Il était satisfait d’avoir rossé l’ivrogne. L’effort physique avait fait courir dans son corps une chaleur vivifiante. Le tumulte de son esprit s’était apaisé, comme si son accès de violence en avait éteint la fièvre. Il ne sentait plus en lui, à côté du sentiment persistant d’un danger terrible, qu’une haine froide et irrésistible.
Il ralentissait le pas de minute en minute, et si l’on songe à l’hôte qui l’attendait dans sa chambre, on conçoit les raisons de son peu d’empressement. Cet homme chez lui c’était une maladie subtile, une infection pestilentielle qui, si elle ne lui coûtait pas la vie, en retrancherait tout ce qui la rend digne d’être vécue, et changerait pour lui la terre en un véritable enfer.
Que faisait-il, l’autre, maintenant ? Restait-il toujours allongé comme un cadavre, le dos des mains sur les yeux ? Razumov eut une vision morbide du corps couché sur le lit, la tête creusant l’oreiller,… les jambes dans les hautes bottes, les pieds en l’air… Et, emporté par un élan de haine, il se dit : « Je le tuerai en rentrant ». Mais il savait bien que ce serait là un geste inutile ; le cadavre pendu à son cou serait presque aussi compromettant que l’homme vivant. Il aurait fallu pouvoir l’anéantir totalement… et c’était chose impossible. Alors, n’avait-il plus qu’à se tuer pour sortir de cette impasse ?
Mais il y avait trop de haine dans le désespoir de Razumov pour lui permettre d’accepter une telle solution.
Et pourtant, c’était du désespoir qu’il sentait en lui, à l’idée de devoir vivre, à côté de Haldin, des jours sans nombre, de ressentir des alarmes mortelles, au moindre bruit. Peut-être, en apprenant que « l’âme brillante » de Ziemianitch avait sombré dans les fumées de l’ivresse, l’homme emporterait-il autre part son infernale résignation ! Mais ce n’était guère probable.
« On m’écrase », se disait Razumov, « et je n’ai même pas la ressource de la fuite ! » D’autres possédaient quelque part un coin de terre, une petite maison de province, où ils pouvaient porter leurs chagrins. Un refuge matériel ! Lui, n’avait rien, pas même un refuge moral, le refuge des confidences. À qui pourrait-il aller conter son histoire, dans l’immense pays ?
Razumov frappa du pied, et sous le tapis doux de la neige, il sentit le sol dur de la Russie, le sol froid, inanimé, inerte, comme le visage morose et tragique d’un cadavre de mère caché sous un linceul ;… sa patrie… sa patrie à lui, sans un foyer, sans un cœur !…
Il leva les yeux et resta stupéfait. La neige avait cessé de tomber, et le ciel noir des hivers du Nord, éclairci comme par miracle, étincelait au-dessus de sa tête de la splendeur des étoiles allumées. C’était un dais adapté à la pureté resplendissante de la neige.
Razumov ressentit une impression presque physique des espaces sans limite et des millions sans fin…
Et il y répondit avec l’aptitude d’un Russe, à qui vient en naissant la notion des nombres et de l’espace. Sous l’immensité somptueuse du ciel, la neige couvrait les forêts sans fin, les rivières gelées, les plaines immenses, effaçait les traces des chemins et les accidents du sol, nivelait tout sous sa blancheur uniforme et faisait de la terre une formidable page blanche, offerte au récit d’une inconcevable histoire. Elle recouvrait le sol mort, la vie d’êtres sans nombre comme Ziemianitch, et la poignée d’agitateurs, meurtriers imbéciles du genre de cet Haldin.
Il y avait, dans cette terre, une sorte d’inertie sacrée, pour laquelle Razumov se sentait pénétré de respect : « N’y touchez pas », semblait crier en lui une voix ; « N’attentez pas à cette garantie de durée, de sécurité… » C’était le lent travail poursuivi par la destinée, l’œuvre de paix qui n’avait rien à voir avec la légèreté passionnée des révolutions et leurs impulsions changeantes. Ce qu’il fallait, ce n’étaient pas les aspirations contradictoires d’un peuple, mais une volonté forte et unique, ce n’était pas le tumulte confus de voix innombrables, mais un homme, un homme fort et seul !…
Razumov était mûr pour la vraie conversion ; il en sentait l’approche et restait fasciné devant sa logique toute puissante. Car une suite de pensées n’est jamais illogique. L’illogisme tient aux nécessités profondes de l’existence, à nos terreurs secrètes et à nos ambitions mal avouées, à notre foi en nous, à laquelle se mêle une secrète méfiance de nous-mêmes, à l’espoir que nous caressons et à l’appréhension des jours incertains.
En Russie, dans la patrie des idées sans corps et des aspirations vaines, bien des esprits solides ont fini par renoncer aux conflits stériles et sans fin, pour se tourner vers la seule grande tradition historique du pays. Ils ont demandé à l’autocratie la paix de leur conscience de patriotes, comme un incrédule, touché un jour par la grâce, demande à la foi de ses pères, la douceur du repos moral. Ainsi que d’autres Russes avant lui, Razumov sentait, à l’issue de sa lutte avec lui-même, la grâce le toucher au front.
« Un Haldin », pensait-il en reprenant sa marche, « rêve de destruction. Où le mènent ses indignations, ses discours sur la servitude et la justice divine ? Tout cela ne tend qu’à la ruine. Plutôt voir souffrir des millions d’individus qu’un peuple tout entier, transformé en une masse confuse, impuissante comme un flot de poussière dans le vent. Plutôt l’obscurantisme que la lueur des torches incendiaires. La graine germe dans la nuit et c’est de l’obscurité du sol que sort la plante tout entière. Mais une éruption volcanique est stérile, et détruit le sol le plus riche. Et moi qui aime mon pays, moi qui n’ai rien d’autre à aimer, rien d’autre en quoi mettre ma foi, dois-je voir mon avenir, mon utilité peut-être, réduits à néant par un fanatique sanguinaire ? »
La grâce envahissait Razumov. Il croyait maintenant à l’homme qui viendrait au jour désigné. Qu’est-ce que c’est qu’un trône ? Quelques morceaux de bois recouverts de velours. Mais c’est aussi le siège du pouvoir. La forme d’un gouvernement ne représente qu’un instrument, un outil de travail. Mais vingt mille vessies gonflées des plus nobles sentiments et agitées dans l’air, ne produisent qu’un encombrement misérable, sans procurer puissance, volonté ou faveurs.
Il marchait, insoucieux du chemin, écoutant en lui-même un flot de paroles extraordinairement abondantes et faciles. En général pourtant, les phrases lui venaient lentement, avec un effort conscient et laborieux. Mais une puissance supérieure semblait lui dicter une série d’arguments magistraux, et lui donner l’éloquence écrasante de certains pécheurs convertis.
Il se sentait plein d’un orgueil austère.
« Que sont, auprès de la claire puissance de mon intelligence, les élucubrations sombres et brumeuses de cet individu ? Ne suis-je pas ici dans mon pays ? N’ai-je pas quarante millions de frères ? » se disait-il, dans le silence de son âme, en manière d’argument sans réplique. Et la terrible raclée qu’il avait donnée à Ziemianitch, lui semblait le symbole d’une union intime, la triste et rude nécessité de l’amour fraternel. « Non ! si je dois souffrir, que je souffre au moins pour mes convictions et non pas pour un crime que ma raison,… ma raison froide et supérieure, se refuse à admettre ! »
Il cessa un instant de penser ; le silence se fit complet en lui. Puis il sentit monter une inquiétude suspecte, semblable à celle que nous éprouvons en pénétrant dans l’obscurité d’un lieu inconnu, crainte irraisonnée de l’invisible, appréhension absurde d’une chose qui va sauter sur nous.
Il restait, bien entendu, très loin des réactionnaires moisis, et ne voulait pas prétendre que tout fût pour le mieux. Bureaucratie despotique…, abus…, corruption…, tout cela… Il fallait des hommes capables, des intelligences éveillées, des cœurs dévoués. Mais il fallait aussi sauver le pouvoir absolu, l’instrument tout prêt pour le grand autocrate de l’avenir. Razumov croyait à sa venue, que rendait inévitable la logique de l’histoire, et que l’état du peuple réclamait. « Quelle autre puissance », se demandait-il ardemment « pourrait faire mouvoir toute cette masse dans une même direction ? Aucune, aucune autre qu’une volonté unique ! »
Il était persuadé de faire le sacrifice de ses propres aspirations au libéralisme en rejetant des erreurs séduisantes, pour adopter l’austère vérité russe. « C’est du patriotisme », se disait-il ; puis il ajoutait : « Il n’y a pas à s’arrêter à mi-chemin ; je ne suis pas un lâche ! »
Il y eut à nouveau, dans son esprit, un silence de mort ; il marchait la tête basse, sans s’écarter devant personne. Il allait lentement, et ses pensées, revenues, se faisaient entendre en lui avec une gravité solennelle.
« Qu’est-ce donc que cet Haldin ? et qui suis-je moi-même ? Deux grains de sable. Mais la plus haute des montagnes est faite de ces grains insignifiants. Et la mort d’un homme, ou de nombreux hommes est chose sérieuse. Nous combattons une épidémie pestilentielle. Je ne désire pas sa mort, certes ! je le sauverais, si je le pouvais, mais c’est chose impossible ; il est le membre gangrené qu’il faut amputer ! Si je dois périr par lui, que je ne périsse pas au moins avec lui, associé contre mon gré à sa sombre folie, qui ne comprend rien aux hommes ni aux choses. Pourquoi laisserais-je de moi un souvenir trompeur ? »
L’idée passa dans son esprit que personne au monde ne pourrait se soucier du souvenir qu’il laisserait derrière lui. Et il s’écria soudain : « Périr vainement pour un mensonge !… Quel destin misérable ! »
Il se trouvait maintenant dans un quartier plus animé de la ville. Il ne vit pas la collision bruyante de deux traîneaux au ras du trottoir. L’un des cochers cria en larmoyant, à son camarade :
« Sale coquin ! »
Le cri rauque, lancé presque dans son oreille, troubla Razumov. Il secoua la tête avec impatience, et poursuivit son chemin, en regardant droit devant lui. Tout à coup, il aperçut en travers de la route, Haldin allongé sur le dos, massif, distinct, réel, les mains retournées sur les yeux, avec son vêtement de drap brun ajusté et ses longues bottes. Il était couché à l’écart du point le plus fréquenté comme s’il avait choisi sa place… et la neige, autour de lui, restait immaculée.
Cette hallucination avait un tel caractère de réalité, que le premier mouvement de Razumov fut de fouiller dans sa poche, pour s’assurer que la clef de sa chambre s’y trouvait encore. Mais il résista à cette impulsion avec un sourire dédaigneux. Il comprenait. L’intense concentration de sa pensée sur l’homme couché là-bas dans son logis, avait fini par évoquer cette apparition extraordinaire. Razumov considérait le phénomène avec calme. La figure sévère, le regard fixé plus loin que la vision, il continua sa marche sans une hésitation et n’éprouva rien d’autre qu’un léger et court serrement de cœur. Après avoir passé, il retourna la tête en un coup d’œil rapide, mais ne vit que la trace continue de ses pas, à l’endroit où reposait, un instant avant, le corps du fantôme.
L’étudiant poursuivit son chemin, grommelant avec stupeur, après quelques instants :
« On l’aurait cru vivant ! Il semblait respirer ! Et en plein sur mon chemin ! Singulière sensation !… »
Il fit quelques pas, puis murmura, entre ses dents serrées :
« Je vais le dénoncer ! »
Alors pendant vingt mètres ou plus, ce fut le vide ! Il s’enveloppa de plus près dans son manteau et tira sa casquette sur ses yeux.
« Trahison ! C’est un grand mot ! Qu’est-ce qu’une trahison ? On dit d’un homme qu’il trahit ses amis, sa patrie, sa fiancée. Mais on ne saurait parler de trahison sans qu’il y ait à l’origine, un lien moral. Tout ce qu’un homme peut trahir, c’est sa conscience. Et comment ma conscience interviendrait-elle ici ? Quel est le lien de foi, de convictions communes qui m’attache à cet idiot fanatique, et m’oblige à me laisser entraîner par lui ? C’est de l’autre côté que sont toutes les indications du vrai courage ».
Il eut sous sa casquette un regard circulaire.
« Qu’est-ce que le monde pourra me reprocher ? Ai-je légitimé la confiance de ce fou ? Non ! Lui ai-je, par un seul mot, un seul regard, un seul geste, donné lieu de supposer que j’adoptais la foi qu’il m’attribuait ? Non ! J’ai consenti, c’est vrai, à aller voir Ziemianitch. Et bien j’ai été le voir ! Et je lui ai brisé un bâton sur le dos, par-dessus le marché, à cette brute ! »
Il y eut dans sa tête une sorte de mouvement inconscient qui lui fit voir un aspect singulièrement net et clair de son cerveau.
« Mieux vaudrait tout de même », réfléchit-il avec un accent intérieur tout différent, « mieux vaudrait garder pour moi cet incident. »
Il avait franchi le dernier tournant qui précédait sa rue, et marchait maintenant dans une avenue large et luxueuse où tous les restaurants et quelques boutiques restaient ouverts. Des lumières tombaient sur le trottoir où marchaient paresseusement des hommes vêtus de riches manteaux de fourrures, et de temps en temps une femme élégante. Razumov regardait ces gens avec le mépris d’un croyant austère pour la foule frivole. C’était cela le monde,… ces officiers, ces dignitaires, ces esclaves de la mode, ces fonctionnaires, ces membres du Yacht-Club. L’événement de la matinée les menaçait tous. Qu’auraient-ils dit s’ils avaient connu les intentions de cet étudiant, enveloppé dans son manteau ?
« Il n’y en a pas un qui sache sentir et penser aussi profondément que moi. Combien d’entre eux seraient-ils capables d’accomplir un acte de conscience ? »
Razumov s’attardait dans la rue lumineuse. Il avait pris une décision ferme. Ce n’était même pas une décision : il venait simplement de comprendre ce qu’il avait toujours voulu faire. Et pourtant, il éprouvait un besoin d’approbation.