III
Jean Guern et sa femmeLe vieux dragon mit le billet de frère Arsène avec les papiers déjà examinés.
– Nous avons toute une nuit devant nous, dit-il.
Sa belle figure avait désormais un calme extraordinaire. Julienne le regardait comme un brave soldat contemple son général à l’heure du danger suprême.
– Cherchons ! répéta Jean Guern, tout à l’heure, avant de mourir, ce brave homme a prononcé des paroles, et sa main montrait toujours le coffre. Cherchons !
Il prit l’un après l’autre plusieurs papiers aussitôt rejetés qu’ouverts. C’étaient des manuscrits jaunis par le temps, des copies de cantiques, diverses leçons de cette fameuse prophétie d’Orval, qui avait exercé une si grande influence sur les actions de frère Arsène. Julienne suivait le travail de son mari. Elle dévorait du regard ces papiers qui étaient muets pour elle. Tout en feuilletant, Jean Guern disait :
– Se peut-il que j’aie oublié si longtemps ceux qui sont morts ? Femme… Ce jeune homme serait le fils d’Hector et de Constance ! Un Soleuvre ! Une Bazeille ! Attendez ! attendez, que je me souvienne !
Il pressa sa tête à deux mains.
– Il m’a dit, reprit-il, oui, c’est cela : il m’a dit qu’on avait demandé la grâce à Paris… et qu’on avait envoyé de l’argent… et une lime ; mais l’enfant croit que quelqu’un l’a oublié… Comprenez-vous cela, femme ?
– Oui, répondit Julienne ; l’enfant est désespéré et veut mourir.
– Il l’a dit, s’écria Jean Guern, ce sont ses propres paroles !
– Et pour le sauver, fit la bonne femme, qu’a-t-il dit ?
– Rien ! murmura Jean Guern à voix basse. Il avait pourtant un moyen ! reprit-il, oui, je crois qu’il avait un moyen, mais la mort était sur ses lèvres comme un bâillon… Il s’est tu pour toujours, avant d’avoir dit !
– Et Dieu ne fera pas un miracle ! s’écria Julienne.
Les mains de Jean Guern se prirent à trembler.
– Silence ! ma femme, prononça-t-il d’une voix altérée : Dieu est bon… Mais voilà que mes pauvres yeux se troublent !
Il essuya ses paupières enflammées et reprit :
– Dieu est bon ! Dieu est bon ! le mort va parler !
Julienne retomba sur son siège, écrasée par l’émotion.
– Lisez vite, la Victoire ! dit-elle, mon cœur me fait mal !
Le vieillard tenait à la main un papier dont la souscription était la même que celle du premier billet : Pour Jean Guern. Le préambule était aussi presque semblable. Mais l’écriture était bien changée. On eût dit que la main, déjà paralysée, avait fait de longs et pénibles efforts pour tracer chaque mot.
… On ne peut pas lui donner l’héritage, disait Frère Arsène, on ne peut pas lui révéler les noms de ses père et mère avant que l’heure ait sonné. J’ai relu ce matin la prophétie, peut-être pour la dernière fois. Ils disent que je suis fou. Non, mais je crois. C’est la quatrième centurie, celle qui suit la prédiction particulière pour la maison de Bazeille, éteinte au jour et à l’heure que le solitaire avait indiqués… Le solitaire appelle les Soleuvre les fils de la croix, à cause du crucifix qui est dans leurs armoiries.
Il annonce la mort du troisième Hector, celui qui confia le trésor à notre saint abbé Lucas de Trêves, pour la lune médiale de sa trente-troisième année ; or, le baron Hector, du temps de la Révolution, mourut en exil à trente-trois ans et six mois. Je l’atteste.
Le solitaire annonce la mort de son fils, le quatrième Hector, pour un âge moins avancé : sept ans et demi plus tôt. Le dernier baron quitta Sedan le jour de ses vingt-six ans. Les Legagneur savent pourquoi. Il partit avec sa femme et son petit enfant de cinq ans pour le domaine de Blamont. Jamais on ne revit le père ni la mère. Les Legagneur prirent la maison ; ils avaient des titres. Ils étaient en règle avec la justice… Mais ce qui se passa au château de Blamont, dans la nuit du 12 novembre 1817, sera connu par la volonté de Dieu.
L’enfant fut sauvé. L’enfant s’était égaré dans les bois d’Orval par la permission de la Providence. Il trouva un asile dans la cabane où je m’étais retiré, moi Arsène, dernier vivant de la sainte communauté. Que le nom de Dieu soit béni ! Voici la partie de la prédiction qui a trait à l’enfant :
22. Après cinq lustres et treize lunes non parfaites (vingt-six ans) le sang de la croix nuitamment coulera.
23. C’est fait. Le fils de la croix ne porte plus le nom de son père. L’ennemi interroge les quatre vents du ciel.
24. Que l’enfant soit placé dans la maison même de l’ennemi. Qu’il s’ignore. Chaque lune écoulée rend le danger moins grand.
25. L’ennemi puissant est aveugle. Il faut trois lustres, une moitié, puis un quart pour lui dessiller les yeux.
26. Le fils de la croix ceint l’épée.
27. Depuis le jour de sa naissance, dix fois vingt lunes et sept fois dix lunes et quatre lunes non parfaites. Le grand danger commence.
28. Le dernier gardien de l’anneau d’or va à Dieu. (Ceci est l’annonce de MON décès.)
29. C’est fait. La deux-cent soixante-quinzième lune est commencée. Si le fils de la croix a dit son nom aux méchants, deuil, deuil, deuil.
30. C’est fait. Dieu soit avec ceux qui vivront après le quatrième lustre accompli !
Tel est le texte écrit de la propre main du solitaire. Le dernier gardien de l’anneau d’or, c’est moi, Arsène. Mon heure a sonné. Je vais à Dieu… Ce matin, je me suis senti faible, et pour la première fois, la crainte de la mort m’est venue. J’ai des secrets qu’il ne m’est pas permis d’emporter avec moi. Je me suis rendu au village de Bazeille, chez M. Jean Guern, sellier-carrossier, parce qu’il aime et respecte, comme je peux les aimer et respecter moi-même, ceux dont la destinée terrestre est dans ma pauvre misérable main. Jean Guern et sa femme Julienne étaient partis pour la ville de Mézières. Que la volonté de Dieu soit faite !
Depuis que ses quatre enfants étaient des hommes et que le travail n’allait plus dans Bazeille, Jean Guern s’absentait souvent.
– Ah ! la Victoire ! s’écria la bonne femme, quelque chose nous disait de ne point quitter la maison ! Vous en souvenez-vous ?
– Oui, femme, il faut écouter les avertissements.
– Mais lisez, lisez, mon homme. Vous avez bien raison : Dieu est bon, et c’est le mort qui parle.
Jean Guern poursuivit :
Ils sont autour de l’héritage comme des loups autour d’une proie. La fièvre me brûle, mais mon esprit est sain : croyez mes paroles. Tout ce qui arrivera de mal sera le fait de ceux qui habitent la maison de son père. Les prophéties l’ont dit, et sachez un secret. Vous pensez que leurs trésors sont inépuisables ? Mensonge ! Ils poursuivent l’orphelin, parce que désormais son héritage est leur seule ressource… »
Jean Guern s’arrêta parce qu’il ne pouvait plus déchiffrer l’écriture embrouillée. Le pauvre frère disait vrai : il avait la fièvre. Sa plume tremblait davantage à mesure que son style devenait plus obscur. Julienne demanda :
– Est-ce des Legagneur qu’il parle ?
Au lieu de répondre, Jean Guern secoua la tête lentement. Il tourna la page. L’écriture changeait brusquement et il y avait une date : « samedi matin. » Ce qui suivait avait été écrit la veille. C’était ainsi :
« Pour Jean Guern. – Je viens d’avoir une crise terrible et qui m’annonce ma fin. Arriverez-vous quand je n’aurai plus ni mon esprit ni ma parole ? C’est après-demain, lundi matin, que commence le dernier mois, le mois fatal. J’ai essayé en vain de relire la page qui précède. Je prie Dieu de me laisser assez de force pour vous instruire, Jean Guern, ami et serviteur de Bazeille et de Soleuvre !
« Ils ont tendu un piège à l’enfant. Il leur faut sa mort. On lui avait enlevé le nom de son père pour le mettre à l’abri. Ils l’ont deviné dans son humble fortune. Je n’étais pas seul dans le secret. Dieu me garde d’accuser à ma dernière heure ! Mais ils ont le secret… Une grande part du secret. Ils savent que le trésor est caché dans les ruines de l’abbaye d’Orval. Je jure sur mon salut que, pour ma part j’ai été discret.
… L’enfant est tombé dans le piège. Le voici condamné à mort, et le jour même de sa condamnation, la main du Seigneur s’est appesantie sur moi. Je suis enchaîné dans ma pauvre demeure. Pourquoi avez-vous quitté le pays, Jean Guern ? Voici ma mort qui vient : la prédiction s’accomplit. Sur le point de paraître devant Dieu, je dis la vérité : j’ai fait ce que j’ai pu. J’ai dit à l’enfant quels étaient ses amis : je vous ai nommé, j’ai nommé Mathieu Sudre, l’homme au loup. C’est grâce à Mathieu que nous avons le plan, et c’est grâce au plan que l’enfant aura son héritage, s’il garde sa vie…
J’ai fait encore ceci, quand l’enfant a été prisonnier : l’enfant a reçu de moi, dans son cachot, par un soldat nommé Monnin, cinquante louis amassés par moi sou à sou, une bague de diamant qui était à sa mère et des limes. On lui a dit : Avec cela vous pouvez vous sauver, le geôlier est un homme à vendre. L’enfant a répondu : « Je ne veux pas me sauver. »
Il a donné son cœur à Honorine de Blamont. Il ne sait pas qu’il est plus noble et plus riche qu’elle. Ceux qui le tuent lui ont fait accroire que la bonne demoiselle Honorine ne voulait plus de son cœur. Et il n’a que trop de motifs pour ajouter foi à ce mensonge ! Mais, je vous le dis, Jean Guern, c’est un mariage écrit dans le ciel !
L’enfant avait envoyé vers sa cousine le soldat Monnin, qui n’est pas revenu. Est-il mort ? Les Legagneur le savent. La bonne demoiselle Honorine vit en prisonnière auprès de son père, le mari veuf de la sainte Mathilde de Bazeille, l’avare André de Blamont de Bastoigne, chez qui sont morts, la même nuit, le dernier baron Soleuvre et Constance de Bazeille, sa femme…
– Mon homme ! mon homme ! interrompit Julienne, qui écoutait avidement, vous qui comprenez mieux que moi, y a-t-il tant de crimes autour de nous ?
– Taisez-vous, femme ! ordonna Jean Guern d’une voix grave. Et il continua de lire :
Honorine a le cœur brisé. Depuis le jour de la chasse où l’enfant tira l’épée contre le major Legagneur, elle n’a pas quitté son lit de souffrance. Mais Mathieu Sudre, l’homme au loup, l’a vue. Elle lui a dit : « Je prie pour lui ; après Dieu, mon cœur est à lui. » Or, écoutez bien ceci, Jean Guern, si vous voulez achever ma tâche. L’enfant se doutait bien que le soldat Monnin ne pourrait pénétrer une seconde fois dans sa prison. Un signal avait été convenu entre eux. L’enfant avait dit : – Si elle veut que je me sauve, je me sauverai. Je serai encore ici le premier dimanche de carême, car les délais pour l’exécution n’expirent que le lendemain lundi. Allez et revenez, Monnin mon ami. J’aurai l’oreille au guet. Que j’entende seulement, dans la nuit des sauderies, mon nom accordé avec son nom bien-aimé, je saurai ce que cela veut dire, et je serai libre !
C’est un lionceau. Ce qu’il a promis, il le fera. Mais Monnin, le soldat, ne reviendra pas. C’était à moi d’agir. Jean Guern, si Dieu ne veut pas que je recouvre ma force, agissez à ma place ! Payez les saudeurs, et qu’ils aillent sur le rempart, vis-à-vis du château. Leur voix arrivera jusqu’à l’enfant. Du fond de leur tombe, Bazeille et Soleuvre vous béniront, Jean Guern. L’enfant sera sauvé !
– Allons, dit Julienne, qui se leva, tout de suite, si vous voulez.
– Aller où, femme ? demanda Jean Guern.
Il avait l’air grave et triste. Julienne reprit :
– Nous trouverons encore des saudeurs.
– Et de l’argent, femme ?
– J’ai ma croix d’or, mon homme.
Le vieux dragon prit un ton brusque pour cacher son attendrissement.
– Et s’il n’y a pas de saudeurs ? objecta-t-il.
– La Victoire, répondit Julienne résolument, là où l’ouvrier manque, le maître fait la besogne. Venez !
Elle se dirigeait vers la porte.
– Attendez, Julienne, dit Jean Guern, je n’ai pas fini. Il y a encore une ligne à lire, écoutez-la !
Il faut que tout cela soit fait avant dix heures. À dix heures, la consigne change avec les postes sur le rempart : ce serait exposer la vie des hommes.
Julienne était arrêtée au milieu de la chambre. Elle avait la tête haute. Elle s’appuyait sur son bâton comme un soldat sur sa lance. Jean Guern reprit :
– Femme, que dites-vous de cela ?
– Nos enfants sont grands, répliqua Julienne ; ils n’ont plus besoin de nous. Venez, la Victoire !
Jean Guern changea de couleur. Il se leva à son tour, mais tout en chancelant. Julienne le regardait étonnée. Il s’approcha d’elle presque sournoisement, l’entoura de ses bras vigoureux et la souleva de terre comme si elle eût été un enfant.
– Ma femme, murmura-t-il, les larmes aux yeux, et c’était quelque chose de touchant que de voir des pleurs sur ce mâle visage, j’ai été quelquefois trop rude avec vous…
– Oh ! la Victoire ! fit Julienne toute confuse.
– J’ai mal agi, ma femme, et je vous en demande pardon, car vous valez mieux que moi.
– Je ne veux pas que vous parliez ainsi, la Victoire, départit Julienne, prête à se révolter ; ce que vous faites est bien fait, mon homme !
– Embrassez-moi, Julienne.
– Oui, la Victoire, si vous voulez.
Vous eussiez dit un sergent et son capitaine se donnant l’accolade. Ils firent tous deux le signe de la croix devant le mort et se dirigèrent vers la porte. Jean Guern avait mis tous les papiers en un paquet dans la vaste poche de sa veste de beau drap noir. Il avait dit : – Nous lirons le reste demain.
Au moment où il franchissait le seuil, derrière sa femme, un des papiers, mal pris dans la liasse, glissa hors de sa poche et tomba sur le carreau. La lampe était près de s’éteindre. Les deux vieux époux ne prirent point garde à ce chiffon qui tombait et sortirent en ayant soin de fermer la porte.
À peine avaient-ils fait une centaine de pas dans la rue qu’un mouvement eut lieu dans l’enfoncement du portail de la maison Legagneur. Un homme traversa la chaussée à pas de loup et vint droit à la porte de la masure. Un instrument qu’il introduisit dans la serrure fit sauter le pêne. L’homme entra. C’était un grand gaillard dégingandé, à la figure effrontée. On eût dit qu’il savait ce qui venait de se passer dans cette chambre, car il alla donner un coup d’œil au mort.
– Celui-là a son compte ! grommela-t-il, voyons le bahut.
Il souleva le couvercle du coffre et un blasphème lui échappa.
– Dénichés, les oiseaux ! On dit que le vieux Guern en vaut six et sa femme quatre : nous nous mettrons douze.
La lampe jeta une grande lueur. L’homme s’arrêta effrayé : il lui avait semblé que le mort s’agitait sous sa couverture.
– Eh bien ! quoi donc ! quoi donc ! dit-il d’un ton caressant et humble ; vous voilà un saint dans le paradis. Vous n’avez plus besoin de tout cet or et de tout cet argent. Ça ne sert à personne dans la terre…
Il fit, ma foi ! le signe de la croix en repassant devant le lit, tant il avait grand-peur. Puis, tout à coup, il gagna d’un saut la porte et se baissa pour ramasser le chiffon de papier égaré par Jean Guern. Il poussa un véritable rugissement de joie.
– Merci, vieux ! s’écria-t-il en ôtant son chapeau pour saluer le mort ; tu n’as pas tout à fait déshérité ton pauvre Cloqueur de neveu Nicolas Souquet. Voilà de quoi boire et de quoi manger ; merci, mon oncle !
Il s’élança au-dehors et prit sa course en sens contraire de Jean Guern et de sa femme. Tout dormait dans la ville. C’est à peine si de temps en temps on voyait aux fenêtres quelques lumières attardées. Les cabarets étaient fermés.
Guern et sa femme allaient tous deux, droits et grands dans l’ombre. Leur pas égal retentissait militairement sur le pavé. À chaque seconde enjambée, leurs bâtons frappaient un coup sec à l’unisson. Comme ils passaient devant la cathédrale, onze heures sonnaient à l’horloge. La neige ne tombait plus. On distinguait la forme de la lune sous un nuage.
– Mieux vaudrait une nuit moins claire, femme, dit Jean Guern.
– Oui, la Victoire, répondit Julienne, mais on prend le temps comme il vient.
– Si j’allais tout seul ?… continua le vieux dragon en hésitant.
L’accent de la bonne femme devint suppliant.
– C’est une mauvaise idée, la Victoire, dit-elle, ne faut-il pas être deux pour sauder ?
Une ligne noire se dressait devant eux : c’était le rempart. Au-dessus du rempart, une grande masse sombre découpait ses profils sur le ciel. C’est à ces heures nocturnes qu’on juge bien le dessin d’un monument. Le château de Sedan est une belle et vigoureuse forteresse carrément assise, solidement coiffée. Au temps où le second système de Vauban n’avait pas encore rendu inutile ces géants de pierre, ce devait être une redoutable citadelle. Jean Guern et Julienne commencèrent à monter l’escalier du rempart.
– Qui vive ? demanda la sentinelle.
– Amis ! répondit Jean Guern.
– Passez au large !
Jean Guern savait bien qu’on ne dispute pas contre une consigne. Julienne aurait parlementé.
Il s’agissait de trouver, en dedans du rempart, un lieu d’où la voix pût arriver au château. On nivelait alors l’ancien terre-plein de Bouillon, attenant aux bastions sur l’emplacement desquels on a bâti depuis la caserne d’Asfeld. La partie orientale était déjà déblayée et couverte de constructions, tandis qu’on voyait encore, à l’ouest, en dessous du rempart et précisément en face du château, un tertre où les enfants de la ville venaient jouer pendant le jour. Il y avait là de vieux affûts et quelques pyramides de boulets rouillés. Jean Guern prit la montée qui gravissait le tertre.
Arrivé au sommet, il regarda du côté du château ; le château tout entier découvrait sa masse sévère, et la lune, qui allait se dégageant, argentait vivement les arrêtes de la toiture. La lune était au revers. Toute la partie du château qui regardait la ville semblait taillée dans un bloc de marbre noir.
On entendait distinctement les pas de trois sentinelles : deux sur les remparts de la ville, une sur la courtine du château. Toutes les trois étaient dans l’ombre.
– Le vent donne à nous, dit Julienne, nous entendra-t-il, le pauvre jeune monsieur ?
– Nous ferons ce qu’il faut pour cela, ma femme. Son cachot doit être là, vis-à-vis de la corne du bastion.
– La fenêtre ouvre sur le fossé, murmura Julienne avec un gros soupir ; il faudrait des ailes pour s’échapper.
– Il est Bazeille et Soleuvre, répliqua Jean Guern, aigle et lion ! qu’il nous entende seulement !
Jean Guern s’arrêta au point culminant du tertre. C’était un ancien bastion ruiné et comblé, au centre duquel se trouvaient cinq ou six affûts montés sur roues et quelques lots de fascines. Rien ne protégeait nos deux époux, mais rien non plus ne pouvait faire obstacle à leur voix.
– Il s’agit de donner un coup de gosier, ma femme, dit le vieux dragon, qui tira de sa poche sa demi-pinte clissée ; buvez un peu, Julienne, cela éclaircit la voix.
– Après vous, la Victoire ! répondit Julienne, toujours cérémonieuse, si vous voulez.
– Ma femme, reprit le bonhomme, en montrant sa large bouche, vous savez bien qu’une fois que j’ai mis le goulot là-dedans, tout y passe !
– C’est donc pour vous obéir, la Victoire, dit Julienne, qui prit enfin le flacon. Je vous salue, et votre compagnie.
Ce mot n’est point un non-sens, comme on pourrait le croire. Les vieux usages sont rares dans les pays qui ont subi la réforme, mais celui-là est plus vieux que la réforme. Un chrétien n’est jamais seul : il a la compagnie de son bon ange. Saluer le passant, c’est la politesse ; mais saluer aussi le compagnon invisible, l’ange gardien, c’est la foi.
Ayant accompli ce devoir, Julienne fit une belle révérence avec un signe de croix. Puis elle but une gorgée qui pouvait compter pour quatre.
– À la vôtre, ma femme, dit Jean Guern, qui prit le flacon à son tour, et à celle de votre compagnie !
Il renversa la tête et ses grands cheveux blancs flottèrent. La demi-pinte était vide.
– Attention ! reprit-il en élargissant sa poitrine ; ils ne tireront qu’après trois qui vive, et nous avons le temps. Y êtes-vous, Julienne ?
– Oui, la Victoire, si vous voulez.
Ils se placèrent à côté l’un de l’autre, la tête tournée vers le château, hauts tous deux et droits comme des colonnes. Puis la voix du bonhomme retentit sonore et vibrante, un vrai cri de cor :
– Saudés ! saudés ! saudés !
Parmi le silence profond, les échos des remparts envoyèrent ces trois mots dans la nuit. Le pas des sentinelles s’arrêta.
– Qui ? prononça Julienne de sa voix puissante autant que celle de son mari, qui ? qui ? qui ?
Et les murailles répétèrent au loin la question. Les crosses des mousquets sonnèrent sur le granit. Trois « qui vive ! » tombèrent à la fois. Jean Guern dit tout bas :
– Bien, femme ! Nous avons le temps !
Puis, à pleins poumons :
– M. Hector, maréchal des logis aux chasseurs de Vauguyon, et Mlle Honorine de Blamont !
– Qui vive ? crièrent les sentinelles.
– Ils arment, murmura Jean Guern, avez-vous entendu, femme ?
– Oui, la Victoire, j’ai entendu. Dieu veuille qu’il ne vous arrive point de mal !
– Sont-ils bien saudés ? reprit le bonhomme en faisant un porte-voix de ses grandes mains. Ensemble, Julienne ! ajouta-t-il tout bas.
Et tous deux à la fois, en effet, le mari et la femme :
– Oui ! oui ! oui !
– Qui vive ?
Celui-là était le dernier.
Une lueur parut dans le noir. Une meurtrière s’éclaira au centre de la sombre masse des bâtiments du château.
– Voilà son signal, dit Jean Guern ; que le bon Dieu soit béni, il a entendu !
La lueur était éteinte déjà. Les deux vieillards se touchèrent la main. Mais une traînée de feu sillonna les ténèbres au haut de la courtine. Une détonation retentit.
– Baissez-vous, Julienne ! commanda l’ancien dragon. Les balles sont lâches : elles frappent les femmes.
Et comme Julienne n’obéissait pas assez vite, il appuya sa large main sur son épaule. Julienne s’affaissa du coup, en dedans de la murette du bastion, derrière les fascines.
– Allons ! fit Jean Guern, qui se mit à rire en regardant le rempart, feu ! coquins !
Vous eussiez dit qu’on obéissait à son commandement.
Deux autres traînées de feu s’allumèrent presque en même temps aux deux extrémités du rempart. Deux explosions se firent, roulant d’échos en échos, comme deux coups de tonnerre. Le timon de l’affût devant lequel Julienne se tenait debout tout à l’heure vola en éclats.
– Bien visé ! s’écria Jean Guern, qui agita son chapeau, descendons tranquillement, femme, notre besogne est finie. L’enfant est sauvé, puisqu’on lui a rendu son cœur !