II-3

2006 Words
Il se dit, avec une sorte d’angoisse : « Je veux être compris ! » Cet éternel désir, avec sa signification profonde et mélancolique pesait lourdement sur Razumov qui, parmi quatre-vingt millions de ses proches, n’avait pas un seul cœur à qui se confier ! Il n’avait pas à songer à l’avoué ; il méprisait trop le petit agent de chicanes ! Impossible aussi d’aller étaler sa conscience devant l’agent de police du coin. Il n’avait aucun désir non plus de s’adresser au commissaire de son district, personnage à l’aspect commun qu’il rencontrait parfois sur le trottoir, dans son uniforme râpé, une cigarette éteinte pendue à la lèvre. « Il commencerait par me boucler, probablement ; en tous cas, il se mettrait en fureur, et ferait un affreux vacarme », se disait Razumov. « Un acte de conscience ne pouvait s’accomplir sans une certaine dignité !… » Razumov ressentait le besoin désespéré d’un conseil, d’un appui moral. Qui sait en quoi consiste la vraie solitude, non pas ce que l’on désigne banalement par ce mot, mais la solitude avec toutes ses terreurs ? Pour le déshérité même, la solitude porte un masque ; le plus misérable des réprouvés chérit quelque souvenir ou quelque illusion. Mais de temps en temps, une rencontre fatale d’événements lève un coin du voile pendant une seconde. Une seconde seulement ! Aucun être humain ne pourrait supporter, sans devenir fou, la claire perspective d’une solitude morale absolue… Et Razumov en était là. Pour fuir cette obsession, il envisagea pendant une longue minute l’idée délirante de se précipiter dans son logis et de tomber à genoux au pied du lit sur lequel gisait la figure sombre ; il ferait une confession totale, avec des paroles passionnées qui remueraient l’homme jusqu’au plus profond de son être, et tout finirait par des larmes et des embrassements ; ce serait une incroyable fusion d’âmes, telle que le monde n’en avait jamais contemplée. Ce serait sublime ! Il pleurait et tremblait déjà dans son cœur. Mais il se rendait compte qu’aux yeux des passants il avait la mine d’un étudiant paisible, sorti avec son manteau pour une vague promenade. Il sentit l’éclat du regard oblique d’une jolie femme ; elle avait des traits délicats, et, comme une frêle et belle sauvagesse, des peaux de bêtes l’enveloppaient jusqu’aux pieds ; ses yeux se posèrent un instant avec une sorte de tendresse ironique sur la rêverie profonde du bel étudiant. Tout à coup Razumov s’immobilisa. La vision de favoris gris, aperçus et disparus en une seconde, avait évoqué en son esprit l’image du prince K…, de l’homme qui avait un jour serré sa main comme nul autre ne l’avait jamais serrée,… paraissant mettre dans sa pression faible mais insistante un sens secret, une caresse à demi-involontaire. Et Razumov restait stupéfait ! Comment n’avait-il pas encore songé à cet homme ? « Un sénateur, un dignitaire, un grand personnage, l’homme même qu’il me faut ! Lui ! » Une émotion étrange, une sorte d’attendrissement envahit Razumov et fit trembler ses genoux. Il lutta contre elle avec une austérité nouvelle. Toute cette sentimentalité était une absurdité pernicieuse. Il fallait faire vite !… Il monta dans un traîneau, en criant au cocher : « Au palais K…, et rapidement ! Allons, vole !… » Étonné, le moujik, barbu jusqu’au blanc des yeux, répondit avec obséquiosité : « J’entends, j’entends, Votre Haute Noblesse ». Il était heureux pour Razumov que le prince K… ne fut pas un homme timoré. Au jour du meurtre de M. de P…, la terreur et l’abattement régnaient dans les hautes sphères officielles. Le prince K…, tristement assis dans son bureau solitaire, fut avisé par des domestiques alarmés qu’un jeune homme mystérieux entré de force dans le vestibule, refusait de dire son nom et le motif de sa visite, et affirmait qu’il ne bougerait pas avant d’avoir vu Son Excellence en particulier. Au lieu de s’enfermer et de téléphoner à la police, comme l’auraient fait, ce soir-là, neuf sur dix de ses collègues, le Prince, cédant à sa curiosité, s’avança sans bruit jusqu’à la porte de son bureau. Dans le vestibule, dont la porte d’entrée restait grande ouverte, il reconnut tout de suite Razumov qui se tenait, pâle comme un mort, et les yeux étincelants, au milieu de la foule des laquais anxieux. Le Prince fut démesurément vexé et même indigné. Mais ses instincts d’humanité, en même temps qu’un sens de subtil amour-propre lui interdisaient de faire jeter ce jeune homme à la porte par de vils domestiques. Aussi rentra-t-il doucement dans la chambre pour frapper sur un timbre après un instant d’attente. Razumov entendit, du vestibule, une voix qui sonnait froide et menaçante, dire dans le lointain : « Faites entrer ce jeune homme. » Razumov s’avança sans trembler ; il se sentait invulnérable, emporté bien au-dessus de la futilité des jugements humains. Malgré le mécontentement visible et le regard sombre du Prince, la lucidité de son esprit, dont il se rendait parfaitement compte, lui donnait une extraordinaire assurance. Le Prince ne lui offrit pas de siège. Une demi-heure plus tard, ils sortaient ensemble dans le vestibule. Les laquais se levèrent pour aider le Prince qui marchait péniblement sur son pied goutteux, à endosser ses fourrures. La voiture avait été commandée à l’avance. Lorsque s’ouvrit la grande porte, dans le fracas de ses deux battants, Razumov qui restait silencieux et le regard perdu, mais avec toutes ses facultés tendues, entendit la voix du Prince : « Votre bras, jeune homme. » L’esprit mobile et superficiel de l’ex-officier des Gardes du Corps, de l’homme qui n’avait connu que l’art des missions brillantes et des succès mondains, avait été frappé, autant que par l’évidente difficulté de la situation, par la dignité tranquille avec laquelle l’exposait Razumov. « Non, après tout », lui avait-il dit, « je ne puis condamner votre démarche ; vous avez eu raison de venir me raconter votre histoire ; ce n’est pas une affaire de policiers subalternes. On attache la plus grande importance… Mais tranquillisez-vous ; je resterai près de vous jusqu’au bout dans cette situation extraordinaire et si difficile. » Il s’était levé pour sonner, tandis que Razumov, avec un salut bref, disait d’un ton déférent : « Je me suis fié à mon instinct ; un jeune homme qui n’a personne au monde à qui s’adresser, est venu, à l’heure d’une épreuve qui touchait à ses convictions politiques les plus profondes, vers un Russe illustre,… voilà tout ! » Et le Prince s’était écrié : « Vous avez bien fait. » Dans la voiture, petit coupé monté sur patins de traîneau, Razumov rompit le silence, d’une voix qui tremblait légèrement : « Ma gratitude est plus grande que ma présomption ! » Il tressaillit en sentant, tout à coup, une main presser son bras, dans l’ombre. « Vous avez bien fait », répéta le Prince. Comme la voiture s’arrêtait, le Prince murmura pour Razumov, qui n’avait pas hasardé la moindre question : « La maison du Général T… ». Sur la chaussée couverte de neige brillait un grand feu autour duquel se chauffaient des Cosaques, la bride de leurs chevaux passée sur le bras. Deux sentinelles veillaient devant la maison ; de nombreux gendarmes se tenaient sous la vaste porte cochère et sur le palier du premier étage, deux officiers de service se levèrent, en une attitude respectueuse. Razumov marchait à côté du Prince. Une quantité prodigieuse de plantes de serre chaude encombraient le sol de l’antichambre. Des domestiques s’avancèrent. Un jeune homme en vêtements civils se précipita, écouta avec un salut profond le murmure du Prince, et s’écriant d’un ton obséquieux : « Mais certainement,… tout de suite », disparut quelque part. Le Prince fit signe à Razumov. Ils traversèrent une suite de salons d’apparat, à demi éclairés. Dans l’un de ces salons, on voyait des préparatifs de bal, réception que la femme du Général avait décommandée. Une atmosphère de consternation pesait sur toutes ces pièces. Mais dans le bureau du Général, toutes les lumières brillaient, sur les tentures sombres et lourdes, sur les deux tables massives, et sur les fauteuils profonds. Le laquais ferma la porte derrière eux, et ils attendirent. Un feu de charbon brûlait dans une grille anglaise ; Razumov n’avait encore jamais vu pareil feu ; le silence de la pièce était un silence de tombe, silence absolu et sans mesure, car la pendule même de la cheminée ne faisait aucun bruit. Dans un coin, sur un piédestal noir, une statue de bronze poli, représentait au quart de la grandeur naturelle, un adolescent courant. Le Prince la désigna, à mi-voix : « C’est de Spontini : La Course de la Jeunesse. Adorable. » « Admirable », approuva Razumov, sans chaleur. Ils ne dirent plus rien, le Prince silencieux et fier, Razumov les yeux fixés sur la statue. Il éprouvait une sensation gênante qui le tourmentait comme un rongement de faim. Il ne se retourna pas, en entendant s’ouvrir une porte intérieure, tandis que s’avançait un pas rapide, étouffé par le tapis. La voix du Prince s’éleva tout de suite, tremblante d’excitation. – Nous le tenons, ce misérable 1 . « Voici un digne jeune homme qui est venu me trouver. Non ! c’est incroyable ! » Razumov restait tourné vers le bronze et retenait son souffle, comme s’il se fut attendu à une explosion. Derrière lui, une voix inconnue prononça avec politesse : « Asseyez-vous donc. » Le Prince eut un cri : « Mais comprenez-vous, mon cher ! L’assassin ; le meurtrier ; nous le tenons ! » Razumov se retourna. Les larges joues glabres du Général reposaient sur le col raide de son uniforme. Sans doute avait-il déjà regardé l’étudiant, car celui-ci vit les yeux bleu-pâles qui le dévisageaient froidement. Le Prince eut, de son siège, un geste aimable de la main : « Monsieur Razumov…, un jeune homme très honorable, que la Providence elle-même… » Le Général accueillit la présentation avec un froncement de sourcils ; il regardait toujours Razumov qui ne faisait pas le plus léger mouvement. Assis devant son bureau, le Général écoutait le Prince, les lèvres serrées ; il était impossible de déceler sur son visage le moindre signe d’émotion. Razumov contemplait l’immobilité du profil charnu. Mais quand le Prince eut achevé son récit, cette impassibilité disparut, et lorsque le Général se tourna vers le jeune homme providentiel, son teint fleuri, ses yeux bleus sans foi, et l’éclair pâle d’un sourire automatique, disaient la cruauté insouciante et joviale. Il ne manifesta devant l’étrange histoire aucun étonnement, aucun plaisir, aucune fièvre, aucune incrédulité non plus. Il ne laissa paraître aucun sentiment. Seulement il suggéra avec une politesse presque déférente que « l’oiseau avait pu s’envoler pendant que M… M. Razumov courait dans les rues ». Razumov s’avança au milieu de la pièce : « La porte est fermée, et j’ai la clef dans ma poche », dit-il. Il ressentait pour cet homme une horreur profonde ; poussée si brutalement en lui que l’expression en passa dans le son de sa voix. Le Général le regardait avec des yeux pensifs, et Razumov souriait. Tout ceci se passait au-dessus de la tête du Prince K…, très las, très impatient dans son profond fauteuil. « Un étudiant nommé Haldin… », fit le Général, rêveur. Razumov cessa de sourire. « C’est bien le nom », fit-il d’une voix inutilement forte, « Victor Victorovitch Haldin, étudiant. » Le Général changea légèrement de position. « Comment est-il vêtu ? Voulez-vous avoir la bonté de me le dire ? » Razumov décrivit le costume de Haldin, en quelques mots saccadés et rageurs. Le Général le regardait toujours ; puis, s’adressant au Prince : « Nous n’étions pas sans indications », dit-il en français. « Une bonne femme qui était dans la rue nous a décrit un homme porteur d’un costume de ce genre, qui aurait lancé la seconde bombe. Nous l’avons gardée au Secrétariat, et nous avons amené devant elle tous les individus en manteau de Tcherkesse. Mais devant chacun de ceux qui lui ont été présentés, elle s’est signée en secouant la tête. C’était exaspérant ! » Il se tourna vers Razumov et lui dit en russe, sur un ton de reproche aimable : « Prenez une chaise, M. Razumov, je vous en prie. Pourquoi restez-vous debout ? » Razumov s’assit négligemment, les yeux fixés sur le Général. « Cet imbécile aux yeux louches ne comprend rien », pensait-il. Le Prince éleva la voix : « M. Razumov est un jeune homme de hautes capacités ; je tiens à cœur de voir son avenir… » « Bien entendu », interrompit le Général, avec un mouvement de la main. « Croyez-vous qu’il ait une arme sur lui, M. Razumov ? » Le Général parlait d’une voix douce et musicale ; Razumov répondit avec une irritation contenue : « Non ; mais il y a mes rasoirs qui traînent dans la chambre ; vous comprenez ? » Le Général baissa la tête en signe d’approbation. « Oui, je comprends. » Puis, s’adressant au Prince, sur un ton déférent : « Nous voulons prendre l’oiseau vivant. Ce sera bien le diable si nous n’arrivons pas à le faire chanter un peu, avant d’en finir avec lui ! » Le silence sépulcral de la pièce à la pendule muette retomba sur les modulations polies de cette phrase atroce. Le Prince, enfoui dans son fauteuil, n’eut pas un geste. Soudain le Général reprit, développant une pensée nouvelle : « La fidélité aux institutions menacées dont dépend le salut d’un trône et d’un peuple, n’est pas un jeu d’enfants ! Nous savons cela n’est-ce pas, mon Prince, et tenez » poursuivit-il avec une sorte de flatterie brutale, « M. Razumov que voici commence à s’en apercevoir aussi. » Les yeux qu’il tournait vers le jeune homme semblaient lui sortir de la tête. Mais le grotesque de sa personne ne choquait plus Razumov, qui dit, avec une sombre conviction :
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