V
Il grimpe donc un autre étage et s’arrête, pour reprendre haleine, sur le palier, où l’avait déjà devancé la servante.
Une dame en grand deuil se leva pour recevoir M. Ralph Nickleby, mais elle se sentit incapable de faire un pas vers lui, et s’appuya sur le bras d’une jeune fille délicate, mais d’une rare beauté, qui venait de prendre place près d’elle, et qui pouvait avoir dix-sept ans. Un jeune homme, qui pouvait avoir un ou deux ans de plus qu’elle, s’avança vers Ralph, qu’il salua du nom de : « Mon oncle ».
« Tenez, prenez mon chapeau, dit Ralph d’un ton impérieux.
– Eh bien, madame, comment allez-vous ? Il faut surmonter vos chagrins, madame. Il faut faire comme moi.
– La perte que j’ai faite n’est pas une perte ordinaire, dit Mme Nickleby en portant son mouchoir à ses yeux.
– C’est une perte, madame, qui n’a rien d’extraordinaire, reprit-il en boutonnant froidement son spencer : il meurt des maris tous les jours, madame, et des femmes aussi.
– Et des frères aussi, monsieur, dit Nicolas avec un regard d’indignation.
– Oui, monsieur, et des petits chiens aussi, et des roquets, répliqua son oncle en prenant une chaise. Vous ne m’avez pas dit, madame, dans votre lettre, ce qu’avait eu mon frère.
– Les docteurs n’ont pas donné à sa maladie de nom particulier, dit Mme Nickleby en fondant en larmes. Nous n’avons que trop de raisons de croire qu’il est mort le cœur brisé.
– Peuh ! dit Ralph, je ne connais pas de maladie de ce nom-là. Je comprends qu’un homme meure pour s’être rompu le cou, qu’il se brise un bras et qu’il en souffre ; on peut se briser la tête, se briser une jambe, se casser le nez, mais un cœur brisé ! Cela ne veut rien dire, c’est l’argot du temps. Quand un homme ne peut pas payer ses dettes, il meurt le cœur brisé, et sa veuve devient un martyr.
– En tout cas, dit tranquillement Nicolas, il me semble qu’il y a des gens qui n’ont pas de cœur à briser.
– Tiens ! quel âge a ce garçon ? demanda Ralph en se retournant avec sa chaise, et en toisant son neveu des pieds à la tête avec un souverain mépris.
L’ONCLE ET LE NEVEU SE DÉVISAGÈRENT.
– Nicolas va avoir dix-neuf ans, répondit la veuve.
– Dix-neuf ans ! Eh ! dit Ralph, et comment comptez-vous gagner votre pain, monsieur ?
– Sans vivre aux dépens du revenu de ma mère, répliqua Nicolas, le cœur gros.
– Vous ne vivriez toujours pas aux dépens de grand-chose, riposta l’oncle avec un coup d’œil de dédain.
– Si petit qu’il soit, dit Nicolas rouge de colère, ce n’est pas à vous que je m’adresserai pour l’augmenter.
– Nicolas, mon cher, maîtrisez-vous, dit Mme Nickleby avec inquiétude.
– Mon cher Nicolas, je t’en prie, ajouta la jeune fille avec tendresse.
– Vous ferez mieux de vous taire, monsieur, dit Ralph ; par ma foi, voilà un beau début, madame Nickleby, un beau début. »
Mme Nickleby, sans répliquer, fit un geste suppliant à Nicolas, pour qu’il se tînt tranquille ; et l’oncle et le neveu se dévisagèrent pendant quelques secondes sans dire un mot. La figure du vieux était sombre, ses traits durs et repoussants ; la physionomie du jeune homme était ouverte, belle et généreuse. Les yeux du vieux pétillaient d’avarice et d’astuce ; ceux du jeune homme brillaient de l’éclat d’une ardeur vive et intelligente. Toute sa personne était un peu délicate, mais virile et bien prise, et, sans parler de la beauté pleine de grâce que donne la jeunesse, il y avait dans son port et dans son regard une étincelle du feu qui animait son jeune cœur et qui tenait en respect le vieux rusé.
La haine de Ralph contre Nicolas data de ce moment décisif.