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Sous les yeux de l'Occident

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Écrit par Joseph Conrad en 1911, "Sous les yeux de l'Occident" est un roman de la solitude et du déchirement sur fond de troubles politiques dans la Russie d'après la révolution de 1905.Un étudiant russe trouve un soir chez lui, caché, l'assassin d'un ministre de la répression tsariste survenue des heures plus tôt. Ce dernier lui demande de l'aider à fuir. Notre héros accepte, mais ...

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PREMIÈRE PARTIE
PREMIÈRE PARTIE Pour commencer, je veux me défendre de posséder les dons d’imagination et d’expression qui m’auraient permis de créer de toutes pièces, pour l’amusement du lecteur, le personnage qui s’appelait à la mode russe, Cyrile, fils d’Isidore, – Kirylo Sidorovitch Razumov. Si j’ai jamais, au moindre titre, été gratifié de dons semblables, je les ai vus, depuis longtemps, étouffés sous l’exubérance des mots. Les mots, vous le savez, sont les plus grands ennemis de la réalité. J’ai été pendant de longues années professeur de langues étrangères, occupation qui finit par devenir fatale pour les qualités d’imagination, d’observation et d’intuition dont un homme ordinaire a pu se sentir doté à un degré quelconque. Le professeur de langues voit infailliblement arriver un moment où le monde ne lui apparaît plus qu’à l’état d’un marché de mots innombrables, et où l’homme fait simplement figure d’animal parlant, peu supérieur en somme à un perroquet. Ceci dit, la simple observation aurait été insuffisante à me faire comprendre M. Razumov, pénétrer la réalité de son être, et bien plus encore à me le faire imaginer tel qu’il était. J’aurais été totalement incapable de me figurer seulement des événements semblables à ceux de sa vie. Je crois d’ailleurs que mes lecteurs n’auraient pas eu besoin de cette affirmation, pour découvrir dans les pages de mon récit tous les signes d’une évidence documentaire. Conclusion légitime : c’est bien en effet sur un document qu’est basée cette histoire, à la rédaction de laquelle je me suis contenté d’apporter ma connaissance de la langue russe, rôle suffisant pour ma tentative. Le document en question consiste, on l’a compris, en une sorte de journal. Ce n’est cependant pas un journal au sens propre du mot ; les notes, bien que toujours datées, n’en sont pas, en général, consignées jour à jour, et certaines d’entre elles, qui s’étendent sur des mois, couvrent des douzaines de pages. C’est ainsi que toute la première partie en est consacrée au récit rétrospectif d’un événement ancien d’un an. Je mentionnerai d’abord ce fait que j’ai longtemps vécu à Genève, ville dont tout un quartier doit aux nombreux étudiants russes qui l’habitent le nom de Petite Russie. J’avais à cette époque de multiples relations dans la Petite Russie, ce qui ne m’empêche pas d’avouer mon incompréhension persistante du caractère russe. L’illogisme de l’attitude, l’arbitraire des conclusions, la fréquence de l’exceptionnel chez ces gens-là, ne seraient pas des obstacles pour un homme dont la vie tout entière s’est passée dans l’étude des diverses grammaires ; mais il y a sans doute un autre écueil, un trait particulier de leur nature, une de ces différences subtiles qui échappent à la compréhension d’un pauvre professeur. Ce qui peut au contraire frapper ce professeur, c’est l’extraordinaire amour des Russes pour les mots. Ils les recueillent et les caressent, mais ne savent pas les garder pour eux ; ils sont toujours prêts à les lâcher, pendant des heures ou pendant des nuits, avec un enthousiasme, une abondance torrentueuse, et une précision telle parfois, que l’on ne peut se défendre de croire, comme en face d’un perroquet remarquable, qu’ils comprennent réellement ce qu’ils disent. Il y a, dans l’ardeur de leur parole, une générosité qui place leurs discours aux antipodes de la loquacité ordinaire, et ces discours restent trop décousus pourtant pour faire de la véritable éloquence. Mais je m’excuse d’une telle digression… Il serait oiseux de chercher les raisons qui ont poussé M. Razumov à laisser derrière lui un tel document. On se refuse à croire qu’il ait pu désirer le voir lire par aucun œil humain. Nous nous trouvons ici en présence d’un besoin mystérieux de la nature humaine qui, sans parler de Samuel Pepys, entré par cette voie dans l’immortalité, a poussé des gens sans nombre, criminels, saints, philosophes, jeunes filles, hommes d’état ou simples imbéciles, à écrire des mémoires révélateurs, dictés sans doute par la vanité, mais aussi par d’autres motifs plus insondables. Il doit y avoir, dans les mots, une merveilleuse puissance d’apaisement pour que tant d’hommes leur aient demandé de servir à leurs confessions. Paisible individu moi-même, je suppose que le véritable idéal poursuivi par les hommes est celui d’une forme, ou peut-être seulement d’une formule de paix. Au moins la réclament-ils avec assez de véhémence à l’heure actuelle. Mais je ne puis concevoir l’espèce d’apaisement que Kirylo Sidorovitch Razumov espérait trouver dans la rédaction de son journal. Il n’en reste pas moins qu’il l’a écrit. M. Razumov était un jeune homme bien proportionné, grand, et anormalement brun pour un Russe des Provinces centrales. Sa beauté eut paru incontestable, n’eût été un manque particulier de finesse dans les traits. On eût dit qu’une figure, vigoureusement modelée dans la cire (et même assez proche de la correction classique) avait été tenue près d’une flamme dont la chaleur, en ramollissant la matière, avait enlevé toute netteté aux lignes. Il ne manquait pas pour cela d’une suffisante bonne mine, et était doué au surplus de manières excellentes. Dans les discussions, il s’inclinait volontiers devant les arguments et l’autorité d’un interlocuteur, et prenait auprès de ses jeunes compatriotes l’attitude d’un auditeur impénétrable, d’un de ces auditeurs qui vous écoutent avec intelligence, – et changent de sujet. Une telle attitude, qui peut être chez un homme la marque d’une insuffisance intellectuelle ou de convictions peu solides, avait pourtant valu à M. Razumov une réputation de profondeur. Au milieu de bavards exubérants, habitués à s’épuiser chaque jour en discussions ardentes, on est porté à attribuer à un personnage relativement taciturne, une certaine puissance de réserve. Pour ses camarades d’Université, Kirylo Sidorovitch Razumov, étudiant en philosophie de troisième année à Pétersbourg, était une nature vigoureuse, et un homme parfaitement digne de confiance. Et ceci, dans un pays où toute opinion peut être un crime légal entraînant la mort ou un sort pire que la mort, signifiait qu’on le tenait pour un adepte des opinions interdites. On l’aimait aussi pour son urbanité et pour sa complaisance à obliger ses camarades, au prix même de quelque gêne personnelle. La rumeur publique attribuait pour père à M. Razumov un Archiprêtre, et pour protecteur un gentilhomme de haute famille, habitant peut-être de sa province lointaine. Mais son aspect extérieur cadrait mal avec une origine aussi humble, et il était difficile de croire à une telle paternité. En fait, on suggérait que M. Razumov avait eu pour mère la très jolie fille de l’Archiprêtre, hypothèse qui éclairait les choses d’un jour tout différent, et expliquait la protection du noble gentilhomme. Nul sentiment de malice ou de méchanceté n’avait d’ailleurs dirigé les recherches dans ce sens, et personne ne savait ou ne se souciait de savoir quel était le gentilhomme en question. Razumov recevait une pension modeste mais très suffisante, par l’entremise d’un avoué obscur qui semblait, en quelque sorte, jouer pour lui le rôle de tuteur. De temps en temps, le jeune homme assistait à la réception sans cérémonie d’un de ses professeurs ; c’étaient les seules relations sociales qu’on lui connût dans la ville. Il suivait régulièrement les cours obligatoires et passait, auprès des autorités, pour un étudiant plein de promesses. Il travaillait chez lui en homme décidé à faire son chemin, mais ne s’enfermait pas farouchement pour cela. Il restait toujours accessible, et il n’y avait rien de secret ou de réservé dans son existence…

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