JEUNESSE-2

2005 Words
« Il paraît que lorsqu’il m’avait entendu crier : « Montez, vite », il avait aussitôt compris ce qui se passait, il avait empoigné sa femme, grimpé sur le pont qu’il avait traversé en courant, pour dégringoler dans le canot amarré à l’échelle. Pas si mal pour un homme de soixante ans. Imaginez un peu ce vieux, sauvant héroïquement sa femme dans ses bras, – la femme de toute sa vie. Il l’avait déposée sur un banc et s’apprêtait à remonter à bord, quand, je ne sais comment, la bosse fila. Et les voilà partis ensemble. Naturellement au milieu de toute cette confusion nous ne l’avions pas entendu crier. Il avait l’air tout penaud. Elle s’écria d’un air enjoué : – « Je suppose que cela ne fait rien si je manque le train maintenant. – « Non, Jenny, descends te réchauffer, – grommela-t-il. Puis s’adressant à nous : – « Un marin ne devrait pas s’embarrasser de sa femme. Voyez-vous ça, je n’étais pas à bord ! Bon, y a pas trop de mal cette fois. Allons voir ce que cet idiot de vapeur nous a démoli. » « Ce n’était pas grand’chose, mais cela nous retint tout de même trois semaines. Au bout de ce temps, le capitaine étant occupé avec ses agents, je portai le sac de voyage de Mrs Beard jusqu’à la gare et l’installai confortablement dans un compartiment de troisième classe. Elle abaissa la vitre pour me dire : – « Vous êtes un brave jeune homme. Si vous voyez John, – le capitaine Beard, – sans son foulard la nuit, rappelez-lui de ma part de bien s’emmitoufler. – « Certainement, Mrs. Beard, – lui dis-je. – « Vous êtes un brave jeune homme. J’ai remarqué combien vous étiez attentionné pour John, le capitaine… » « Le train démarra brusquement. Je saluai la vieille dame. Je ne l’ai plus jamais revue… Passez-moi la bouteille. Nous prîmes la mer le lendemain. Quand nous partîmes ainsi pour Bangkok, il y avait trois mois que nous avions quitté Londres. Nous avions pensé mettre une quinzaine tout au plus. « C’était en janvier et le temps était magnifique, – ce beau temps d’hiver ensoleillé qui a plus de charme que le beau temps d’été, parce qu’il est plus inattendu, plus vif, et qu’on sait qu’il ne va pas, qu’il ne peut pas durer longtemps. C’est comme une aubaine, une bonne fortune, une chance inespérée. « Cela dura tout le long de la mer du Nord, tout le long de la Manche : cela dura jusqu’à trois cents milles environ à l’ouest du cap Lizzard : alors le vent tourna au suroît et commença sa musique. Deux jours plus tard il soufflait en tempête. La Judée se vautrait dans l’Atlantique comme une vieille caisse à chandelles. Il souffla jour après jour, il souffla méchamment, sans arrêt, sans merci, sans relâche. Le monde n’était plus qu’une immensité de vagues écumantes qui se ruaient sur nous, sous un ciel si bas qu’on aurait pu le toucher de la main et sale comme un plafond enfumé. Dans l’espace bouleversé qui nous environnait il y avait autant d’embruns que d’air. Jour après jour, nuit après nuit, il n’y eut autour du navire que le hurlement du vent, le tumulte de la mer, le bruit de l’eau tombant en trombe sur notre pont. Il n’y eut ni repos pour lui, ni repos pour nous. Il ballottait, il tanguait, il piquait du nez, il plongeait de l’arrière, il roulait, il gémissait ; et il nous fallait nous cramponner quand nous étions sur le pont, nous agripper à nos couchettes quand nous étions en bas, dans un effort physique et une tension d’esprit qui ne nous donnaient pas de cesse. « Une nuit Mahon m’interpella par la vitre de ma cabine. Elle ouvrait sur ma couchette. J’y étais étendu, tout éveillé, tout habillé, tout chaussé, avec l’impression de n’avoir pas dormi depuis des années, et de ne pouvoir le faire si je m’y efforçais. Il me dit avec animation : – « Vous avez la tige de sonde, Marlow ? Je ne peux pas amorcer les pompes. Sacrédié, ce n’est pas une plaisanterie. » « Je lui passai la sonde et me recouchai, essayant de penser à des tas de choses, – mais je ne pensais qu’aux pompes. Quand je vins sur le pont, ils y travaillaient encore et ma bordée vint les relever. À la lueur du fanal qu’on avait apporté pour examiner la sonde, j’entrevis des visages graves et las. Nous passâmes les quatre heures entières à pomper. Nous pompâmes tout le jour, toute la nuit, toute la semaine, quart après quart. Le navire se déliait et faisait de l’eau dangereusement, pas au point de nous noyer immédiatement mais assez pour nous tuer à manœuvrer les pompes Et tandis que nous pompions, le navire nous lâchait par morceaux. Les pavois partirent, les épontilles furent arrachées, les manches à air écrasées, la porte de la cabine sauta. Le navire n’avait plus un pouce de sec. Il se vidait peu à peu. Notre grand canot, comme par magie, fut réduit en miettes, à sa place même, sur ses chantiers. Je l’avais saisi moi-même, et j’étais assez fier de mon ouvrage qui avait défié si longtemps la malignité de la mer. Et nous pompions. Et la tempête ne cessait de faire rage. La mer était blanche comme une nappe d’écume, comme un chaudron de lait qui bout : pas d’éclaircie parmi les nuages, pas même un trou grand comme la main, pas même l’espace de dix secondes. Il n’y avait pas pour nous de ciel, il n’y avait pour nous ni étoiles, ni soleil, ni univers, – rien que des nuages en courroux et une mer en fureur. Quart après quart, nous pompions pour sauver nos vies, et cela sembla durer des mois, des années, toute une éternité, comme si nous eussions été des morts condamnés à quelque enfer pour marins. Nous oubliâmes le jour de la semaine, le nom du mois, quelle année l’on était, et jusqu’au souvenir d’avoir jamais été à terre. Les voiles partirent ; le navire était en travers au vent sous un bout de toile : l’océan nous dégringolait dessus, et nous n’y prenions plus garde. Nous manœuvrions les bras des pompes et nous avions des regards d’idiots. Quand nous avions réussi à ramper sur le pont, j’entourais d’un filin les hommes, les pompes et le grand mât, et nous pompions, nous pompions sans relâche, avec de l’eau jusqu’à la ceinture, jusqu’au cou, jusque par-dessus la tête. C’était du pareil au même. On avait oublié ce que c’était que d’être sec. « Et j’avais quelque part en moi cette pensée : « Ça, ma foi, c’est une sacrée aventure, comme on en lit dans les livres, – et c’est mon premier voyage comme lieutenant, – et je n’ai que vingt ans, – et je tiens bon, tout autant que n’importe lequel de ces hommes, et je garde mes gens d’attaque. » J’étais content. Je n’aurais pas renoncé à cette expérience pour un empire. Il y avait des moments où j’exultais véritablement. Quand cette vieille coque démantelée piquait du nez lourdement, l’arrière dressé en l’air, il me semblait qu’elle lançait comme un appel, comme un défi, comme un cri vers ces nuages impitoyables, les mots inscrits sur sa poupe : « Judée, Londres. Marche ou meurs. » « Ô jeunesse ! Quelle force elle a, quelle foi, quelle imagination. Pour moi, ce navire, ce n’était pas une vieille guimbarde charriant par le monde un tas de charbon, en guise de fret, – c’était l’effort, l’essai, l’épreuve de la vie. J’y pense avec plaisir, avec affection, avec regret, – comme on pense à un mort que l’on aurait chéri. Je ne l’oublierai jamais… Passez-moi la bouteille. « Une nuit qu’attachés au mât comme je l’ai expliqué, nous continuions à pomper, assourdis par le vent, et n’ayant même plus en nous assez de courage pour souhaiter notre mort, un paquet de mer déferla sur le pont et nous passa dessus. À peine eussé-je repris mon souffle que je me mis à crier, avec l’instinct du devoir : « Tenez bon, les gars ! » quand soudain je sentis quelque chose de dur qui flottait sur le pont me heurter le mollet. J’essayai de m’en emparer sans y parvenir. Il faisait si noir qu’on ne se voyait pas les uns les autres à deux pas. « Après ce choc, le navire demeura un moment immobile, et la chose revint heurter ma jambe. Cette fois je pus la saisir, – c’était une casserole. Tout d’abord abruti de fatigue, et ne pouvant penser à rien d’autre qu’aux pompes, je ne compris pas ce que j’avais dans la main. Mais tout d’un coup je me rendis compte et m’écriai : « Dites-moi, les gars, le rouf est parti. Lâchons cela et allons voir où est le coq. » « Il y avait à l’avant un rouf qui contenait la cuisine, la couchette du cuisinier, et le poste d’équipage : Comme on s’attendait depuis des jours à le voir emporté, les hommes avaient reçu l’ordre de coucher dans le carré, le seul endroit sûr du navire. Le steward, Abraham, persistait toutefois à se cramponner à sa couchette, stupidement, comme une mule, par pure terreur, je crois, comme un animal qui ne veut pas quitter une étable qui s’écroule pendant un tremblement de terre. Nous allâmes à sa recherche. C’était risquer la mort, car une fois hors de notre amarrage, nous étions aussi exposés que sur un radeau. Nous y allâmes tout de même. Le rouf était démoli comme si un obus avait éclaté dedans. Presque tout avait passé par-dessus bord, – le fourneau, le poste d’équipage, toutes leurs affaires, tout était parti : mais deux épontilles, qui maintenaient une partie de la cloison à laquelle était fixée la couchette d’Abraham restaient comme par miracle. Nous tâtonnâmes parmi les ruines et nous découvrîmes Abraham : il était là, assis sur sa couchette, au beau milieu de l’écume et des épaves, à bredouiller gaiement en se parlant à lui-même. Il avait perdu la tête : il était devenu bel et bien fou, pour de bon, après ce choc soudain qui avait eu raison de ce qui lui restait d’endurance. On l’empoigna, on le traîna derrière, et on le précipita la tête la première par l’échelle de la cabine. On n’avait pas le temps, voyez-vous, de le descendre avec des précautions infinies, ni d’attendre pour savoir comment il allait. Ceux qui étaient en bas sauraient bien le ramasser au pied de l’échelle. Nous étions très pressés de retourner aux pompes. Cela, ça ne pouvait pas attendre. Une mauvaise voie d’eau est chose impitoyable. « C’est à croire que le seul dessein de cette diabolique tempête avait été de rendre fou ce pauvre diable de mulâtre. Elle mollit avant le matin, et le lendemain le ciel se dégagea ; et, la mer s’apaisant, la voie d’eau diminua. Quand on put établir un nouveau jeu de voiles, l’équipage demanda à rentrer, – et il n’y avait vraiment rien d’autre à faire. Les embarcations parties, les ponts balayés, la cabine éventrée, les hommes n’ayant à se mettre que ce qu’ils avaient sur le dos, les provisions gâtées, le navire éreinté. Nous virâmes du bord pour rentrer, – eh bien, le croiriez-vous ? – le vent passa à l’est et nous vint droit sur le nez. Il souffla frais, il souffla sans répit. Il nous fallut lui disputer chaque pouce du chemin. Le navire heureusement ne faisait pas autant d’eau, la mer restant relativement calme. Pomper deux heures sur quatre n’est pas une plaisanterie, – mais cela tint le navire à flot jusqu’à Falmouth. « Les bonnes gens qui habitent là vivent des sinistres maritimes et sans aucun doute nous virent arriver avec plaisir. Une horde affamée de charpentiers de navires affûta ses outils, à la vue de cette carcasse de navire. Et certes ils se firent de jolis bénéfices à nos dépens avant d’en avoir fini. J’imagine que l’armateur était déjà dans de mauvais draps. Les choses traînèrent. Puis on décida de débarquer une partie du chargement et de calfater la coque. Ce qui fut fait : on acheva les réparations, on rechargea : un nouvel équipage embarqua et nous partîmes, – pour Bangkok. Avant la fin de la semaine, nous revenions. L’équipage avait déclaré qu’il n’irait pas à Bangkok, – c’est-à-dire une traversée de cent-cinquante jours, – dans une espèce de rafiau où il allait pomper huit heures sur vingt-quatre : et les journaux maritimes insérèrent de nouveau le petit paragraphe : « Judée. Trois-mâts barque. De la Tyne pour Bangkok : charbon : rentré à Falmouth avec une voie d’eau : équipage refusant le service. « Il y eut encore des retards, – d’autres rafistolages. L’armateur vint passer une journée et déclara que le navire était en parfait état. Le pauvre capitaine Beard avait l’air d’un fantôme de capitaine, par suite de l’ennui et de l’humiliation de tout cela. Rappelez-vous qu’il avait soixante ans et que c’était son premier commandement. Mahon affirmait que c’était une aventure absurde et que ça finirait mal. Quant à moi j’aimais le navire plus que jamais et je mourais d’envie d’aller à Bangkok ! Nom magique, nom béni ! « Mésopotamie » n’était rien à côté. Rappelez-vous que j’avais vingt ans, que c’était mon premier voyage comme lieutenant et que tout l’Orient m’attendait. « Nous sortîmes pour mouiller en grande rade avec un nouvel équipage, – le troisième. Le navire faisait eau pis que jamais. C’était à croire que ces charpentiers de malheur y avaient fait un trou. Cette fois-là, nous ne quittâmes même pas la rade. L’équipage refusa tout bonnement de virer le guindeau.
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