Chapitre V

3876 Words
Chapitre V« Aussi bien qu’un pilote il avait sa boussole : L’intérêt personnel était toujours le pôle Vers lequel en tout temps l’aiguille se tournait ; Sa voile, qu’avec art chaque jour il tendait, Se gonflait par le vent des passions des autres. » Le Trompeur, tragédie. Foster était encore à discuter avec la jeune dame, qui ne répondait qu’avec mépris et dédain aux prières qu’il lui faisait pour qu’elle rentrât dans son appartement, quand un coup de sifflet se fit entendre à la porte de la maison. – Nous voilà dans une belle passe ! dit-il, c’est le signal de milord : que lui dire du désordre qui vient d’avoir lieu ici ? Sur ma conscience, je n’en sais rien. Il faut que le guignon soit toujours sur les talons de ce coquin de Lambourne, et il n’a échappé à la potence que pour venir me porter malheur. – Paix, monsieur ! dit la dame, et hâtez-vous d’ouvrir à votre maître. Milord, mon cher lord ! s’écria-t-elle en courant avec empressement vers la porte de l’appartement. Ah ! ajouta-t-elle d’un ton qui exprimait le regret qu’elle éprouvait d’être trompée dans son espoir, ce n’est que Richard Varney. – Oui, madame, dit Varney en la saluant d’un air respectueux, salut qu’elle lui rendit avec un mélange d’insouciance et de déplaisir ; oui, ce n’est que Richard Varney. Mais on voit avec joie un nuage doré paraître le matin du côté de l’est, parce qu’il annonce le soleil. – Milord viendra donc aujourd’hui ? demanda-t-elle avec une joie mêlée d’agitation. Et Foster répéta la même question. Varney répondit à la dame qu’elle recevrait la visite de milord dans la journée, et il commençait à lui débiter quelques compliments lorsque, courant à la porte de la salle, elle cria à haute voix : – Jeannette ! Jeannette ! vite, vite ! venez dans mon cabinet de toilette. Se retournant alors vers Varney : – Milord vous a-t-il chargé de quelques ordres pour moi ? lui demanda-t-elle. – Voici, madame, une lettre qu’il vous envoie, et elle contient un gage de son affection pour celle qui règne souverainement dans son cœur. En même temps il lui présenta un paquet soigneusement fermé par un fil de soie écarlate. Elle chercha avec vivacité à en dénouer le nœud, et, ne pouvant y réussir, elle cria de nouveau : – Jeannette ! Jeannette ! des ciseaux, un couteau, n’importe quoi ; que je puisse couper ce nœud qui met obstacle à mon bonheur. – Cet instrument ne peut-il vous servir, madame ? dit Varney en lui présentant un petit poignard d’un travail précieux, qu’il portait à sa ceinture dans une gaine de cuir de Turquie. – Non, monsieur, répondit-elle en faisant un geste dédaigneux ; votre poignard ne coupera pas mon nœud d’amour. – Il en a pourtant coupé plus d’un, dit à part Tony Foster en jetant un coup d’œil sur Varney. Cependant le nœud fut dénoué sans autre secours que les doigts déliés de Jeannette, jeune et jolie personne, simplement vêtue, fille de Foster, qui, s’entendait appeler par sa maîtresse, s’était empressée d’accourir. Un collier de perles orientales se trouvait dans le paquet. La jeune dame le remit à sa suivante en y jetant à peine un coup d’œil, et se mit à lire ou plutôt à dévorer le contenu d’un billet parfumé dont il était accompagné. – Sûrement, madame, dit Jeannette regardant le collier avec admiration, les filles de Tyr n’avaient pas de plus beaux joyaux. Et l’inscription… Pour parer un cou plus blanc encore ! Certainement chacune de ces perles vaut un domaine. – Et chaque mot de ce cher billet vaut tout le collier, mon enfant. Mais passons dans notre cabinet de toilette ; il faut nous faire belle, Jeannette. Milord vient ici ce soir ; il m’engage à vous faire bon accueil, M. Varney, et ses désirs sont une loi pour moi. Je vous invite à une collation ce soir dans mon appartement, et vous aussi, M. Foster. Donnez les ordres nécessaires pour qu’on fasse tous les préparatifs convenables pour la réception de milord. À ces mots elle sortit. – Elle le prend déjà sur un ton, dit Varney, et elle admet en sa présence à titre de faveur, comme si elle partageait le haut rang de milord. Elle a raison ; il est prudent de répéter d’avance le rôle que la fortune peut nous destiner à jouer. Il faut que le jeune aigle apprenne à regarder le soleil avant de prendre son essor pour s’élever vers lui. – S’il ne s’agit, dit Foster, que de lever la tête bien haut pour ne pas avoir les yeux éblouis, je vous réponds qu’elle ne baissera pas la crête. C’est un faucon que mon sifflet ne pourra bientôt plus rappeler, M. Varney. Si vous saviez avec quel ton de mépris elle me parle déjà. – C’est ta faute, imbécile sans génie et sans invention, qui ne connais d’autre moyen de répression qu’une force brutale ! Ne peux-tu, pour lui rendre agréable l’intérieur de la maison, employer la musique et d’autres amusements ; et, pour lui ôter la fantaisie d’en sortir, lui faire quelques contes de revenants ? Le cimetière touche aux murs de ce parc, et tu n’as pas assez de génie pour évoquer un fantôme afin de mettre à la raison les femmes qui demeurent chez toi ? – Ne parlez pas ainsi, M. Varney. Je ne crains âme qui vive, mais je ne veux point badiner avec les morts, mes voisins. Je vous assure qu’il ne faut pas être sans courage pour vivre si près d’eux. Le digne M. Holdforth, le prédicateur de Sainte-Antholine, eut une belle frayeur la dernière fois qu’il vint me voir. – Tais-toi, fou superstitieux ! ou plutôt, puisque tu parles de ceux qui viennent te voir, dis-moi, fourbe, comment il se fait que j’aie rencontré Tressilian dans le parc. – Tressilian ! qui est Tressilian ? je ne connais pas même son nom. – Quoi, misérable ! tu ne sais pas que c’est le choucas de Cornouailles à qui le vieux sir Hugh Robsart avait destiné sa jolie Amy ! et il venait ici pour rattraper la belle fugitive. Il faut prendre des précautions, car il se croit outragé, et il n’est pas homme à dévorer paisiblement un affront. Heureusement il ne soupçonne pas milord ; il croit n’avoir affaire qu’à moi. Mais, au nom du diable, comment s’est-il trouvé ici ? – Il faut qu’il soit venu avec Michel Lambourne. – Et qui est ce Michel Lambourne ? De par le ciel ! tu devrais mettre une enseigne à la porte, et inviter tous les vagabonds à y entrer, afin qu’ils puissent voir ce que tu devrais cacher même à l’air et au soleil. – Voilà comme les courtisans remercient des services qu’on leur rend ! Ne m’avez-vous pas chargé, M. Richard Varney, de vous chercher un homme ayant une bonne lame et une conscience à toute épreuve ? Ne devais-je pas m’occuper de vous le trouver ? Et cela n’était pas facile ; car, grâce au ciel, je ne fais pas ma société de gens de cette trempe. Mais le ciel a voulu que ce grand drôle, qui est, sous tous les rapports, le coquin déterminé que vous désirez, soit arrivé ici pour réclamer impudemment les droits d’une ancienne connaissance, et j’ai admis ses prétentions uniquement pour vous faire plaisir. Voilà comme vous me remerciez de m’être dégradé pour vous jusqu’à converser avec lui ! – Mais si c’est un drôle qui te ressemble, et à qui il ne manque que le vernis d’hypocrisie qui pare ton âme, à peu près aussi bien que les restes de dorure qu’on voit sur une vieille arme rongée par la rouille, comment se fait-il que le religieux, le langoureux Tressilian soit venu ici avec lui ? – Je n’en sais rien ; mais ils sont venus ensemble, de par le ciel ! Et pour vous dire la vérité, ce Tressilian, puisque c’est son nom, a eu un moment de conversation avec notre jolie poupée, tandis que je causais avec Lambourne dans la bibliothèque pour votre affaire. – Misérable imprudent ! tu nous as perdus tous deux. Elle a déjà plus d’une fois jeté un regard en arrière vers la maison de son père en l’absence de milord. Si les sermons de ce nigaud l’ont décidée à retourner à son ancien perchoir, nous sommes perdus. – Ne craignez rien, M. Varney, il prêcherait en vain. Dès qu’elle l’a aperçu, elle a poussé un cri comme si un aspic l’avait piquée. – Tant mieux. Mais, mon bon Foster, ne pourrais-tu sonder ta fille pour savoir ce qui s’est passé entre eux ? – Je vous dis clairement, M. Varney, que ma fille n’entrera pour rien dans nos projets ; je ne veux pas qu’elle se chauffe du même bois que nous. Je puis vous aider, moi, parce que je sais comment me repentir de mes fautes ; mais je ne veux pas mettre en danger l’âme de mon enfant pour votre bon plaisir ou celui de milord. Je puis marcher entre les pièges et les précipices, parce que je suis armé de prudence ; mais je ne veux pas y risquer ma pauvre fille. – s*t méfiant, je n’ai pas plus envie que toi que ta morveuse de fille soit admise dans nos secrets, ni qu’elle aille au diable sur les talons de son père ; mais tu peux indirectement apprendre d’elle quelque chose. – Oh ! c’est ce que j’ai déjà fait, M. Varney : sa maîtresse s’est écriée que son père était malade. – Malade ! cela est bon à savoir, et j’en tirerai parti. Mais il faut débarrasser le pays de ce Tressilian. Je n’aurais eu besoin de personne pour cette affaire, car je le hais comme le poison ; sa présence est pour moi une coupe de ciguë ; et j’ai vu le moment où nous n’aurions plus eu à le craindre ; mais le pied m’a glissé, et pour dire la vérité, si ton camarade ne fût arrivé à propos pour lui arrêter le bras, je saurais à présent si toi et moi nous avons pris le chemin du ciel ou celui de l’enfer. – Et vous parlez si légèrement d’un tel risque, M. Varney ! eh bien, vous avez du courage. Quant à moi, si je n’espérais vivre encore bien des années, et avoir le temps de travailler au grand ouvrage du salut par le repentir, je ne vous suivrais pas dans votre carrière. – Tu vivras autant que Mathusalem, Foster ; tu amasseras autant de richesses que Salomon, et alors tu te repentiras si dévotement que tu deviendras plus fameux par ta pénitence que tu ne l’auras été par ta coquinerie ; et ce n’est pas peu dire. Mais, quant à présent, il faut prendre garde à Tressilian. Ton pendard de camarade est à ses trousses ; il y va de notre fortune, Tony. – Je le sais, je le sais, répondit Foster d’un air sombre ; voilà ce que c’est que d’être ligué avec un homme qui ne connaît pas même assez les Écritures pour savoir que le journalier mérite son salaire ! C’est pour moi, suivant l’usage, que seront toutes les peines et tous les risques. – Les risques ? et où sont ces grands risques ? Ce drôle vient rôder aux environs de ton parc et de ta maison ; tu le prends pour un voleur ou un braconnier ; tu emploies contre lui le fer ou le plomb ; quoi de plus naturel ? Un chien à la chaîne mord celui qui s’approche trop de sa loge. Qui pourrait l’en blâmer ? – Oui ; et en me donnant une besogne de chien, vous me récompensez comme un chien. Vous, M. Varney, vous vous êtes fait une belle et bonne propriété de tous les biens de l’abbaye d’Abingdon, et moi je n’ai que la pauvre jouissance de ce petit domaine ; jouissance bien précaire, puisqu’elle est révocable à votre bon plaisir. – J’entends ; tu voudrais que cette jouissance se convertît en propriété. C’est ce qui peut encore arriver, Tony, si tu le mérites. Mais bride en main, mon bon Foster ; ce n’est pas en prêtant une chambre ou deux de cette vieille maison pour servir de volière à la jolie perruche de milord, ce n’est pas en fermant tes portes et tes fenêtres pour l’empêcher de s’envoler, que tu t’en montreras digne. Souviens-toi que le revenu net de ce manoir est évalué soixante-dix-neuf livres sterling cinq shillings cinq pence et demi, sans y comprendre les bois. Tu dois avoir de la conscience, et convenir qu’il faut de grands services, des services secrets, pour mériter une telle récompense, et quelque chose de mieux. Maintenant fais venir ton domestique pour qu’il me tire mes bottes ; fais-moi servir à dîner, donne-moi une bouteille de ton meilleur vin ; et ensuite j’irai voir cette grive avec un costume soigné, un air serein et un cœur gai. Ils se séparèrent, et se rejoignirent à midi, qui était alors l’heure du dîner, Varney élégamment vêtu en courtisan de cette époque, et Foster même ayant fait une espèce de toilette qui ne faisait que mieux ressortir un extérieur difforme. Ce changement n’échappa point aux yeux de Varney. Quand ils eurent fini leur repas, et que le domestique se fut retiré : – Comment diable ! Tony, lui dit-il en le toisant des pieds à la tête, te voilà beau comme un chardonneret ; je crois qu’à présent tu pourrais siffler une gigue. Mais je vous demande excuse, cet acte profane vous ferait rejeter du sein de la congrégation des zélés bouchers, des purs tisserands et des saints boulangers d’Abingdon, qui laissent refroidir leur four tandis que leur tête s’échauffe. – Vous répondre par de saints discours, M. Varney, ce serait, excusez la parabole, ce serait jeter des perles aux pourceaux. Ainsi je vous parlerai le langage du monde, le langage que celui qui est le roi du monde vous a donné la faculté de comprendre, et dont vous avez appris à tirer parti d’une manière peu commune. – Dis tout ce que tu voudras, honnête Tony ; car, soit que tu prennes pour base de tes discours ta foi absurde ou ta pratique criminelle, rien ne peut être plus propre à relever la saveur de ce vin d’Alicante. Ta conversation a un piquant qui l’emporte sur le caviar, sur les langues salées, en un mot sur tout ce qu’on peut imaginer de meilleur pour disposer le palais à savourer le bon vin. – Eh bien donc, dites-moi, M. Varney, milord notre maître ne serait-il pas mieux servi si son antichambre était remplie de gens honnêtes et craignant Dieu, qui exécuteraient ses ordres et songeraient à leur profit tranquillement, sans bruit et sans scandale, au lieu de n’y placer que des fiers à bras comme Tisdesly, Killigrew, ce coquin de Lambourne que vous m’ayez donné la peine de vous chercher, et tant d’autres qui portent la potence sur le front et le meurtre dans la main, qui sont la terreur de tous les gens paisibles, et un véritable scandale dans la maison de milord ? – Vous devez savoir, honnête Tony, que celui qui chasse au poil et à la plume doit avoir des chiens et des faucons. La route que suit milord est hérissée de difficultés ; il a besoin de gens de toute espèce qui lui soient dévoués, et sur qui il puisse compter. Il lui faut des courtisans parfaits, tels que moi, qui puissent lui faire honneur en le suivant à la cour, qui sachent porter la main à leur épée au moindre mot qu’ils entendent contre son honneur, et qui… – Qui veuillent bien dire un mot pour lui a l’oreille d’une belle dame, quand il ne peut pas en approcher lui-même. – Il lui faut encore, continua Varney sans paraître faire attention à cette interruption, des procureurs, pionniers subtils, pour dresser des contrats qui garrottent les autres sans trop le gêner lui-même, et pour lui faciliter les moyens de tirer le meilleur parti des concessions de terres de l’Église et de toute autre espèce de grâces ; des apothicaires pour assaisonner convenablement au besoin un bouillon ou un chaudeau ; des spadassins intrépides qui combattraient le diable s’il se présentait à eux ; mais surtout, et sans préjudice des autres, il lui faut des âmes saintes, innocentes, puritaines, comme la tienne, honnête Foster, et capables d’accomplir les œuvres de Satan tout en défiant son pouvoir. – Vous ne voudriez pas dire, M. Varney, que notre maître, que je regarde comme l’homme du royaume ayant les sentiments les plus nobles, ait recours, pour s’élever, à des moyens tels que ceux dont vous venez de parler, et qu’on ne pourrait employer sans péché. – Ce n’est pas à moi qu’il faut parler sur ce ton, l’ami Foster. Ne t’y méprends pas ; je ne suis pas en ton pouvoir, comme ta faible cervelle se l’imagine, parce que je te fais connaître sans me gêner les instruments, les ressorts, les vis, les leviers, les crampons dont les grands hommes se servent pour s’élever dans des temps difficiles. Ne disais-tu pas que notre bon lord est le plus noble des hommes ? Soit, il n’en a que plus besoin d’avoir à son service des gens peu scrupuleux, et qui, sachant que sa chute les écraserait, suent sang et eau et risquent corps et âme pour le soutenir : je te le dis parce que peu m’importe qui le sache. – Ce que vous dites là sont des paroles de vérité, M. Varney. Celui qui est chef d’un parti n’est autre chose qu’une barque sur les flots ; elle ne s’élève pas d’elle-même, mais elle doit son élévation aux vagues sur lesquelles elle est portée. – Tu ne parles que par métaphores, Tony ; cette veste de velours a fait de toi un oracle. Il faudra que nous t’envoyions à Oxford pour y prendre tes degrés. Mais en attendant as-tu employé tout ce qu’on t’a envoyé de Londres ? As-tu préparé un appartement digne de milord ? – Il serait digne d’un roi le jour de ses noces ; et je vous réponds que madame Amy s’y donne des airs comme si elle était la reine de Saba. – Tant mieux, mon bon Foster ; il faut qu’elle soit contente de nous ; notre fortune dépend de son caprice. – En ce cas nous bâtissons sur le sable ; car, en supposant qu’elle partage à la cour le rang et l’autorité de son mari, comment me regardera-t-elle, moi qui suis en quelque sorte son geôlier, la gardant ici, bon gré mal gré, comme une chenille sur un espalier, tandis qu’elle voudrait être un papillon bariolé dans le jardin d’une cour ? – Ne crains pas qu’elle soit mécontente ; je lui ferai sentir que tout ce que tu as fait dans cette affaire a été pour rendre service à milord ainsi qu’à elle-même. Quand elle sortira de la coquille de l’œuf où elle est encore enfermée, elle conviendra que nous avons fait éclore sa grandeur. – Prenez-y garde, M. Varney ; vous pouvez compter sans votre hôte dans cette affaire. Elle vous a fait un accueil à la glace ce matin, et je crois qu’elle vous regarde comme moi, de mauvais bail. – Tu te trompes, Foster ; tu te trompes complètement : elle tient à moi par tous les liens qui peuvent l’attacher à un homme grâce auquel elle a pu satisfaire son amour et son ambition. Qui a arraché à son humble destinée l’obscure Amy Robsart, la fille d’un vieux radoteur, d’un chevalier sans fortune, l’épouse future d’un fou, d’un enthousiaste comme Edmond Tressilian ? Qui a fait luire à ses yeux la perspective de la plus belle fortune d’Angleterre et peut-être de l’Europe ? n’est-ce pas moi ? C’est moi qui, comme je te l’ai déjà dit, leur ménageais des entrevues secrètes ; qui veillais autour du bois, tandis qu’on y poursuivait le gibier ; c’est moi que ses parents encore aujourd’hui accusent d’être le compagnon de sa fuite, et qui, si j’étais dans leur voisinage, ferais bien de porter sur ma peau autre chose qu’une chemise de toile de Hollande, de crainte qu’elle ne fît connaissance avec l’acier d’Espagne. Qui portait leur correspondance ? qui amusait le vieux chevalier et Tressilian ? qui imagina le plan de sa fuite ? moi. Ce fut moi en un mot qui tirai cette jolie petite marguerite du champ inconnu où elle fleurissait, pour l’attacher sur le front le plus fier de toute l’Angleterre. – Fort bien, M. Varney ; mais elle pense peut-être que, si cela n’eût dépendu que de vous, la fleur aurait été attachée si légèrement au bonnet, que le premier souffle du vent toujours variable de la passion aurait pu jeter à bas la pauvre marguerite. – Elle doit faire attention, dit Varney en souriant, que la fidélité que je devais à milord a dû m’empêcher d’abord de lui conseiller le mariage ; cependant je lui en ai donné le conseil quand j’ai vu que rien ne pouvait la satisfaire sans… dirai-je le sacrement ou la cérémonie, Foster ?… – Mais elle a encore une autre dent contre vous, et je vous en avertis pour que vous preniez garde à vous. Elle n’aime pas à cacher sa splendeur dans la lanterne d’un vieux bâtiment monastique : elle voudrait briller comme comtesse parmi les comtesses. – Elle a raison ; cela est tout naturel. Mais quel rapport ce désir a-t-il avec moi ? Elle peut briller à travers la corne et le cristal, suivant le bon plaisir de milord ; je n’ai rien à dire à tout cela. – Elle pense que vous tenez le gouvernail de la barque, et qu’il dépend de vous de la diriger à votre gré. En un mot elle attribue l’obscurité dans laquelle elle vit aux conseils que vous donnez en secret à milord et au soin avec lequel j’exécute vos ordres ; ainsi elle nous aime à peu près comme un condamné aime son juge et son geôlier. – Il faudra pourtant qu’elle nous aime davantage pour sortir d’ici, Tony. Si, pour d’importantes raisons, j’ai donné le conseil de la garder pendant un certain temps, je puis donner celui de la faire briller de tout son éclat ; avec la place que j’occupe près de la personne de milord, je serais fou de le faire si elle était mon ennemie. Fais-lui sentir cette vérité quand l’occasion s’en présentera, et repose-toi sur moi pour lui parler en ta faveur et te faire valoir auprès d’elle. Gratte-moi, je te gratterai : c’est un proverbe reçu dans tout l’univers. Il faut qu’elle connaisse ses amis, et qu’elle puisse juger du pouvoir qu’ils ont de devenir ses ennemis. En attendant, surveille-la de près, mais avec tout le respect dont ton naturel grossier est susceptible. C’est une excellente chose que ton air renfrogné et ton humeur bouledogue ; et tu dois remercier Dieu de t’avoir fait ce présent, qui n’est pas même inutile pour milord, car, quand il s’agit d’avoir recours à quelque acte de sévérité, cela semble couler de source chez toi : elle n’en accuse pas des ordres secrets, elle ne l’attribue qu’à ta brutalité naturelle ; et milord esquive le reproche. Mais chut ! on frappe à la porte ; regarde à la fenêtre : ce n’est pas aujourd’hui qu’il faut qu’on nous interrompe. – C’est Michel Lambourne, dit Foster après s’être approché de la croisée ; celui dont je vous parlais avant le dîner. – Oh ! qu’il entre, dit le courtisan ; il vient nous apporter des nouvelles de Tressilian, et il nous importe d’être informés de tous ses mouvements. Fais-le entrer, te dis-je, mais ne l’amène pas ici ; j’irai vous joindre dans la bibliothèque. Foster sortit. Varney, les bras croisés sur sa poitrine, fit plus d’une fois le tour de l’appartement, enseveli dans de profondes réflexions, et laissant échapper de temps en temps quelques paroles interrompues, que nous avons cherché à lier ensemble, afin de rendre ce soliloque intelligible pour nos lecteurs. – Cela n’est que trop vrai, dit-il en s’arrêtant tout-à-coup, et en appuyant la main droite sur la table sur laquelle il venait de dîner avec Foster. Ce vieux coquin a sondé la profondeur de mes craintes ; et je n’ai pas été en état de les lui déguiser. Elle ne m’aime pas, et plût au ciel qu’il fût aussi vrai que je ne l’eusse pas aimée ! Insensé que je fus de lui parler pour moi, quand la prudence m’ordonnait de n’être que le fidèle agent de milord ! Ce moment fatal d’oubli m’a mis à sa discrétion, et jamais homme sage ne doit se mettre à la merci de la meilleure des copies de notre mère Ève. Depuis l’instant où ma politique a fait ce faux pas dangereux, je ne puis la voir sans éprouver un si singulier mélange de crainte, de haine et de tendresse, que je ne sais si j’aurais plus de plaisir à la posséder qu’à la perdre si j’en avais le choix. Mais il ne faut pas qu’elle sorte d’ici avant que je sache parfaitement comment nous sommes ensemble. L’intérêt de milord exige que cet obscur mariage reste caché ; mon intérêt, l’exige aussi, car, s’il vient à tomber, je suis entraîné dans sa chute. D’ailleurs je ne lui offrirai pas la main pour l’aider à monter sur son fauteuil de parade, pour qu’une fois qu’elle y sera bien assise elle puisse tout à son aise me mettre le pied sur la gorge. Il faut que l’amour ou la crainte lui parle en ma faveur. Qui sait si je ne puis encore goûter la plus douce vengeance de ses anciens mépris. Ce serait le coup de maître d’un courtisan. Que je sois admis dans ses conseils, qu’elle me confie un secret, ne fût-il question que de dérober un nid de linottes, et, belle comtesse, tu es à moi. Il fit encore quelques tours dans la chambre, s’arrêta, se versa un verre de vin, le but, comme s’il eût espéré par là calmer l’agitation de son esprit : – Maintenant armons-nous d’un front serein et d’un cœur impénétrable, ajouta-t-il ; et il sortit de l’appartement.
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