Chapitre 2-3

2145 Words
— Elle ne dira rien pour l’instant et je lui ai promis que notre relation s’arrêterait avant ton mariage. Kerryen avait secoué la tête. Pourquoi était-elle têtue au point de ne pas vouloir comprendre que leur séparation ne résoudrait pas leur situation ? Que pouvait-il ajouter pour la persuader ? — Si, pour une fois, nous agissions selon nos cœurs ! Sois honnête, quand nous nous retournerons sur notre route, qu’aurons-nous laissé comme empreinte ? Tellement peu… Alors, que changera de bousculer un peu plus l’ordre établi et de suivre nos désirs ? Tant pis pour les déceptions ou la réprobation ! Nous les affronterons ensemble, car vivre avec toi jusqu’à la fin de ma vie représente tout ce que je souhaite… — Parce que chaque fois que nous rabaissons nos idéaux pour répondre à nos besoins personnels, nous créons une société de plus en plus égoïste, en perte de valeurs communautaires. Voilà pourquoi ! s’était-elle exclamée. Il lui avait jeté un regard surpris. — Tu as trouvé ça toute seule ? — À croire qu’il m’arrive de penser différemment… Il s’était rapproché d’elle et l’avait enlacée. — Comment parviendras-tu à te passer de ces moments-là ? Elle le savait, elle ne le pourrait pas, elle ne survivrait pas sans eux… Soudain, elle s’était écartée et avait saisi un couteau qui traînait sur le petit bureau de Kerryen, puis, d’un mouvement vif, s’était entaillé le poignet ; son sang avait giclé de sa blessure en dessinant une ligne incertaine sur son avant-bras. Kerryen s’était précipité vers elle. — Tu es complètement folle ! Mais elle l’avait retenu avant de lui tendre l’arme. — Je te propose un pacte, le pacte d’un amour entre nous qui ne s’éteindra jamais… Elle avait levé son poing à la hauteur de son visage, fixant Kerryen intensément. Son regard planté dans le sien, le souverain était demeuré immobile un instant, puis, sans hésitation, la pointe effilée de la lame avait pénétré dans sa chair et le sang avait jailli comme une larme rougeoyante sur sa peau plus claire. Ses yeux plongeant dans ceux de son interlocutrice, son poignet s’était rapproché de celui d’Ellah dans un geste lent, mais elle l’avait arrêté : — Tu dois connaître à quoi cette alliance t’engage avant de la sceller. Sache que je n’admettrai jamais de me parjurer, donc chacun de nous se cantonnera dans le rôle qui est le sien, toi, un roi bientôt marié avec Allora, et moi, un simple soldat de ta garnison. En revanche, ce pacte me liera à toi plus qu’une quelconque cérémonie et je deviendrai ta femme pour l’éternité qui sera la nôtre. Tu as ce choix, celui de mon indéfectible amour ou celui de mon départ, parce que je ne t’octroierai aucune concession… Que prends-tu ? — C’est du chantage ! — Pas tout à fait… C’est une offre. En contrepartie, tant que le sujet ne consistera pas à modifier le tracé établi de ta vie, je t’accorde ma reddition inconditionnelle sur une demande de ta part, n’importe laquelle. Une fois, une seule, je me plierai totalement à ta volonté. Alors, acceptes-tu ? Un vœu contre un autre, le marché ne me paraît pas si mauvais. Et puis, qui sait, peut-être trouveras-tu la petite imperfection qui m’obligera à te suivre… Elle le menait en bateau, il en était certain, tellement que, sa gorge nouée, il l’avait examinée comme si derrière l’impassibilité apparente de son visage, il pouvait arriver à percer les rouages de son esprit, de ceux qui, en ce moment, tiraient les ficelles de son avenir. Que lui avait-elle caché ? Pourtant, parallèlement, elle lui ouvrait une porte, celle de la retenir s’il comprenait comment contourner les règles qu’elle lui avait imposées. Un mois à peine, voici le court délai dont il disposait pour parvenir à déceler la faille et obtenir sa capitulation. Pouvait-il négliger cette chance ? Elle l’avait ferré… Que pouvait-il y faire ? Stratégiquement, elle le dominait, mais lui, jusqu’au bout, se battrait pour ne pas la perdre. — J’accepte… Il avait approché lentement son poignet, puis l’avait collé à celui d’Ellah. Un simple cillement de ses traits lui avait indiqué le soulagement qu’elle ressentait à son accord. Sa crainte la plus profonde s’était confirmée : elle l’avait mystifié ! Jamais il ne trouverait le moyen de l’amener à changer d’avis. Par ce pacte d’amour, il venait de sceller leur avenir et leur séparation prochaine. Pourtant, alors qu’il observait les nuances de ses iris qui laissaient transpercer sa souffrance intérieure, il n’était même pas arrivé à lui en vouloir. Elle avait murmuré : — À présent, nous ne serons jamais plus l’un sans l’autre, car nos sangs se sont entremêlés et je serai toujours en toi comme tu ne me quitteras plus jamais jusqu’à mon dernier souffle. Je suis liée à toi, quoi qu’il advienne… Elle avait rapproché son visage et ses lèvres, cherchant les siennes. Comment parvenir à lui résister, alors que sa simple présence enflammait ses sens ? Quand leurs corps avaient basculé sur le lit, une certitude avait traversé Kerryen. Elle croyait avoir gagné, mais le jour viendrait où il lui démonterait qu’elle s’était trompée. Puis sa conviction s’était évanouie. Pour cette nuit encore, elle resterait sienne et il l’aimerait jusqu’à l’aurore… Jamais, alors qu’elle préparait sa sortie dans la dignité, elle n’aurait imaginé à ce moment-là qu’à peine quelques jours plus tard leur avenir serait bouleversé de façon totalement exceptionnelle. À son retour d’un entraînement avec de nouvelles recrues, Jiffeu lui avait signalé que le roi l’attendait au plus vite. Surprise par cette convocation plutôt officielle, Ellah avait froncé les sourcils, puis, aussitôt, gravi les escaliers pour se rendre dans le bureau de Kerryen. Ses yeux tournés vers la terrasse, il semblait plongé dans ses pensées, puis avait pivoté vers elle quand elle avait refermé la porte, son regard interrogateur posé sur lui. — Allora est venue me rendre visite ce matin. Ne sachant ce que ces propos impliquaient, elle avait patienté, escomptant des explications qu’il avait légèrement différé à lui apporter. — Elle m’a libéré de mon engagement envers elle… Le cœur battant d’un rythme saccadé, elle était restée immobile, hésitant à lui demander de répéter ces mots tant l’annonce lui apparaissait inconcevable. Kerryen s’était rapproché d’elle, un sourire éclatant aux lèvres. — Je suis libre, libre ! Sur le moment, malgré leur soulagement face à cet incroyable revirement de situation, elle l’avait observé, presque suspicieuse. — Ellah, je te le jure, je n’y suis pour rien ! Elle a débarqué dans mon bureau, pour me dire qu’après quelques semaines passées parmi nous elle s’apercevait qu’elle ne souhaitait pas devenir reine et voulait obtenir ma permission de renoncer à notre union. — Mais pourquoi ? Elle semblait tellement désirer votre mariage ! — Je ne peux pas t’en dire plus. Elle prépare ses bagages pour quitter la forteresse dès cet après-midi. Et, effectivement, quelques heures plus tard, Allora avait repris la route vers son domaine. Cependant, au lieu de se réjouir pleinement de cette bonne fortune, Ellah s’était angoissée de la tournure des événements. Ainsi, Kerryen avait dû rivaliser de mots et de tendresse pour la rassurer à propos de ce rebondissement, lui certifiant que cette décision ne provenait que de la châtelaine et qu’aucune invraisemblable intrigue n’avait provoqué ce brusque départ. Ce revirement de situation avait bouleversé Ellah plus que de raison. En effet, sa sécurisante planification tombée à l’eau, elle ne parvenait pas à partager l’enthousiasme de Kerryen. Il parlait déjà de leur future existence au grand jour et de leur union. Elle s’était tellement habituée à vivre leur liaison dans la clandestinité qu’imaginer un seul instant la rendre publique ou la poursuivre toute sa vie lui donnait des sueurs froides. Elle se sentait si effrayée que, pendant quelques jours, elle avait tenté d’échapper à son amant. Malheureusement pour elle, celui-ci l’avait rattrapée et acculée. — Tu m’expliques ce qui t’arrive ! Voilà trois jours que je te vois en coup de vent et que tu fuis dès que je me dirige vers toi ! Elle avait ouvert la bouche pour lui répondre vertement, puis s’en était finalement abstenue. — Je suis désolée… Il s’était rapproché. — J’ai besoin de comprendre, s’il te plaît… Est-ce que tu désires me quitter ? Elle avait perçu sa détresse de ne plus être aimé derrière sa question. Pour rien au monde, elle ne voulait le blesser. — Non ! Je… je crève de peur… Elle s’était écartée de lui — Je n’arrive pas à imaginer un instant de m’afficher officiellement avec toi, alors que tu ne vibres que de ce désir. Je ne supporterai pas ces regards surpris ou indignés, je veux rester toute petite entre tes bras, c’est tout, cachée de tous, sauf de toi… Il l’avait enlacée, sa main caressant doucement son ventre. — Je reconnais m’être un peu emballé. Maintenant que nous avons toute la vie devant nous pour nous aimer, prenons le temps que tu jugeras nécessaire. Mais ne crois pas que je vais abandonner tous mes rêves, juste parce que tu es effrayée… Eh bien, la cantine de la garnison te profite ! Gigrid va être jaloux ! Elle s’était figée. — Pourquoi dis-tu ça ? — Pour rien, je suppose… J’exagère sûrement, mais, ce matin, ton minuscule bedon paraît plus rond qu’à l’habitude sous mes doigts. Au moment où il prononçait ses mots, l’un comme l’autre s’étaient immobilisés. Glacée à l’intérieur, Ellah avait presque suspendu sa respiration, cherchant une explication à cette observation à laquelle elle avait songé en s’habillant. Non, c’était impossible ! Dans sa tête, une certitude était imprimée : elle ne pouvait pas donner la vie ! La voix de Kerryen empreinte d’émotions, tel un murmure, était parvenue jusqu’à ses oreilles. — Un enfant de moi… Il ne doutait pas de ce double bonheur qui lui tombait dessus en une seule journée et l’avait serrée contre lui avec tant d’intensité qu’elle n’avait pas osé lui avouer que les chances étaient inexistantes, même si sa silhouette semblait démontrer le contraire. Elle s’imaginait à peine femme, alors devenir mère lui paraissait au-dessus de ses forces. Puis, quand elle avait senti le corps de Kerryen trembler contre le sien, peut-être pleurait-il, elle s’était dit que, pour lui, elle pourrait affronter le regard des autres, ce bébé à naître auquel elle ne croyait pas encore et cet avenir à ses côtés… Au début, elle avait vécu cette grossesse comme une illusion, presque certaine de se réveiller le lendemain matin pour découvrir sa disparition. Cependant, elle avait dû se rendre à l’évidence, son ventre s’arrondissait mois après mois. Progressive, l’évolution de son état d’esprit avait été plus ou moins malmenée à distance par les bonnes intentions d’Inou. Si Kerryen tenait compte des difficultés d’acceptation auxquelles Ellah se heurtait, celles-ci échappaient totalement à sa tante que cette relation illégitime exaspérait. Son neveu n’imaginait même pas ce que l’annonce de cette maternité hors union provoquerait chez elle. En revanche, il percevait tous les efforts d’Ellah pour admettre de dévoiler au grand jour leur liaison, sa peur presque panique de se montrer à ses côtés avec un statut différent d’un simple soldat. Le départ d’Allora et la venue prochaine de cet enfant l’avaient précipitée dans une spirale infernale qu’elle refusait de toute son âme. Si elle avait pu cacher plus ou moins son état pendant un mois supplémentaire, il devint, cependant, évident que quelques-uns de ses proches commenceraient à avoir des doutes sur sa ligne plus saillante qu’à l’habitude. Malgré son désir de plus en plus vif d’officialiser leur relation, pour que tout malentendu fût définitivement levé, Kerryen n’exerçait aucune pression sur elle. Mieux, il attendait qu’elle-même effectuât les avancées nécessaires, parce qu’il la devinait si fragile qu’il craignait presque de la voir lui échapper au premier désaccord. Quand taire cette grossesse se révéla presque impossible, le couple se partagea les tâches. Un soir, Ellah partit trouver Amaury et Kerryen, Inou. — Tu es là ? avait-elle demandé en pénétrant dans la tour. — Oui, avait laconiquement répondu le garde, en tout cas plus souvent que toi, c’est certain… Ce soir-là, elle l’avait senti particulièrement fâché contre elle. Alors, elle avait rejoint son lit à présent inoccupé et s’y était assise. Plus que tout, en raison de l’affection précieuse d’Amaury, elle souhaitait désamorcer son légitime sentiment d’exaspération. — Je vais quitter la garnison temporairement, avait-elle lâché. Amaury s’était aussitôt redressé. — Tu vas faire quoi ? Pourquoi ? Et pour aller où ? — Je reste ici… Je change simplement de bâtiment. — Ah, ce n’est que ça, avait-il ironisé, en se recouchant. Tu retournes dans la chambre d’Inou ou tu préfères l’écurie ? Ardan serait sûrement content de te voir, lui aussi… Le cœur d’Ellah s’était contracté. Plus qu’en colère, son ami apparaissait surtout meurtri par ses absences à répétition ainsi que par le manque patent de confiance qu’elle lui avait manifesté. Visiblement, il lui en voulait. Elle avait inspiré longuement. — Je te présente toutes mes excuses pour ces derniers mois. Je me rends compte que, sans le désirer, je t’ai blessé. Je suis sincèrement désolée. — Désolée ! Tu te fiches de moi ou quoi ? Entre les journées et les nuits que tu passes systématiquement ailleurs, tu n’es plus jamais là ! J’attendais mieux de toi ! Je te rappelle que nous étions partenaires, mais c’était avant ! D’ailleurs, à ce sujet franchement, je me suis bien habitué à ma solitude forcée, alors, tu sais quoi, tu peux dégager ! Sur ces mots, il lui avait ostensiblement tourné le dos. — Je suis venue t’expliquer, Amaury. S’il te plaît, laisse-moi une chance… Mais, parce qu’il avait dédaigné sa demande, elle avait renoncé sans même se battre et, une fois dans la cour, le cœur lourd, elle avait regagné la plus haute tour et sa marche du guetteur, son endroit favori, le spectateur silencieux de ses peines. Là, à l’abri des regards, elle avait éclaté en sanglots avec l’envie prégnante de quitter cet endroit définitivement. Si même son ami le plus proche refusait de l’écouter, qu’en serait-il des autres ? Elle espéra que l’annonce de sa grossesse à sa tante se passait mieux pour Kerryen, mais elle n’y comptait pas trop. Connaissant Inou, ses qualités comme ses défauts, celle-ci n’accepterait pas un enfant hors relation officielle et les soucis commenceraient… Rien n’aurait dû se poursuivre ainsi. À l’heure actuelle, Allora et Kerryen devraient être mariés et, elle, perdue corps et âme… Pourquoi la vie s’obstinait-elle à lui offrir des secondes chances qui rendaient son existence toujours plus difficile ? Mourir aurait été tellement plus simple qu’affronter sa nécessité de vivre, d’une part, pour l’homme qu’elle avait choisi, d’autre part, pour cet enfant à venir, le fruit d’un amour aussi profond qu’illégitime.
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