Je me tenais agenouillée sur la moquette épaisse rouge, serrant fermement les poings sur le haut de mes cuisses, pour tenter de diminuer le tremblement de mon corps.
Je connais ce bureau par cœur.
Je suis même celle qui a choisi les couleurs et la moquette sur laquelle je me tiens aujourd’hui. Chaque élément de décoration, chaque fourniture a été sélectionnée par mes soins.
Cependant, l’homme qui est assis confortablement sur le fauteuil en cuir noir du bureau n’est pas celui pour qui j’ai réalisé la décoration.
Il prend une bouffée dans son cigare et se penche en avant vers mon visage.
Ainsi, je suis obligée de fermer les yeux pour qu'ils ne soient pas brûlés par la fumée qu’il vient de me cracher à la figure.
Il garde le silence et reprend encore une gorgée de cognac, faisant cliqueter par habitude le seul glaçon façonné au pic à glace dans son verre de cristal.
« Santo… » je commence à dire, mais je me tais aussitôt que je croise son regard noir.
Quelle ironie de lui avoir donné un nom pareil. C’est le pire de tous et il porte le nom de Saint.
Il est vêtu du costume trois pièces caractéristiques des hommes de la Famille. Comme eux, il ne porte que des marques de créateurs, que les vêtements, les accessoires et les chaussures les plus hors de prix possibles d’imaginer. À sa main gauche, il porte la lourde chevalière frappée du sigle de la Famille, la lettre -G-.
Je fronce les sourcils en la voyant. Il n’est pas celui censé la porter. Il n’est pas le Don de cette famille.
Je cherche dans mes souvenirs. Je ne me rappelle pas que Santo ait eu un jour l’ambition de devenir le chef de la Famille. Mais quiconque a eu l’idée de le mettre là doit être fou. Santo est la colère incarnée. C’est une bombe à retardement qui peut exploser à n’importe quel moment.
Santo fait glisser un des lourds tiroirs du bureau en chêne massif et en sort une enveloppe marron en papier kraft. Il bloque son cigare entre les dents et en retire une série de photos qu’il lève en l’air.
« Sais-tu ce que c’est, Lulu ? »me demande-t-il, le regard noir. Son accent italien est encore plus fort que dans mes souvenirs et me fait l’effet d’une douche glacée.
Il me terrifie.
Je dis non de la tête.
Santo me fait un sourire qui horrifierait même le Diable en personne. Puis, il pose son verre sur le bureau pour saisir son cigare et souffle la fumée sur le côté.
Si je ne le connaissais pas, je pourrais dire qu’il est beau à se damner. Mais, je le connais, et son âme est aussi souillée que son apparence est à couper le souffle.
Il se penche vers moi en appuyant les coudes contre ses genoux. Ce simple geste semble faire craquer le tissu hors de prix de son costume à cause de ses muscles tendus.
Après de longues secondes dans un silence glacial, il place les photos au-dessus de ma tête et les fait tomber en cascade.
Je vois avec horreur des photos de moi et des hommes qui font partie de mon quotidien.
Ils sont tous là.
Du vieux vendeur de journaux du coin de la rue au livreur de nourriture. De l’agent d’entretien au directeur de mon entreprise.
Ce s******d reste silencieux et se contente d’observer ma réaction.
J’avale avec difficulté ma salive, car c’est l’effet que provoque tous les hommes de cette maudite famille lorsqu’ils prennent une personne pour cible : l’effroi.
La peur glaçante. Celle qui vous fige sur place et qui vous fait oublier à quel Saint vous vouer pour supplier à l’aide.
Quand les hommes de la Famille veulent obtenir quelque chose, ils se chargent d’envoyer des capos. Quand ils ne l’obtiennent toujours pas, ils envoient Santo. Personne ne dit non à Santo. Du moins, ceux qui ont dit non ne sont plus de ce monde pour pouvoir le raconter.
Il s’appuie confortablement dans ce fauteuil de cuir noir dans lequel je me suis assise tant de fois. Il fait même exprès de faire chanter le cuir en remuant son dos avec plus de force et me regarde de haut en bas.
« Tu vas jouer encore à l’idiota avec moi, Lulu ? » me demande-t-il.
Je peux jurer que cet homme doit siéger à la droite du Diable.
« Je ne sais pas ce que tu veux que je te dise, Santo. Je ne vois que des photos de moi avec des hommes que je côtoie tous les jours, rien de plus. »
Je me crispe et rentre aussitôt la tête entre mes épaules.
Santo a levé la main vers moi, mais je n’ai pas reçu de coup. Il me lance encore un regard noir où se mélange du dégoût.
« Merda, Lulu ! Tu croyais que j’allais te frapper ? »
« Je ne sais pas. Allais-tu me frapper, Santo ? », je lui demande en soutenant son regard noir.
Il se penche et attrape une photo parmi celles étalées au sol. Il la relève lentement pour la placer sous mes yeux horrifiés.
« Ah… tu sais bien que je ne frappe pas les femmes, Lulu. Par contre, le stronzo qui a les lèvres posées contre les tiennes… »
Je saute aussitôt en avant pour lui arracher la photo des mains et je lui attrape les mollets pour le supplier.
« Santo ! »
Il se lève doucement sans faire de geste pour me dégager de ses jambes et tire de nouveau une bouffée de son cigare. Puis, il me regarde avec un mépris qui convertirait le pire des hommes sur Terre.
« Qu’est-ce que tu crois, Lulu ? Tu penses que mon grand frère ne verra jamais ces photos ? Tu penses que tu peux laisser n’importe quel figlio di puttana te toucher comme bon te semble ? »
Je sens les larmes rouler sur mes joues et je pousse des hoquets pour retenir mes sanglots.
« C’était une erreur, Santo. Une terrible erreur. Il n’y a rien eu de plus. Je suis rentrée juste après ! »
Il se met à rire et je peux jurer que mon corps se glace juste en l’entendant.
« Il n’y aura plus d’erreur, Lulu. », m’ordonne-t-il sèchement.
Il se penche pour m’aider à me relever et me tend négligemment un mouchoir en tissu de la poche de sa veste pour essuyer mes larmes.
« Va bene, Lucia. Tu sais ce qui pourrait sauver la vie à ce stronzo ? »
Je fais non de la tête, la panique me tétanisant complètement sur place.
Santo me fait un sourire carnassier et replace une de mes mèches de cheveux derrière l’oreille.
« Voilà, Lulu… tu vas aller dans ta chambre et t’habiller dignement pour faire plaisir à mon grand frère. Après tout ce temps, tu sais comment faire pour lui faire plaisir, no ? Mettre du maquillage et ce rouge que tu avais l’habitude de porter », dit-il en passant la paume de sa main devant mon visage. « Ensuite, tu vas dîner avec lui, lui sourire et rire à toutes les blagues qu’il essaiera forcément de faire… parce que tu sais bien, Lulu. Mon frère ne respire que pour voir ton p****n de sourire…»
Santo fait craquer les jointures épaisses de ses phalanges devant mes yeux.
« … et je ne vis que pour le bien-être de chaque membre de ma famille. Et tu sais, Lulu. Si mon grand frère sourit demain matin au petit déjeuner, alors peut-être que le stronzo qui est actuellement entre les mains de mes hommes respirera encore pour un jour. »
Je lève la tête vers lui et laisse encore quelques larmes rouler sur mes joues.
« Ça ne te regarde pas, Santo. »
Il me lance un regard noir et se met à rire avant de reprendre une gorgée de son cognac.
« Va bene, Lulu. Ça ne me regardait pas tant que tu ne jetais pas la honte sur mon frère. Tu pouvais bien faire ta vie en faisant plus attention à tes faits et gestes. Tu as dû oublier après trois ans à vivre loin de nous. Tu ne quittes la Famille qu’avec le corps recouvert d’un drap blanc. »
« Je n’ai pas oublié, Santo. Mais, je continue de dire que ça ne regarde que Elio et moi. »
J’ai l’impression à cet instant précis que le Diable en personne est dans la pièce. Santo a le visage déformé sous la colère et je jure que je peux entendre le cristal sous ses doigts se briser.
Je pousse un cri en voyant le verre voler à côté de mon visage.
L’objet fragile éclate sur le mur placé loin derrière moi et je dois faire des efforts monstrueux pour ne pas vomir sur place tellement je suis terrifiée.
Santo se contente de me montrer du doigt la porte. Il n’a pas besoin de me guider davantage. Je connais parfaitement le chemin.
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Je me mets en route vers la porte du bureau et j’incline légèrement la tête vers Santo en refermant la porte derrière moi.
« Buonanotte a te » je dis mécaniquement.
« Buona notte Lulu » me répond-il froidement en gardant les yeux fixés sur le verre brisé au sol.
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Je retrouve rapidement ma contenance.
Cela fait trois ans que je sais parfaitement mettre le masque de faux semblant en public. Cela n’a rien de difficile et c’est presque devenu instinctif chez moi.
Je laisse mes doigts sur la rambarde en fer forgé des escaliers au fur et à mesure que je monte les marches qui me conduisent vers mon passé.
Le personnel me reconnaît et murmure des « Signora Lucia » au fur et à mesure de mon ascension vers ma chambre.
Eduardo, le vieux majordome accourt presque pour venir à ma rencontre.
« Que bene ! Signore Elio sera ravi de vous voir à la maison ! »
Je lui fais un sourire radieux et continue ma progression tout en parlant avec lui. C’est une habitude que j’ai eue durant tout le temps où Eduardo est entré à notre service.
« J’étais occupée », je déclare calmement en faisant mine d’inspecter la poussière. « Il faudra nettoyer le bureau. Santo a encore cassé un verre. »
Le majordome hoche la tête, mais il n’est pas dupe et sait pertinemment que je suis partie depuis trois ans. Il est trop professionnel pour me faire la remarque et il sait que j’essaie de changer de sujet. Il me fait un triste sourire et secoue la tête « C’est bon de vous revoir ici, Signora Lucia. »
Je comprends toutes les paroles silencieuses derrière ces quelques mots. Ils ont dû vivre en Enfer tout le temps où je me suis absentée.
J’arrive enfin devant la porte de ma chambre.
De notre chambre.
Je fais un signe de tête à Eduardo pour lui demander de partir et j’entre enfin dans cette partie de ma vie que je pensais avoir refermé à jamais.
Je dois fermer les yeux un instant et un cri de douleur sort de mes lèvres.
Rien.
Absolument rien n’a changé.
Tout est absolument à la place où j’ai laissé les affaires il y a trois ans.
Mes yeux parcourent la pièce. Les draps, les couvertures, les rideaux sont les mêmes. Mes yeux trouvent mes chaussons au pied de ma place. Le livre que j’étais alors en train de lire est toujours ouvert, mon marque page en fleurs pressées est encore posé entre deux pages.
Je cours vers la tête de lit et j’attrape un des cadres photos que j’ai abandonné. Mes doigts parcourent en tremblant les visages souriants. Je prends un autre cadre, puis encore un autre et je les serre contre mon cœur.
Je tombe à genoux et je pousse un hurlement dans le matelas épais sur lequel j’ai passé tant de nuits. Avec lui. Puis, avec eux. Enfin, avec nous.
Je me balance d’avant en arrière pour tenter de me calmer. Je n’arrive plus à respirer. C’est comme si mes larmes inondaient mes poumons.
Les souvenirs remontent subitement comme un flot d’images, de sons et d’odeurs.
Soleil, douces brises, parfums de fleurs et de chocolat, rires d’enfants mêlés aux miens et à ceux d’Elio.
Puis, crissement de pneus, hurlements et coups de feu.
Enfin, le silence.
Je m’effondre au sol.