II - Le coffre de fer

2902 Words
II Le coffre de ferIl y avait dans cette pauvre chambre mortuaire deux chaises, une table de sapin et un coffre massif couvert d’admirables sculptures. Vous l’eussiez pris d’abord pour un meuble en bois de chêne noirci, mais la rouille qui s’amoncelait dans les creux et le froid toucher annonçaient le fer. On trouve dans quelques châteaux voisins de la frontière de ces pièces en fer forgé d’une valeur inestimable. Le marteau de frère Amand Robin, de Chauvency-le-Château, qui avait forgé les féeriques ornements de l’église neuve, en l’abbaye d’Orval, était plus délicat que le burin des ciseleurs. Mais pourquoi ce coffre merveilleux dans cet indigent asile ? Au-dessus du coffre pendait comme un trophée de haillons où l’on avait peine à reconnaître les débris d’un costume monacal. Dans la rue, les cornets des saudeurs se turent subitement. Les fenêtres de la maison Legagneur, qui donnaient sur le balcon, venaient de s’ouvrir. Le riche baron Michel apparaissait, comme un roi qui vient saluer son peuple, suivi de serviteurs portant des flambeaux et d’une partie de la famille. Le major Antoine vint s’accouder à la balustrade. – Merci, mes bons amis, merci ! dit-il. Puis il lança plusieurs poignées de pièces de monnaie qui tintèrent sur le pavé. – C’est de l’argent, dit Julienne, qui prêtait l’oreille. – Du temps que cette maison-là était l’hôtel de Soleuvre, répondit le beau vieux paysan à cheveux blancs, j’ai vu les deux Hector, que Dieu les bénisse ! Hector de Bazeille, Hector de Soleuvre, jeter les pièces d’or comme une pluie sur tous ceux qui passaient. La voix du mourant répéta comme un écho : – Hector de Soleuvre !… Le prêtre ouvrait la boîte qui contient les saintes huiles. Les saudeurs criaient vivat ! au-dehors. En un moment où le silence régnait à la fois dans la rue et dans la chambre funèbre, des pas se firent entendre tout contre la croisée. On se prit à parler à voix basse. Quelques mots seulement vinrent aux oreilles de ceux qui entouraient le lit. On disait : – Dessécher l’étang… faire des fouilles… les Errants de nuit… Le paysan et sa femme échangèrent un rapide regard. Le prêtre récitait déjà la prière magnifique qui accompagne l’extrême-onction. Tout le monde s’agenouilla. Au dehors, les fenêtres de la maison Legagneur se refermaient et la fanfare éclatait en s’éloignant. Quelques minutes après, il ne restait plus auprès du moribond que le paysan la Victoire. Sa femme Julienne avait pris son bâton pour servir d’escorte au prêtre jusqu’à l’église voisine. Elle n’avait pas peur de deux hommes. Le paysan s’appelait Jean Guern. Ce n’est pas un nom de buveur de bière. Jean Guern venait de Lamballe, au pays de Bretagne. Il avait soixante-quinze ans. Quatre hommes, voilà sa mesure. Quand Julienne et lui revenaient le soir par les sentiers, à travers champs, frappant le sol de leur pas lent et sûr, il n’eût pas fait bon à une demi-douzaine de mal-voulants de leur barrer le passage. Jean Guern avait été dragon de Cluny, avant la révolution de 1789. C’était au régiment qu’il avait gagné son nom de la Victoire. Il n’y avait que Julienne, sa femme, pour avoir le droit de l’appeler ainsi. Les autres devaient dire : Monsieur Guern ; il n’admettait point de familiarité. Il y avait quarante-cinq ans que Jean Guern demeurait dans le pays, au gros village de Bazeille, où il exerçait la profession de sellier-carrossier. On venait à lui de bien loin. C’était, dans son genre, un artiste sans rival. Il disait parfois, quand ses quatre grands fils étaient au logis, assemblés autour de la vaste cheminée : – Qui vit de peu est toujours assez riche. Mais si j’avais autant de cent francs de rente que j’ai envoyé de carrosses rouler sur le pavé de Paris, on ne ferait plus de drap au château de Bazeille car je l’achèterais ! Il avait conservé aux anciens seigneurs de Bazeille un attachement qui tenait du culte. Souvenez-vous qu’il était de Bretagne, où le dévouement s’obstine. Malgré son dire, il vivait de peu et il n’était pas riche. Les marchands, qui avaient remplacé partout, dans le pays, les gentilshommes vaincus, ne l’aimaient point, parce qu’il n’était pas homme à cacher ses regrets. Il avait été, en définitive, l’ami des Soleuvre, des Bazeille, des Blamont et autres, comme Benvenuto était l’ami de François Ier. Il ne voulait pas être l’ami de leurs successeurs. Et ses outils se rouillaient dans son atelier désert. Julienne avait eu parfois bien de la peine à donner du pain aux enfants. Mais elle n’avait garde de se plaindre, la rude et bonne femme : la Victoire ne pouvait pas avoir tort. Dans ce ménage, aux allures hautement patriarcales, le rôle de la femme était tout entier d’obéissance et d’abnégation. Hors du ménage, Julienne redevenait la femme forte, la femme un peu trop forte. Jean Guern racontait volontiers comme il avait eu l’idée d’épouser Julienne, au temps jadis. Tous les goûts sont dans la nature. Bien des gens se seraient effrayés de ce qui fut pour lui un appât irrésistible. Une fois que Julienne était à repasser du linge, dans la ferme de son père, il vint trois dragons de Cluny demander à boire, Julienne avait seize ans. Elle donna à boire aux dragons de Cluny. L’un d’eux, grand gaillard habitué à traiter le village en pays conquis, voulut prendre la taille de Julienne. Elle lui dit : Ne vous y fiez mie l’homme ! Le dragon persista. Elle lui dit encore : Ne faut mie me fâcher ! Le dragon téméraire fit mine de l’embrasser. – Nichetée ! T’as fronté la fille à m’père ! s’écria-t-elle en redressant sa tête au-dessus de celle du dragon. C’est péché ! Il y avait deux tisons qui brûlottaient dans l’âtre. Julienne empoigna le dragon, traversa la chambre en le tenant dans ses bras et le jeta dans le feu comme une brassée de copeaux. Puis elle mit son pied dessus, repoussant des deux mains, à dix pas, les deux camarades terrifiés. S’il y avait eu un bon brasier sous le chaudron, le troupier y passait. La Victoire entendit parler de cela. – Voilà une femme ! se dit-il. Il vint faire sa cour, et fut agréé. Sur ces entrefaites, Mgr de Cluny, archevêque de Lyon, l’appela près de lui pour lui faire un sort. C’était un prélat magnifique ; il ne voulait pas d’autres carrosses que ceux de Jean Guern. La pauvre Julienne le reconduisit jusqu’au détour du chemin en pleurant : – La Victoire, lui dit-elle, va lo être moult riche, après le temps ; ne nous ronaîtrez plus ! (vous allez être bien riche : vous ne nous connaîtrez plus !) Mais la Victoire était un chevalier. Il épousa Julienne et ne fit pas fortune. Il y avait quantité de raisons pour qu’il ne fît pas fortune. Le général L*** le fit venir une fois sur la grande route, où sa chaise était brisée. La Victoire se mit à travailler, et le général lui disait : – Je donnerais cent écus pour être à Sedan avant la nuit ! Quand la Victoire eut achevé, le général lui demanda : – Qu’est-ce pour votre peine, l’ami ? – Un louis d’or, répondit Jean Guern. – Comment, coquin ! s’écria le général L***. Il n’acheva pas. D’un seul coup de son couteau de bourrelier, la Victoire avait tranché le ressort de la chaise. Le général vint sur lui la canne levée. Jean Guern brisa la canne sur son genou. – Morbleu ! lui dit l’autre, je ne suis pas le plus fort, Raccommode-moi cela, et tu auras dix louis ! Jean Guern ne bougea pas. – Les veux-tu d’avance ? – Je veux que vous restiez là, mon général lui répondit Jean Guern en soulevant son grand chapeau : vous m’avez appelé coquin, c’est péché. Voici l’heure de la soupe, à vous revoir. Qui vit de peu est toujours assez riche. Il raconta cela à Julienne qui dit : – Vous avez bien fait, la Victoire, si vous voulez, mais nous n’amasserons jamais de quoi ! Il y avait quarante ans de cela, et la prédiction de la bonne femme s’était réalisée. Jean Guern, à l’heure où nous sommes, vivait de si peu, qu’il devait se trouver bien riche. Mais il avait gardé ses goûts de grande tenue, et vous n’eussiez trouvé dans le village de Bazeille ni un métayer, ni un tisseur pour avoir si haute mine que lui. Il s’assit sur l’une des chaises, au pied du lit du mourant, qui était maintenant immobile. Jean Guern réfléchissait. – Bien des gens croient qu’il a perdu la raison depuis des années, pensait-il, mais il connaît plus d’un secret… – Frère Arsène, ajouta-t-il doucement il est grand temps de me dire pourquoi vous m’avez fait venir cette nuit. Il n’eut point de réponse. – Ne pouvez-vous parler ? demanda le paysan. Point de réponse encore. Jean Guern croisa ses bras, et tout naïvement il interrogea disant : Frère Arsène, êtes-vous mort ? Cette fois, les paupières du moribond eurent un battement. Au mouvement de ses lèvres, Jean Guern crut deviner qu’il lui disait : Approchez-vous de moi. Il se leva et obéit. – Donnez-moi une goutte d’eau, lui dit le malade. Jean Guern avisa la cruche. Il versa deux ou trois gorgées dans la tasse de faïence qui était par terre auprès du lit, et y ajouta un doigt d’eau-de-vie. L’eau-de-vie était à Jean Guern. Il en portait toujours sur lui dans une demi-pinte vêtue de jonc tressé. Le mourant mouilla ses lèvres à ce breuvage. Puis il fut deux ou trois secondes dans le recueillement. – Monsieur Jean, dit-il tout à coup d’une voix distincte, j’ai confiance en vous parce que vous êtes un chrétien. Il y a là-bas, sous la terre et sous l’eau, dans les ruines d’Orval, de quoi reconstruire le monastère plus grand et plus beau qu’il n’était au moment de sa chute. Mais la prophétie annonce que les temps ne sont pas venus. À quoi bon dire : les trésors sont ici ou là, si les trésors doivent tomber aux mains des damnés ? Le coffre de fer appartient à l’abbaye. Il était dans l’oratoire de dom Lucas de Trêves, notre dernier abbé. Il y retournera un temps qui sera. Dans le coffre, c’est la fortune de Soleuvre qui gît. Il s’arrêta. Jean Guern l’écoutait attentivement. Les prophéties du solitaire d’Orval sont célèbres dans l’Ardennes, à ce point que personne n’en ignore la teneur. La révolution de juillet 1830, qui s’y trouve prédite en termes exprès, leur avait donné récemment aux yeux des habitants de ces campagnes une valeur extraordinaire. – Là… là… reprit le mourant, dont la main montrait le coffre de fer. Son bras retomba. Une idée pénible travaillait son cerveau. – Le soldat prisonnier… continua-t-il ; j’ai envoyé l’argent… la lime… le diamant… et tout… Il y a longtemps… mais le désespoir est aussi une chaîne… On lui a dit : Elle t’a oublié… et il reste dans son cachot… et il attend la mort… Il parlait si bas désormais, que Jean Guern avait peine à entendre. – Mon frère, dit ce dernier, de quel soldat parlez-vous ? L’agonisant ne répondit pas, mais il murmura : – Elle dont le cœur est encore plus beau que le visage ! – Je ne vous comprends pas, mon frère, fit Jean Guern, qui avait de la sueur aux tempes, par l’effort qu’il faisait pour deviner la pensée obscure du mourant. Celui-ci eut un spasme qui faillit l’emporter. Jean Guern rapprocha la tasse de ses lèvres. – Je suis bien vieux, reprit-il en même temps, mais j’ai Dieu merci ! du bon sang dans les veines. Si quelque chose peut être fait pour la mémoire de MM. de Soleuvre et de Bazeille, me voilà ! – Oui, murmura vivement le malade ; sans la prédiction, aurais-je attendu si longtemps ? Il est bien tard ! Quelque chose peut encore être fait. S’ils avaient eu leur argent autrefois… mais je ne m’en suis pas servi, monsieur Guern. Il s’interrompit pour réciter : « – Sauveur qui ne reçois point de salaire, source de miséricorde, sauvez-moi ! » Ses yeux roulèrent tout effarés. – On a écrit ! reprit-il avec égarement ; on a écrit au roi et à ses ministres… A-t-on reçu la grâce ? Il faut aller à la prison ! Il faut le délivrer… à tout prix… Il essaya de parler encore, mais l’agonie le domptait. Il entrouvrit, par un effort désespéré, sa chemise de grosse toile, et montra une clef qui pendait à son cou parmi des médailles bénies. – Là ! répéta-t-il, tandis que ses yeux ternes essayaient encore de se retourner vers le coffre ; là ! tout est là ! Sa main froide et mouillée rencontra la bonne grosse main de Jean Guern et s’y cramponna. Puis ses doigts lâchèrent prise. Il ne respira plus. – Requiescat in pace ! murmura Jean Guern. Il ferma les yeux du mort, après s’être assuré que son cœur ne battait plus, et lui jeta le drap sur le visage. Julienne rentrait. – C’est donc fini ? demanda-t-elle. – Il était le dernier, répondit Jean Guern ; il avait vingt ans quand le couvent fut saccagé. Il savait où sont les trésors. – Vous l’a-t-il dit, la Victoire ? – Non ! il ne me l’a pas dit. – Dieu ait son âme ! Ils se mirent tous deux à genoux et récitèrent le De profundis. Après cela, Jean Guern dit : – Julienne, coupez le cordon qui retient cette clef. Il venait de découvrir la poitrine du mort. Julienne se signa, toute tremblante, mais elle obéit. Jean Guern prit la clef et ouvrit le coffre de fer. – Tenez la lumière Julienne, ordonna-t-il. – Oui, la Victoire, si vous le voulez, répondit la bonne femme, dont les dents claquaient. Ce n’était pas la frayeur. Mais elle n’avait pas entendu frère Arsène nommer Jean Guern son exécuteur testamentaire. Elle ne soupçonnait pas son mari, Julienne, non. Mais son cœur se serrait. Avant de soulever le couvercle du coffre-fort, Jean Guern dit : – Voici les dernières paroles de frère Arsène : « La fortune des Soleuvre est là-dedans. ». – Merci ! la Victoire, murmura la bonne femme, dont la main ne trembla plus. Puis elle ajouta : – C’est Mlle Honorine qui est l’héritière maintenant. Tous deux se penchèrent avec curiosité, pendant que Jean Guern levait le couvercle. Il y avait dans le coffre un petit tas de papiers, une plume, un crayon, une écritoire. Jean Guern prit tous les papiers d’une seule poignée. Il les étala sur la table, après avoir refermé le coffre. – M’est avis, dit-il, qu’il y a là-dedans de l’embarras pour nous. – Ça se peut, la Victoire, repartit Julienne, mais la mère de Mlle Honorine était une Bazeille. Jean Guern tendit sa main. La bonne femme lui donna une étreinte toute virile. – Tiens ! s’écria-t-elle, pendant que son mari dépliait deux feuilles de papier, réunies à l’aide d’une épingle, on dirait des images ! Jean Guern examinait les deux papiers attentivement. – La Victoire, demanda Julienne impatiente, car elle ne savait pas lire, qu’est-ce donc que cela ? – Le premier papier, répondit le vieillard avec recueillement, est le plan de l’abbaye d’Orval. J’ai vu ces grands palais debout. C’était la merveille du monde ! Le second papier, porte deux écussons : celui de l’abbaye à droite, celui de Soleuvre à gauche avec sa devise latine : Solum opus. C’est tout. – Et là, dans le coin, la Victoire, qu’y a-t-il d’écrit ? Jean Guern se courba. L’écriture était très fine. Il lut avec effort : – Ne vendez pas le Christ pour trente deniers. – Que signifient ces paroles ? murmura la bonne femme. Jean Guern songeait. Sa large main était posée sur les deux papiers ouverts. Les rides de son front se creusaient. « Ne vendez pas le Christ pour trente deniers ! » Évidemment, ces mots se rapportaient aux armoiries de la maison de Soleuvre, qui étaient des armes parlantes et qui portaient : d’azur à la main d’argent, issant d’un nuage de même et supportant un crucifix d’or. C’est ma seule œuvre, disait la devise : Solum opus. Jean Guern resta muet pendant plusieurs minutes. – Il y a quelque chose, Julienne, dit-il enfin, c’est une devinaille. Nous chercherons. – Oui, la Victoire, nous chercherons. Mais pourquoi ce point rouge dans la poitrine du Christ ? Jean Guern tressaillit. À la place où, d’ordinaire, on voit la blessure faite par la lance, on avait dessiné un tout petit cœur écarlate. Jean Guern songea encore et répéta : – Il y a quelque chose ; cherchons ! Il prit au hasard un papier dans le tas. C’était un chiffon jauni sur lequel était collée une mince b***e de parchemin qui portait en caractères presque effacés : « Le cœur est d’or, il vaut six cent mille écus. » Guern lut tout haut. Julienne s’écria en joignant les mains : – Y a-t-il tant d’argent sur la terre ? La sueur perçait sous les cheveux blancs de Jean Guern. – Me voilà bien vieux, pensa-t-il tout haut, pour me jeter là-dedans ! et la raison du pauvre frère Arsène Scholtus n’était pas solide… Machinalement, il avait ouvert un autre papier. Celui-ci portait en tête : Pour Jean Guern. Il était de l’écriture du mort. Frère Arsène y disait : « Je m’adresse à Jean Guern, parce que je l’ai toujours vu brave, généreux, prudent et fort… – Cela est vrai, la Victoire, interrompit julienne. – Silence ! femme… « je m’adresse à Jean Guern, parce qu’il a été l’ami et le serviteur de Bazeille, le serviteur et l’ami de Soleuvre. L’enfant a dans ses veines le sang de Bazeille et de Soleuvre. On ne sait ni qui vit, ni qui meurt. Je ne suis qu’un pauvre vieillard, et mes secrets me pèsent. « Je certifie sur les trois portes ouvertes par Notre-Seigneur au salut de l’homme pécheur, sur la Foi, sur l’Espérance et sur la Charité, que le jeune homme portant le nom d’Hector, maréchal des logis au deuxième régiment de Vauguyon, comme on l’appelle, est né du légitime mariage du baron de Soleuvre et de Constance de Bazeille… Les preuves de sa naissance sont avec les six cent mille écus qui forment son héritage. » Julienne se leva toute droite, criant : – Constance ! m’nafant ! (mon enfant.) Les bras du vieillard tombaient. Julienne avait nourri de son lait les deux sœurs jumelles : les deux dernières Bazeille, cette Constance, dont parlait le billet de frère Arsène, et Mathilde, mère d’Honorine de Blamont. De grosses larmes étaient sur la joue rude de la bonne femme. Constance était morte, Mathilde était morte, toutes deux bien jeunes et si belles ! toutes deux malheureuses et loin du pays ! – M’nafant ! M’nafant ! répétait-elle, revenant au patois dans l’excès de son émotion. Puis, soudain plus blême que le visage du mort : – La Victoire, mon homme ! prononça-t-elle d’une voix étranglée ; comment l’appellent-ils donc, celui-là qui sera fusillé demain ? La tête de Jean Guern s’inclina lourdement sur sa poitrine. – Il y a des choses qui ne sont pas possibles ! murmura-t-il, non ! non ! je ne veux pas croire cela ! Dans le profond silence qui suivit, le mari et la femme purent entendre la grand-porte de la maison Legagneur tourner avec bruit sur ses gonds. Les invités du baron Michel sortaient de bonne heure et sortaient gaiement. Quelques douces voix de jeunes femmes échangeaient les adieux, expliquant qu’il fallait se lever matin le lendemain pour aller au Champ de Mars… Au Champ de Mars, où ce beau jeune soldat devait tomber avec des taches rouges à sa chemise. On ne voit pas cela tous les jours ! Julienne serra son bâton d’une main convulsive et dit : – Nous y serons aussi, nous deux, pas vrai, la Victoire, si vous voulez ?
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