Troisième œillet d’Inde-1

3187 Words
Troisième œillet d’IndeOn n’est jamais bien qu’ailleurs, mon cher Loti, vu qu’on s’ennuie partout. Donc, il n’est pas mauvais, de temps à autre, de s’en aller de partout où l’on est. Un certain nulle part fait d’inconscience universelle et d’anéantissement absolu, ce serait beau ! Qu’il existe ou non, ce néant, éternel sommeil sans rêves, plus doux que tous les rêves, je l’aime… Que nous serions donc heureux si nous pouvions laisser dans quelque coin cette défroque de chair et d’os, destinée à faire de l’humus pour les générations futures. Songez qu’il nous faut la nourrir, la vêtir, la présenter convenablement dans le monde, et que, pour nous récompenser il n’est pas de sottises auxquelles elle ne nous entraîne. Comme il doit être bon, le moment où notre âme s’envole comme un léger papillon aux ailes d’or, bien loin, bien loin de cette grossière chrysalide ! (Excusez, mon cher ami, cette image du papillon aux ailes d’or qui n’est peut-être pas bien neuve.) Et si ce qui s’envole de la chrysalide, c’est rien, – cela n’en vaudra que mieux ! On pourrait essayer ce saut dans l’inconnu ; mais sera-ce un vol, une chute, ou encore rien ?… Et puis notre manque d’habitude de la chose (vu qu’elle n’arrive jamais qu’une fois) nous arrête toujours, et retarde sans cesse le plus beau jour de la vie, qui est celui de la mort. En attendant donc que ce moment heureux vienne par la force destructive du temps ou des évènements, allons nous promener tous les deux. – Voulez-vous ? Si chacun de nous laissait de lui-même avant de partir tout ce qui est bon à laisser, il ne resterait rien. Alors personne ne partirait ; il n’y aurait donc pas de promenade, et par suite pas de récit, pas d’œillet d’Inde. De simples pages blanches. Or, le public capable d’apprécier une semblable littérature n’existe guère dans nos pays, dont la civilisation est encore relativement en enfance. Je ne vois guère qu’en Orient, chez ces peuples millénaires arrivés au summum de la sagesse par les contemplations perpétuelles dans lesquelles ils laissent si heureusement tomber leurs vagues pensées, un public capable de trouver plus d’intérêt à des pages blanches qu’à toute autre chose, et encore faudrait-il le chercher surtout parmi les fakirs et les derviches. Non, chez nous, il faut que ces pages soient couvertes de petits caractères noirs, alignés et ponctués. Donc, sacrifions au faux goût du jour comme tant d’autres l’ont fait avant nous : qu’il y ait un récit, deux voyageurs, et un quelque part où ils se promèneront. Où irons-nous ? Voilà la question. Que ferons-nous ? Que dirons-nous ? Ne réfléchissons pas trop, car nous ne partirions pas. Ne songeons pas à ce que nous allons faire, car nous ne ferions rien ; à ce que nous allons dire, car il vaut toujours mieux se taire que parler. Rien vaut toujours mieux que quelque chose. Vous croyez peut-être, ô Loti si naïf et si rusé, que je vais vous emmener dans ce que les clercs d’avoués appellent les « hautes sphères de l’idéal ». Non, vraiment : l’idéal, c’est trop bête à la fin ! Et trop commun aussi, puisque tout le monde se mêle d’en avoir. Donc, c’est sur terre que je vous emmène, et en Chine, pour nous reposer de votre Polynésie, et de vos pays musulmans, qui sont usés au possible… Mais, attendez donc, il faut ménager la vraisemblance de ce récit de promenade en commun. Il est évident que nous n’avons pas pu combiner tranquillement ce voyage, comme deux bons compagnons qui se préparent à cheminer côte à côte en échangeant des impressions heureuses et humoristiques ; car, suivant nos habitudes, nous nous serions querellés avant le départ, et finalement nous ne serions pas partis. – « Dieu qu’il est dur, ce départ ! Partiront-ils ou ne partiront-ils pas, ces deux voyageurs ? » se demande le lecteur avec inquiétude. – « Oui, monsieur ; un peu de patience comme vous savez en avoir quand vous vous embarquez dans quelque omnibus de campagne qui a toujours de nouvelles commissions à prendre avant de se mettre en route. Un peu de patience, nous allons partir au lever de l’aurore, qui sera même une aurore boréale. Êtes-vous content ? » – Voyons, arrangeons vite quelque chose de vraisemblable : nous nous sommes rencontrés par hasard dans un de ces endroits fréquentés et banals où tout le monde se retrouve, comme, par exemple, sur la glace de la baie du Pé-tchili, à une heure du matin, une nuit d’hiver. J’étais, moi, vêtu d’un sayon en poil de chameau avec force peaux de bêtes par-dessus. Longs cheveux blancs postiches, tombant sur les épaules, longue barbe blanche postiche ; une besace sur l’épaule et cinq sous dans la main. – Vous, la taille serrée dans un élégant justaucorps de velours garni de fourrures, vous étiez drapé dans un grand manteau tout à fait romantique ; sur le front, un « signe fatal », et sur la tête une jolie barrette avec une aigrette rouge. Nous avions eu l’idée de nous accoutrer ainsi, vous comprenez bien pourquoi : afin de ne pas nous reconnaître au cas où nous nous serions rencontrés promenant notre ennui sur quelque même point de cette planète, – qui a toujours été trop petite pour nous deux, puisque l’un n’a jamais pu aller nulle part sans y trouver l’autre. De cette manière vous voyez que la conjonction a lieu par hasard, et le premier abord mutuel pourra être satisfaisant. … La plaine de glace s’étend de tous côtés à perte de vue. La fantastique lumière de l’aurore boréale, promise au lecteur patient, embrase et colore superbement… LOTI.– Laissez-moi faire cette aurore, Plumkett : cela m’amusera. J’en ai tant vu dans les mers du Nord, pendant mes nuits de quart, que je saurai bien en raconter une. Vous disiez : « La lumière boréale embrase et colore superbement… » cette nuit et ce désert. À travers le cristal étincelant des glaçons qui nous entourent, les reflets d’en haut se décomposent en tant d’arcs-en-ciel, que nous croyons marcher au milieu d’un monde fait tout entier de gemmes précieuses. Au-dessus de nos têtes, les nuages qui planent sont d’un rouge sombre, d’une couleur intense de sang. Et de grands rayons pâles traversent le ciel comme des queues de comètes ; il y en a des milliers et des milliers, qui divergent tous d’une sorte de centre mystérieux, perdu au fond de l’immensité noire : le pôle magnétique. Des faisceaux, des gerbes de rayons s’élancent et se déforment, reparaissent et puis s’éteignent. Cette étrange magnificence change et remue. C’est la splendeur de cette force insaisissable, inconnue, qu’on a appelée magnétisme. Cette puissance occulte se donne ce soir une grande fête, par cette nuit d’hiver, là-bas dans les régions hyperborées. Elle rayonne, elle éblouit, elle inquiète, elle jette son épouvante de chose inexpliquée, incompréhensible, spectrale. Une sorte de tremblement continu agite toute cette lumière. On croit l’entendre bruire et crépiter ; – on écoute, – rien… Ce n’est qu’une grande fantasmagorie silencieuse. Ce feu est froid et mort ; dans ce ciel et sur cette mer gelée, c’est le silence absolu. PLUMKETT.– C’est bien cela. Ce milieu grandiose agissant sur nos nerfs, nous voici, Loti et moi, dégagés de toute entrave banale, ce qui facilite encore le bon accueil que nous nous faisons l’un à l’autre. Le premier, je vous interpelle : « Je suis Ahasvérus, dit le Juif errant, ayant vingt-cinq centimes dans ma poche, et le tour du monde à faire jusqu’au Jugement dernier, sans autres ressources pécuniaires, depuis mille huit cent quarante-neuf ans. Et toi, jeune homme, qui as dû entendre raconter ma piteuse légende, qui es-tu ? » Vous répondez : « Je suis Childe-Harold. J’ai bu à toutes les coupes ; je me suis enivré de tous les nectars et j’ai aussi senti l’âcreté de tous les fiels. J’ai respiré tous les parfums et tous les miasmes pestilentiels, quoique jeune encore. Je porte au front un signe fatal que tu peux y voir, vieillard ; tiens, là, entre les deux yeux. Et, repu de tout, blasé sur tout, je cherche autre chose que tout. Ahasvérus : « Tes discours ne me semblent pas clairs, jeune homme, mais c’est égal : tu me plais ! Vas-tu au nord ou au midi ? » Childe-Harold : « Je vais où le vent chasse la feuille détachée de son rameau. Ahasvérus : « Eh bien, justement, moi aussi, je vais là. Viens avec moi, et mon âge mûr pourra tempérer les ardeurs de tes passions, qui me semblent un peu déréglées ; mon expérience, dix-neuf fois séculaire, guidera ta jeunesse… » Et nous voilà donc, cheminant côte à côte sur la glace, moi en Juif errant et vous en héros byronien. LOTI.– Ahasvérus et Childe-Harold sont démodés, mon pauvre Plumkett, et votre petite histoire est d’un rococo complet. PLUMKETT.– Nous échangeons des propos fort intéressants. Je vous parle de mes mille huit cent quarante-neuf années de voyages ; dans mes récits, je vous montre un ailleurs perpétuel, et je vous tiens ainsi sous le charme de ma conversation. Vous, croyant me raconter du nouveau, vous me confiez des idylles dont les héroïnes, appartenant à toutes les races humaines connues, ont les mœurs les plus étranges. Et, dans vos discours, les mots parfums exotiques, charme oriental, calme tiède, chaleur énervante, sables brûlants, immensité plate ou platitude immense, et autres propos semblables reviennent très souvent ; – le tout accompagné de beaucoup de désespérance et d’amertume… Cependant, de la ligne droite de l’horizon, nous voyons devant nous surgir de petits points noirs… LOTI.– Permettez, Plumkett, il faut aussi songer à éteindre notre aurore boréale, car la nuit s’avance, je suppose, et le jour va bientôt paraître. Les nuages, qui d’abord ressemblaient à du sang vu par transparence, ont peu à peu changé de couleur. Les uns sont devenus d’un rouge sombre, les autres, d’un rose triste et mourant. Les grands yeux pâles s’en vont à la débandade dans le ciel immense ; on dirait qu’ils ont perdu leur centre ; on dirait qu’on les en a détachés en les tranchant : du côté du pôle, leurs sections sont nettes comme des sections faites à coups de ciseaux. Seulement ils se tiennent encore entre eux, les rayons pâles, juxtaposés en longues séries mouvantes et tremblantes. Cela semble des b****s d’une gaze lumineuse plissée à petits plis. Des souffles mystérieux, qu’on ne sent pas sur terre, des souffles magnétiques, agitent doucement ces étoffes de feu blême ; elles s’enroulent en spirales légères, ou se déploient comme des banderoles impalpables, en s’éteignant toujours. De dernières rougeurs, presque livides, paraissent encore çà et là sur les nuages. De derniers lambeaux de cette gaze lumineuse traînent au hasard dans l’espace, en tremblant toujours. Ils deviennent de plus en plus diaphanes. Ils sont si vagues, qu’on a peine à les suivre. Ils sont si ténus, que l’œil les perd. Ils ne sont plus rien. La lumière polaire est éteinte. L’aurore boréale vient de mourir. La nuit noire et glacée nous enveloppe et nous n’y voyons plus, au milieu de ce chaos déchiqueté qui est une mer figée. PLUMKETT.– Pardon ; nos yeux sont habitués à l’obscurité, mon cher Loti, et nous pouvons encore parfaitement nous diriger. D’ailleurs voici la première clarté indécise du jour d’hiver qui se lève. Devant nous, comme je vous le disais, nous voyons surgir sur la ligne d’horizon des petits points noirs, qui deviennent des masses, qui, insensiblement, montent, montent, à mesure que nous nous en rapprochons, et s’élèvent enfin rapidement au-dessus de la surface polie et réfléchissante du golfe gelé. Une ligne brunâtre vient ensuite réunir tous ces petits îlots épars qui prennent à nos yeux des aspects formidablement guerriers : c’est la côte du Pé-tchili, c’est l’entrée du Pé-ho ou rivière du Nord, ce sont les forts de Ta-hou, c’est la Chine ! Nous nous engageons au milieu de divers ouvrages en terre, et découvrons l’embouchure étroite et tortueuse du fleuve. Ici la glace est opaque et d’un jaune terreux : ce n’est plus de l’eau, c’est de la vase gelée. Lentement le jour se lève. Sur chaque berge se dresse une formidable citadelle, flanquée d’énormes bastions à l’européenne, avec des embrasures qui laissent paraître des canons Armstrong. Sur chacune de ces citadelles flotte un long pavillon jaune, sorte de banderole dentelée sur laquelle on voit un dragon vert cherchant à prendre avec les dents une grosse boule, blanche qui représente la lune. C’est le pavillon du Tien-tze ou Fils du Ciel, souverain de ce Tchoung-koué ou empire du Milieu, au sein duquel nous pénétrons. Des hommes se montrent aux remparts. Ils sont vêtus de larges casaques noires bordées de galons rouges ; ils ont sur le ventre une boule rouge et portent dans le dos les deux caractères Tang-ping qui signifient soldat (nous reconnaissons à ces signes leur position sociale). Ils sont coiffés de petits turbans noirs autour desquels s’enroule leur chevelure tressée en queue. Nous examinons ces faces patibulaires de bandits. Elles ont des expressions cruelles et niaises, féroces et riantes ; nez courts, épatés et busqués, petits yeux obliques, bouches largement fendues, mentons renfoncés. Tous gesticulent, se démènent et crient à la vue des deux étrangers voyageurs qui arrivent. Et s’ils pouvaient se douter de ce qui se passe dans leur tête ! Leur cervelle de Chinois éclaterait ! Une plaine marécageuse qui n’en finit plus, plaquée çà et là d’étendues luisantes, qui sont des flaques d’eau gelée. Un grand village, amas de petites cabanes en terre dont la couleur se confond avec celle du sol. Puis un autre village, toujours de la même couleur terreuse, puis un autre, et un autre encore. Et des gens couverts de peaux de bêtes comme des Esquimaux, avec de longues queues toujours et des yeux de travers, qui grouillent, qui vont et viennent comme des fourmis, qui s’arrêtent sur les berges, qui s’attroupent, écarquillent leurs petits yeux sournois, et, en nous voyant crient à tue-tête : Koué-tsé ! Koué-tsé ! (Fils de diables !) Sur la place, un grand va-et-vient de charrettes, de traîneaux, d’hommes montés sur des ânes, de piétons, tous ronds comme des boules, sous leurs amas de peaux de bêtes. Sur les berges, là où il n’y a pas de maisons, d’interminables alignements de jonques halées à sec, peintes en couleurs éclatantes, avec des proues représentant des gueules de monstres. Puis encore des villages en terre, encore des jonques, encore des fourmis humaines, encore des traîneaux sur la glace, encore de grands forts bastionnés avec des bannières et des banderoles jaunes ; encore des Tang-ping, avec leurs boules rouges sur leur ventre noir. Et du monde s’égosillant, hurlant : Koué-tsé ! Koué-tsé ! Koué-tsé ! – « Nous allons louer ce char qui passe, dit Ahasvérus-Plumkett, et nous serons, dans trois jours, arrivés à Péking. Si vous saviez, Childe-Harold, tout le monde de pensées qui s’éveille en moi, à simplement considérer cette charrette à deux mules que nous allons prendre. Songez, mon cher ami, que, six cents ans avant notre ère, le sage Koung-Fou-Tsé voyageait comme nous, dans une charrette exactement pareille à celle-ci, à travers cet immense empire, qui alors ressemblait fort à ce qu’il est aujourd’hui. Les charrettes chinoises, ô Childe-Harold, n’ont pas évolué d’après la loi de Darwin ; leur espèce est restée stationnaire. » Childe-Harold-Loti : « Mais, je ne me trompe pas !… Ces discours emphatiques et détraqués, cette parade de science moderne mal digérée !… Ce n’est pas Ahasvérus, c’est – Plumkett ! » Le faux Ahasvérus arrache sa perruque, sa barbe et son nez postiches. Loti efface son signe fatal, tracé à l’encre sur son front ; il enlève l’aigrette rouge de sa barrette qui a tout bonnement l’air d’une simple toque anglaise, et son justaucorps regardé attentivement semble ne plus être qu’un petit veston de gommeux. Ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre, et le plaisir de se retrouver leur fait oublier pour un moment l’ennui mutuel qu’ils se procurent d’ordinaire. En routé pour Pé-king ! Clic ! clac !… « Ta ta ta ta ! » crie notre cocher à queue, et les voilà parties au trot, nos deux mules maigres. Notre véhicule est monté sur une paire d’énormes roues, et recouvert d’une toile bleue destinée à nous protéger contre le vent poussiéreux du nord. Nos mules ont d’inébranlables principes qui leur interdisent de faire plus de quarante lis à l’heure (quatre kilomètres en style français). Le paysage que nous avons sous les yeux consiste en un nuage de poussière, venu tout exprès de Mongolie pour nous faire enrager ; il enveloppe tout ; ne prenez donc pas la peine de regarder dehors, Loti, car vous ne verriez rien. Ne me parlez pas, car, en ouvrant la bouche, vous en avaleriez des kilogrammes, de cette poussière. Tenez-vous tranquille, emmitouflé comme un Groenlandais, et ne dormez pas surtout, car vous risqueriez de geler sous vos fourrures. Du reste, cela ne durera que trois jours, ce petit voyage, et nous aurons pour distraction la vue de notre muletier, affreux chenapan chinois, malpropre de la tête aux pieds, et rond comme un poussah, sous ses sept ou huit manteaux en peau de bique. Quand la voiture est bien en route, c’est-à-dire quand les deux grosses roues sont bien enfoncées dans les ornières qui représentent les railways chinois, il s’endort d’un œil. Les mules s’endorment aussi, et prennent des allures de somnambule. Il y a par instants des passages difficiles, comme, par exemple, la traversée du Pé-ho. Cela commence par une dangereuse dégringolade, depuis le haut de la berge jusque sur la glace de la rivière. Des cahots, des heurts violents sur des amoncellements de boue et d’immondices gelés. Après, il y a l’ascension sur l’autre rive : la mule de tête vient d’elle-même, d’un air très entendu, se ranger du côté de la roue gauche : « Ta ta ta ! » râle le muletier, hors de lui, ses petits yeux obliques lui sortant de la tête ; l’intelligente bête s’élance, contracte ses jambes grêles : « Ta ta ta ! » nous voilà regrimpés sur la terre ferme, continuant notre route dans la plaine interminable. Encore le Pé-ho à repasser ! Il le fait exprès, ce fleuve, de nous barrer le chemin. Mais cette fois il y a un pont en arc de cercle. Même manœuvre : « Ta ta ta ! » et la charrette ascensionne le point culminant, pour rouler sur l’autre versant avec une vitesse inquiétante, en pourchassant devant elle les deux malheureuses rosses affolées. Et toujours, toujours, de grandes plaines nues. De temps à autre, des alignements de cercueils, en bois, ou quelques silhouettes mélancoliques d’arbres sans feuilles, dont le vent tord les branchages échevelés. Tout cela entrevu entre deux avalanches de poussière rousse, sous un brumeux crépuscule d’hiver… Notre pensée se fait trombe de poussière ; elle se fait « Ta ta ta ! » ; elle se fait bruits de clochettes, bruits de cahots, grincements de roues dans l’ornière, hurlements du vent qui souffle avec furie… Un temps qui échappe à toute mesure se passe ainsi, dans cette incessante monotonie froide et bruyante. À l’entrée de la nuit, tout cela tourne en vision de dormeur éveillé ; nous tombons dans une sorte d’abrutissant cauchemar ; nous sommes hantés par ces deux hideuses haridelles, qui se trémoussent dans l’atmosphère sombre et poussiéreuse, comme des bêtes d’enfer… Vers le soir du second jour, paraît à notre horizon une vieille muraille grise crénelée, avec des bastions espacés les uns des autres d’une portée de flèche. C’est Tien-Tsin-Fou, la ville de la Pureté céleste, où vivent neuf cent mille êtres humains, ayant en général des queues derrière la tête et des yeux de travers. C’est là que nous allons passer la nuit, pour nous remettre en route au petit jour. Dans le flanc de ce long rempart gris, s’ouvre un trou noir, béant, en forme d’arcade, où viennent mourir les sinuosités des deux ornières parallèles qui marquent la route. Et nous nous engouffrons dans ce trou, sorte de long tunnel d’aspect sinistre : il semble, quand on entre là, qu’on n’en sortira plus. Des exhalaisons fétides nous montent au nez. Nous nous mouvons, lourdement cahotés, sur d’énormes dalles dénivelées et brisées, au sein d’un grouillement confus, dans une lugubre demi-obscurité. Ce monde, cette foule qui est autour de nous, ce sont d’immondes penailleux, demi-nus ; hommes ébouriffés ; femmes à petits pieds enveloppés de sordides bandelettes, au teint livide, avec des nourrissons aux trois quarts morts ; gens grelottants et claquant des dents, tapis contre des bornes afin d’avoir moins froid ; peaux jaunes à demi trouées par les os, carcasses humaines couvertes de vermine ; des infirmes, vrais ou faux, pitoyables ou menaçants ; qui c*l-de-jatte, se traînant sur des mains en forme de pieds ; qui sans yeux ; qui bancroches, lépreux, idiots, pustulés, épileptiques, dartreux, fous couverts d’ulcères, n’ayant plus face de Chinois. Quelques-uns psalmodiant de lamentables complaintes et entourant notre charrette pour implorer notre charité, nous appelant Si-ta-lao-yéh (grands seigneurs d’Occident) ; d’autres ricanant lugubrement et faisant mine d’arrêter nos mules ; d’autres enfin restant immobiles, plongés dans une morne prostration, proche voisine de la mort… Le muletier, pratique de ces sortes de milieux, disperse cette « Égypte chinoise » en s******t de vigoureux coups de fouet les misérables figures des plus audacieux, et nous pénétrons dans la ville de la Pureté céleste poursuivis par des malédictions enragées.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD