Chapitre 2

2227 Words
2 REBECCA — Elle revient à elle. Je les entendais parler mais choisis de faire comme si de rien n'était. J'étais installée dans un lit confortable et ne voulait pas me réveiller. Les matelas des pensions de famille ou des hôtels étaient plein de bosses ou trop durs, ce lit était moelleux et confortable. — Tu la crois sujette aux évanouissements ? Des voix d'hommes ? Des hommes ? Des évanouissements ? Je ne m'étais jamais évanouie. Ils me croyaient de constitution fragile ? J'allais leur prouver le contraire, quels qu'ils soient. Je n'étais jamais malade, je ne m'évanouissais jamais, même pour faire semblant et attirer l'attention comme les filles insipides de l'école. J'ouvris grand les yeux et faillis m'évanouir pour de bon en réalisant que je ne me trouvais pas dans un lit, en Angleterre ni dans une pension de famille reculée. Deux hommes penchés sur moi m'examinaient attentivement. Ils étaient agenouillés à mes côtés, j'étais allongée sur un canapé et dus lever la tête pour les regarder, vu leur carrure. Je me redressai et m'assis, la pièce tournoya légèrement. — Non, doucement. Il ne faudrait pas que vous vous évanouissiez de nouveau, dit le blond. Dashiell McPherson était mon mari. Il était vraiment séduisant. Alors que nous étions encore à Chicago, la décision de mon frère concernant ce mariage m'avait beaucoup inquiété. Allait-il me faire épouser un homme déplaisant ? Me lier à un homme cruel, joueur ou ivrogne ? Je n'aurais su dire s'il était porté sur la boisson, mais il était certainement craquant. Ses yeux et ses cheveux étaient couleur de miel. De petites rides se formaient autour de ses yeux et sa bouche lorsqu'il souriait. De la gentillesse émanait de son visage viril à la beauté sauvage. Un long nez, des lèvres charnues. Je me pris à fixer sa bouche et m'aperçus de mon effronterie. Je me redressai, le rouge me montait aux joues. — Je ne m'évanouis pas, répliquai-je en croisant les mains sur mon ventre. Il esquissa un sourire. — Non. Bien sûr que non. — Vous avez subi un choc. Pas étonnant que vous vous soyez évanouie. J'aurais moi aussi fait une syncope si je m'étais retrouvé marié à deux jolies jeunes filles. Connor était aussi brun que son frère était blond. Un brun aux yeux noirs à la peau halée. Tout était plus grand chez lui—si tant est que ce soit possible—il prenait plus d'espace mais paraissait plus détendu, plus à l'aise que son alter ego. Sa réponse sur le ton de la plaisanterie le confirmait. Connor—je ne connaissais pas son nom de famille—essayait de prendre la situation à la légère. Ils étaient inflexibles, j'avais épousé ces deux hommes. C'était complètement dingue ! — J'ai dû mal entendre. Je ne peux avoir épousé deux hommes. — Vous êtes ma femme, M. McPherson indiqua sa poitrine, mais ici à Bridgewater, nous suivons les règles strictes et honorables du mariage Mohamir, la femme est ainsi protégée, en s'unissant à deux hommes au minimum. — Mohamir ? Vous faites allusion au pays situé non loin de la Perse ? Les deux hommes acquiescèrent. — Oui. Nous étions en poste là-bas avec votre frère et notre régiment, répondit Connor. — Montgomery vous a certainement parlé de notre amitié durant votre voyage. Effectivement il l’avait fait, je n'eus pas le temps de répondre, une femme nous interrompit sur le pas de la porte. — Oh, vous êtes réveillée, tant mieux. Laisse-la tranquille Connor. Même agenouillé, t'es encore trop grand quand tu te penches. Il parut chagriné et légèrement déçu mais se releva et s'écarta comme elle le lui avait demandé. Je dus relever la tête pour parvenir à voir derrière lui. — Je m'appelle Emma, et voici la petite Ellie. Elle fait ses dents, vous avez de la chance qu'elle soit de bonne humeur, en temps normal elle est capricieuse et grognon. Elle s'assit, forçant M. McPherson à se déplacer et à reculer afin de ne pas être déséquilibré par le mouvement de sa jupe. —Je suis habituée à l'accent irlandais des hommes, quelle merveille d'entendre une femme parler avec un si bel accent. Il s'apparente plus à l'accent de Kane qu'à celui d’Ian, vous devez être anglaise. Sa fille de sept ou huit mois assise sur ses genoux mâchouillait allègrement un gros croûton de pain, la salive coulait de son menton sur sa petite robe. — Oui, répondis-je. Je suis originaire de Londres, mais je suis allée à l'école dans le Shropshire. Ellie attira mon attention ; une femme réservée comme moi ne pouvait que succomber devant un bébé. Une brune aux yeux clairs, comme sa mère. — Je suis mariée avec Kane— ajouta Emma. — Et moi. Un homme très baraqué entra dans la pièce, il n'avait d'yeux que pour le bébé. Il la prit dans ses bras et lui fit des chatouilles avec le nez. — Je suis Ian, soyez la bienvenue. Nous nous apprêtions à déjeuner, vous devez avoir faim. Il regarda sa femme chaleureusement. Viens ma chérie, ses maris vont s'occuper d'elle. Ian tendit la main à Emma. Il la fit sortir en tenant le bébé tout content dans ses bras, Emma me regarda en souriant. Je n'avais pas l'habitude qu'on s'occupe de moi. Personne, au collège que j’avais fréquenté, n'avait été particulièrement chaleureux ou prévenant. Cecil s'était montré protecteur et adorable avec moi, bien que je n'aie passé qu'un mois en tout et pour tout avec mon frère à Londres avant d'embarquer en Angleterre. Mais il était mort, me laissant totalement seule au monde. Je baissai tristement les yeux. Il m'avait abandonnée. J'avais deux maris. J'étais perdue dans mes pensées lorsque l'un d'eux se retourna, je me rendis compte que j'étais mains nues. — Où sont mes gants ? demandai-je en contemplant mes paumes grandes ouvertes. Je m'aperçus que le col de ma robe n'était pas fermé comme il aurait dû l'être. Quelques boutons étaient défaits. Ma robe ! Je portai la main à mon cou et refermai le col en dentelle. — Vous aviez besoin de respirer jeune dame, vous n'avez pas besoin de gants. Il fait plutôt frais en automne, mais pas au point de porter des gants à l'intérieur, répondit M. McPherson. Je regardai mes gants, posés sur l'accoudoir du canapé. Je me détendis une fraction de seconde, sachant qu'ils ne m'empêcheraient pas de les reprendre. — Vous êtes en sécurité ici, jeune dame. — Je ne vous connais pas, je ne sais si vous dites vrai, si tant est que vous soyez mon mari. M. McPherson se leva lentement, se déplia de toute sa hauteur et se plaça à côté de Connor. — Oui, il est vrai que vous ne me connaissez pas, ni Connor ou qui que ce soit d'autre à Bridgewater. Nous formons une communauté respectable. Connor et moi vous dirons toujours la vérité, nous ferons tout dans votre intérêt, que ça vous plaise ou non. Nous sommes des hommes d'honneur, le sujet est clos. Le rouge me monta aux joues devant pareille réprimande. Cecil était un homme respectable, j'aurais dû me douter que ses camarades de régiment partageaient le même état d'esprit. Je hochai brièvement la tête en guise de réponse, je l'avais sans doute vexé. — Venez, le déjeuner va refroidir. M. McPherson me tendit la main. Ça sentait bon le pain et la viande rôtie, j'avais faim. Je reboutonnai rapidement le col de ma robe et pris la main qu'il m'offrait. Sa main était chaude, son geste prévenant, il me conduisit dans la salle à manger sans me quitter des yeux. Il y avait trois chaises libres ; on avait visiblement rajouté une assiette à mon attention. Je constatai avec étonnement qu'ils m'avaient immédiatement acceptée parmi eux—sans se montrer surpris le moins du monde. Ça leur arrivait souvent qu'une femme débarque et leur annonce qu'elle venait épouser l'un des hommes ici présents ? En Angleterre, je serais passée pour une prostituée mariée en secret, un mariage hâtif faisait jaser, laissait supposer une conduite scandaleuse. On m'aurait rejetée, et non accueillie sans poser la moindre question. Les assiettes et les plats circulèrent, Connor fit les présentations. — A ma droite, voici Andrew, Robert et leur femme Ann. Ils me saluèrent, un bébé assis entre eux fit tomber une cuillère par terre, attirant leur attention. Voici Christopher sur la chaise-haute. Il aura bientôt un an. La petite blonde avait épousé ces deux hommes ? Un plat de poulet passa devant Connor, il me tendit la fourchette afin que je me serve, m'interrompant dans mes pensées. Je me servis tandis qu'il poursuivait. — Après Robert voici Cross, Simon, Olivia et Rhys. Leur femme, Olivia, assise face à moi, m'adressa un sourire rassurant. — Je suis la dernière venue dans cette famille particulière, j'imagine aisément ce que vous ressentez. Je suis arrivée à Bridgewater en provenance d'Helena, ce n'est pas aussi éloigné que l'Angleterre. J'ai découvert, un soir, très tard, que j'étais mariée à trois hommes. J'observai les trois hommes à ses côtés, ils la contemplaient avec adoration et possessivité. Cet arrangement ne la gênait apparemment pas. Les quatre femmes assises autour de la table paraissaient heureuses et comblées. — Simon est mon frère, au cas où vous ne l'auriez pas deviné, ajouta M. McPherson. Connor poursuivit les présentations. A côté de Rhys voici Mason, Laurel et Brody, puis Kane, Ian et Emma, que vous avez déjà rencontrés. — Nous sommes ici chez Kane et Ian, nous prenons nos repas ensemble, cuisinons et faisons la vaisselle à tour de rôle, renchérit M. McPherson. Nos assiettes étaient pleines, la conversation cessa le temps du déjeuner. J'avais appris en ville que Bridgewater était un ranch prospère, vu la carrure des hommes, il était évident qu'ils ne restaient pas assis plantés sans rien faire. Je restai silencieuse durant le restant du repas, encore honteuse d'avoir posé cette question à M. McPherson quant à son honneur, il devait être en colère. Je n'avais pas besoin que tout le groupe se retourne contre moi une heure à peine après mon arrivée. Les assiettes à dessert vides, Dash s'excusa. — Je suis bien aise que nous n'ayons pas à faire la vaisselle aujourd'hui, il est temps que nous fassions la connaissance de notre épouse. Connor acquiesça, je ravalai mon anxiété et le suivis à l'extérieur. Je ne m'étais jamais retrouvée seule en présence d'un homme qui ne soit pas un membre de ma famille. Réflexion faite, je ne m'étais retrouvée seule qu'avec Cecil, et ce, durant notre voyage au départ de l'Angleterre. Connor se dirigea vers mon cheval, défit les rênes du poteau et m'amena l'animal. M. McPherson me prit par la taille et m'installa facilement en selle. Je n'étais pas petite mais il me souleva comme si j’étais une plume. Il n'avait pas les mains baladeuses mais me serrait fort, c'était intimidant et … étrange. Je ne devrais rien ressentir en sentant un homme me toucher. On m'avait inculqué, à la badine et à coups de règle, que les désirs frivoles ou charnels étaient l'apanage d'une femme de petite vertu, ce qui la conduirait forcément à être rejetée par son mari. Je ne voulais pas qu'il me rejette, où irais-je ? Je regardai furtivement M. McPherson. Il montait à cheval comme un dieu, ses cuisses musclées tendaient la toile de son pantalon. Il avait de grosses mains aux doigts épais. Son chapeau à large bord dissimulait son visage mais je distinguais nettement sa mâchoire virile. Etait-il barbu, comme Connor ? Je regardai Connor—mon second époux—une barbe naissante ombrait sa peau tannée. Connor prépara son cheval et monta en selle. Je n'avais pas d'autre choix que de guider mon cheval à sa suite. Ils se tenaient de part et d'autre, tout comme à table. Je me sentais entourée et … protégée. Quelle sensation étrange, moi qui avais passé ma vie seule. Des maisons étaient disséminées çà et là dans la prairie, à distance les unes des autres, la bâtisse centrale était constituée d'un ranch—d'un bar, des écuries et d'autres maisons plus petites. Nous nous dirigions vers l'une d'elles. Elle n'était pas aussi grande que celle d’Ian, Kane et Emma, mais demeurait toutefois impressionnante. J'avais imaginé des cabanes en rondins, des tipis comme dans les romans bon marché vendus à Londres. Cette vaste demeure d'un étage disposait d'une véranda toute blanche et d'un toit en tuiles, la porte d'entrée était flanquée de fenêtres symétriques. Les finitions et les détails étaient comparables à ceux de demeures raffinées situées dans des lieux moins reculés. Connor descendit et se rapprocha de mon cheval par le côté. — Je ne vous ai pas posé la question. Vous n'avez pas de bagage ? Il me tendit la main, je n'eus pas d'autre choix que le laisser m'aider à descendre. Il me tenait différemment de M. McPherson. Ses grandes mains calleuses s'accrochaient au tissu délicat de ma robe, sa caresse teintée d'admiration était surprenante. — Oui. Le propriétaire de la pension de famille m'a proposé de les lui laisser lorsqu'il a appris que je venais ici, le temps que je les récupère. Les deux hommes hochèrent la tête d'un air décidé. M. McPherson ouvrit la porte, Connor me fit passer devant en posant sa main sur mes reins. Une fois devant la porte, M. McPherson me prit dans ses bras, je poussai un cri et tins mon chapeau, bien qu'il soit épinglé et ne risque pas de tomber. — Qu'est-ce que … que faites-vous ? demandai-je. — Ma femme doit franchir le seuil de la maison dans mes bras, répondit-il. Je contemplai son visage souriant, il était visiblement content de lui. Il soutint mon regard de ses yeux clairs et contempla ma bouche. Mon cœur battait la chamade, je respirais difficilement, comme si c'était moi qui lui faisais franchir le seuil.
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