posé sa tête sur son épaule et s’était laissé rassurer par l’étreinte chaleureuse d’Amaury qu’elle aimait tant.
Quand Ellah avait regagné la chambre de Kerryen, elle avait trouvé ce dernier énervé, et, pourtant, il avait souri lorsqu’elle s’était approchée de lui.
— Comment Amaury a-t-il pris la nouvelle ?
— Après un temps d’adaptation, plutôt bien.
Au moment où elle prononçait ses mots, un doute l’avait effleuré. Amaury avait-il été complètement sincère ou avait-il surjoué la joie qu’il ressentait ? De fait, son attitude correspondait à l’image de la relation qu’ils entretenaient, empreinte de bienveillance et d’une infinie tendresse. Il comptait tellement pour elle qu’elle aurait difficilement accepté de le perdre. Si elle aimait Kerryen à la folie, Amaury demeurait une partie d’elle-même, comme tous ceux qui, dans leur générosité sans limites, avaient contribué à sa reconstruction, mais avec une place toute particulière. Elle songea à Mukin dont elle se sentait également si proche, mais aussi à Inou, Béa ou Tournel, des personnes si importantes dans son existence, sans oublier Raustic, Greck, Jiffeu… Toutes ces personnes et tant d’autres l’avaient soutenue, pour certains, dès le début alors qu’elle ressemblait à une âme plus absente que vivante. Elle leur devait tant qu’elle ne s’acquitterait jamais de sa dette à leur égard. De plus, elle ressentait l’impression de les trahir par sa liaison avec leur roi…
— Alors, avait-elle demandé, comment s’est passée ta conversation avec Inou ?
— Tempétueuse, tu l’imagines bien. Ma tante adore ajouter un soupçon de drame à chaque événement qui a le tort de sortir un peu des chemins battus. Tu désires un résumé dans l’ordre ou dans le désordre ?
— Comme tu le souhaites…
— Le Guerek est sauvé ! Enfin, un héritier ! Tu vas être père, c’est merveilleux ! Tu dois l’épouser ! Les lois de notre pays n’admettent pas d’exception et, si Lothan s’est uni avec sa servante, un soldat respecté conviendra parfaitement. Qu’en penses-tu ?
Comme son silence se prolongeait, il l’avait observée avec attention, sachant, avant même qu’elle ouvrît la bouche, les mots qu’elle prononcerait.
— Je ne veux pas me marier.
Le roi avait soupiré.
— Je m’en doutais. Mais…
— Non, nous ne reviendrons pas sur ce sujet. Derrière moi existe un passé dont il ne me reste strictement aucun souvenir et qui ne s’est sûrement pas limité à mes talents de combattante ; j’ai abandonné probablement une famille et quelques enfants. Je refuse de m’engager avec toi dans ces conditions incertaines.
— Moi, je suis d’accord. Mais, tu t’en rends compte, toi comme moi devrons supporter les récriminations d’Inou jusqu’à la fin de notre vie…
— Elle ne constituera qu’un problème parmi tant d’autres…
S’installant sur le lit, elle s’était recroquevillée autant que son ventre légèrement rebondi le lui permettait.
— As-tu conscience que nous ne pourrons plus dissimuler très longtemps notre relation ? avait-il insisté.
Elle avait secoué la tête, une larme glissant sur sa joue.
— Je ne veux pas…, avait-elle commencé.
Il s’était assis près d’elle et l’avait attirée contre lui.
— Que ne veux-tu pas ? avait-il demandé.
— Je voudrais m’enfuir avec toi, loin de ce pays, redémarrer à zéro, sans cette porte comme une menace permanente de voir resurgir mon passé. Avec toi, je veux tout, fonder une famille, vieillir à tes côtés, t’aimer un peu plus chaque jour, te désirer avec ardeur et me cacher dans tes bras pour m’imprégner du bonheur de vivre près de toi…
— Tu te souviens qu’il y a deux mois environ je t’avais proposé d’abdiquer et que tu avais refusé…
— Je sais…
— Et tu abandonnerais tous nos amis ?
— Je ne garderai que toi et notre enfant… Je suis stupide, bien consciente que la situation a changé avec le départ d’Allora et mes intentions ne sont absolument pas de t’obliger à renoncer au Guerek pour m’offrir ce rêve…
— Alors, mon amour, si je ne peux pas accéder à ton désir, tu vas bien devoir, à un moment ou un autre, te rallier à quelques-uns des miens…
Il n’avait pas insisté, il la sentait si fragile, presque désespérée de devoir affronter une lumière si crue qu’elle l’effrayait. Dans sa tête, malgré tout ce qu’elle avait accompli, elle n’était personne, une silhouette incertaine et une personnalité recomposée sur des ruines qui ne s’autorisait pas à exister pleinement. Puis le temps s’était écoulé et, peu à peu, elle avait, finalement, éprouvé une sérénité inédite face à cette merveilleuse aventure pour elle qui ne se souvenait même pas d’avoir accouché.
— Un petit tour par ici pour saluer les deux femmes de ma vie avant de faire un saut dans la cité. Je devine un subterfuge pour m’attirer dehors pendant que Mukin montera sa prochaine surprise. Je suppose que tu es au courant de tout.
Ellah avait sursauté. Perdue dans ses pensées, elle n’avait pas prêté attention au bruit de la porte.
— Excuse-moi, qu’as-tu dit ?
— Non ! Tu ne vas pas t’y mettre aussi !
— Je t’assure, je songeais à autre chose. Allora est venue me prévenir de son départ imminent.
— C’est étrange. Pourquoi maintenant ?
— En fait, elle ne rentre pas chez elle, mais rejoint directement la Brucie pour s’y installer définitivement.
Kerryen demeura un instant silencieux.
— C’est dommage… Elle nous a offert une aide précieuse. Je vais regretter son efficience et son esprit pragmatique.
— Voilà qu’à présent tu trouves des qualités aux femmes, toi ! Que ne faut-il pas entendre !
— Tout ça, c’est de ta faute. Tu m’as ouvert les yeux sur ce qu’elles pouvaient accomplir. Depuis, je les aime toutes !
— Mais c’est moi que tu préfères !
— Uniquement si tu restes sage, sinon je t’échange contre une autre ! Il me semble que je devais t’annoncer quelque chose de plus que le fait que je m’éloignais temporairement… Ah oui ! Tournel et Béa sont arrivés. J’ai supposé que tu voudrais être prévenue en personne et par moi, en l’occurrence.
— Merci ! Amy s’est endormie. Je demande à Mira de la surveiller et je les retrouve.
Il l’arrêta d’un geste.
— Et toi, à quoi pensais-tu ?
Elle hésita un instant avant de lui répondre.
— Le départ d’Allora m’a rappelé tout le chemin parcouru jusqu’à maintenant, la découverte de ma grossesse, notre union, la naissance d’Amy. Au début, jamais je n’aurais imaginé que ma vie pourrait ressembler à celle que nous avons aujourd’hui…
Kerryen caressa sa joue avec douceur.
— Et tu vas voir, mon amour, elle deviendra chaque jour un peu plus belle…
Tandis qu’il descendait les escaliers pour rejoindre ses hommes, Kerryen songeait aux paroles de sa femme, à cette période troublée qu’ils avaient traversée, souvent ensemble, quelquefois séparés. Si Allora, en renonçant à leur engagement, avait déjà grandement déstabilisé Ellah, cette maternité prochaine avait aggravé la situation. Complètement dévorée par des angoisses qu’elle contrôlait de façon intermittente, elle se dérobait et il tremblait de la perdre. Comment agir au mieux pour l’aider à surmonter ses craintes ? Ainsi, il avait décidé d’analyser avec le plus d’objectivité possible tout ce qui l’effrayait. Elle apparaissait si vulnérable, doutant en permanence d’elle-même. En conclusion, pour sortir de cet état, elle devait recommencer à croire. Alors il s’y était employé, conscient que, bientôt, la nouvelle de cette grossesse dépasserait le cercle des proches. Effectivement, après un début de diffusion lent, celle-ci avait finalement emprunté une voie bien plus rapide pour s’étendre dans la cité, puis le Guerek avant d’en franchir les frontières. Et, comme Kerryen s’y était engagé, il avait veillé à la protéger ; de cette façon, aucune ombre n’était venue ternir l’éclaircie fragile dans le ciel de celle qu’il aimait plus que tout. Peu à peu, Ellah s’était rassurée en percevant la joie des gens autour d’elle, car la promesse d’un héritier que personne n’attendait plus réjouissait Orkys et le royaume dans son entier. Elle se sentait touchée par les félicitations enthousiastes reçues, les attentions et la gentillesse au point de devenir, jour après jour, un peu plus souriante et détendue. Même quand elle avait abandonné sa tenue de combattante pour une autre plus adaptée à son corps qui se transformait, la transition s’était opérée dans la sérénité. Apaisée, elle avait commencé à croire que le bonheur se révélait accessible.
Malheureusement, la seule personne que Kerryen ne parvenait pas à canaliser totalement restait sa tante. S’il était arrivé à la persuader de laisser Ellah en paix, elle lui en faisait clairement payer le prix. Ainsi, le ton montait fréquemment entre eux sur l’illégitimité de leur relation et de leur future progéniture. Pour Inou, dont les convictions sur ce point demeuraient inébranlables, l’attitude de Kerryen s’avérait inacceptable. En effet, la désinvolture de son comportement envers Ellah affaiblissait la cause qu’elle défendait avec acharnement. Elle voyait déjà le pays sombrer dans une épouvantable déliquescence, un retour en arrière qu’elle dénonçait et, si, de temps en temps, la discussion s’animait juste un peu, elle tournait régulièrement en bataille rangée entre eux, chacun se retranchant derrière les mêmes arguments incessamment ressassés. Pourtant, pour la première fois, le roi se sentait si sûr de lui qu’il ne lui cédait sur rien. Une fois n’était pas coutume, abandonnant son habituel courroux pour s’opposer à elle, il lui arrivait d’user avec art de la diplomatie, reformulant ses inquiétudes pour lui démontrer à quel point il en tenait compte, lui renouvelant son engagement pour le Guerek, mais laissant également entendre que les lois trop strictes pouvaient représenter une entrave aux libertés individuelles. Lorsque, excédée, sa tante s’était lancée dans une diatribe endiablée pour tenter encore de le persuader du bien-fondé de ses convictions, il avait, malgré tout, fini par l’acculer sans délicatesse.
— Bon… Je m’aperçois que nos divergences d’opinions à ce sujet deviennent irréconciliables. En conclusion, tu vas devoir choisir parmi les options suivantes : accepter un héritier illégitime ou rien.
— Comment ça ?
— Tu te souviens, tu m’avais affirmé qu’Ellah n’était pas comme les autres. Et, aujourd’hui, je le reconnais, tu avais raison. Ne la prive pas de la seule richesse que la porte ne lui ait pas prise : son indépendance. Tu peux l’envier, car elle se moque de nos lois comme de nos contradictions ; elle les survole sans s’y attacher. Si tu cherches à l’emprisonner, tu la tueras plus certainement qu’avec une lame plantée dans le cœur. Elle n’appartient pas au Guerek et ne veut pas m’épouser ! Alors, une bonne fois pour toutes, admets sa personnalité si différente et arrête de me casser les pieds !
— Mais, par les vents d’Orkys, vous vous aimez !
— Et le fait qu’elle soit ou non ma femme légitime n’y changera rien ! Je l’ai choisie…
Pour la première fois depuis des mois, Inou s’était tue, puis, fait encore plus étrange, n’était plus revenue à la charge, se réjouissant même avec eux de l’arrivée de ce bébé sans, étonnamment, trop paraître souffrir du manquement patent à ses convictions.
Pourtant, un matin, blotti contre le corps d’Ellah, sa main caressant son ventre agité de soubresauts, Kerryen avait murmuré à son oreille avec une rare intensité.
— Je voudrais devenir son père… officiellement.
Aussitôt, il avait attendu sa réaction. D’abord, elle s’était figée. Jamais depuis leur première discussion, le roi n’avait abordé de nouveau le sujet, même si elle se doutait bien qu’il y avait régulièrement songé, d’autant plus qu’il subissait et résistait seul aux assauts répétés d’Inou. Elle s’était tournée vers lui :
— Est-ce si important pour toi ?
— Pas au point de te blesser ou de te perdre… De plus, la porte ne s’est pas réactivée après toi. Si ton passé avait dû se manifester, il l’aurait fait depuis longtemps, tu ne crois pas ?
— Mais si…
— Ellah, entends-tu à quel point je t’aime ? Si, un jour, n’importe qui te menaçait, je deviendrais une armure pour te protéger, tu sais, une de ses boîtes métalliques exposées dans la salle d’entraînement, mais dont personne ne se sert ici, car bien trop inconfortables pour gravir nos montagnes, je me révélerais l’épée levée pour supprimer ton ennemi et, par conséquent le mien, je me transformerais en eau pour que tu boives, en pain pour que tu survives à la faim. Je demeurerais à tes côtés, au cœur de la tempête comme sous la lumière des étoiles, ton amant pour l’éternité…