Préface de l’auteur« Honny soit qui mal y pense. »
L’édition de nos contes secrets, dans la forme et l’ordre sous lesquels nous les présentons aux amateurs de la nationalité russe, est une apparition à peu près unique en son genre. Il pourra bien se faire que précisément pour cela notre édition donne lieu à des reproches et à des exclamations de tout genre, non seulement contre l’éditeur téméraire, mais aussi contre la nation qui a produit de pareils contes, contes où la fantaisie populaire, sans la moindre contrainte d’expression, a déroulé, dans d’éclatants tableaux, toute la force et toute la richesse de son humour. Mettant de côté tous les reproches qui ne s’adresseraient qu’à nous personnellement, nous devons déclarer que toute exclamation contre l’esprit national serait non seulement une injustice, mais encore l’indice de cette ignorance complète qui, le plus souvent, à dire vrai, constitue un des traits les plus indélébiles de la pruderie criailleuse.
Nos contes secrets sont, comme nous l’avons dit, une apparition unique en son genre, parce qu’il n’existe pas à notre connaissance une autre édition dans laquelle le vrai langage populaire jaillisse avec une aussi grande abondance, étincelant de tous les côtés brillants et ingénieux de l’homme du peuple.
Les littératures des autres nations offrent beaucoup de contes secrets du même genre, et depuis bien longtemps déjà nous ont précédés dans cette voie. Non peut-être sous forme de contes, mais sous forme de chansons, de dialogues, de nouvelles, de farces, de soties, de moralités, de dictons, etc. ; les autres nations possèdent une énorme quantité de productions, dans lesquelles l’esprit populaire, également sans aucune contrainte d’expressions et de tableaux, signale avec humour, stigmatise par la satire et les livre hardiment à la risée différents côtés de la vie. Qui donc a jamais douté que les contes joyeux de Boccace ne soient tirés de la vie populaire, que les innombrables nouvelles et facéties françaises des XVe, XVIe et XVIIe siècles ne proviennent de la même source que les productions satiriques des Espagnols, les Spottlieder et les Schmähschriften des Allemands, que cette masse de pasquinades, de feuilles volantes diverses dans toutes les langues, apparaissant au sujet de tous les incidents possibles de la vie privée et publique, ne soient des productions du peuple ? Dans la littérature russe, il est vrai, jusqu’à ce jour, il existe toute une catégorie d’expressions populaires qui n’ont pas été imprimées, qui ne sont pas destinées à l’impression. Dans les littératures des autres nations, de pareilles barrières n’existent plus depuis longtemps pour le langage du peuple. Sans remonter à l’antiquité classique, est-ce que les Ragionamenti de P. Aretino, les Capitoli de Franc. Berni, de Giov. della Casa, de Molza, la Rettorica delle putane, de Pallavicini, l’Alcibiade fanciullo a scola et les productions des autres écrivains italiens ; est-ce que le livre de Meursius : Elegantiœ latini sermonis ; est-ce que toute la série, dans la littérature française, des célèbres Joyeusetez, facéties et folastres imaginations, le fameux Recueil de pièces choisies par les soins du Cosmopolite ; est-ce que tout ce déluge de Flugschriften, qui au dire de Schade, « damals wie eine Fluth übers Land führen », ne montrent pas clairement qu’on ne regardait point comme nécessaire de couvrir le mot imprimé de la gaze d’une pruderie effarouchée et de la feuille de vigne d’un écrit passé à la censure ? Est-il besoin de rappeler encore les productions macaroniques, jouissant d’une si haute estime depuis le magnifique Laurent de Médicis jusqu’aux Médicis de notre époque ? Est-il besoin de remarquer, en finissant, qu’elles ne sont pas réservées aux seuls bibliophiles, ces sections entières dont les sujets sont décrits dans des bibliographies spéciales, telles que la Bibliotheca scatologica (Scatopolis, 5850), sections connues dans le monde des livres sous le nom de : Singularités, Curiosa, e*****a, ouvrages sur l’amour, sur la galanterie, etc.
Et le reproche de cynisme grossier fait à la nation russe équivaudrait au même reproche fait à toutes les nations, c’est-à-dire se réduirait à zéro. Le contenu érotique des contes secrets russes ne témoigne ni pour, ni contre la moralité de la nation russe : il met tout simplement en relief un côté de la vie qui, plus que tout autre, excite l’humour, la satire et l’ironie. Nos contes sont livrés sous une forme sans art, tels qu’ils sont sortis des lèvres du peuple, et sont écrits avec les mots des conteurs. C’est ce qui constitue leur caractère propre : rien n’a été ajouté. Nous ne nous étendrons pas sur cette particularité que, dans les différentes zones de la vaste Russie, le même conte se présente sous des formes différentes. Ces variations sont nombreuses, et pour le plus grand nombre, sans aucun doute, elles passent de bouche en bouche, sans avoir été jusqu’à ce jour ni recueillies, ni transcrites par les collectionneurs. Celles que nous donnons sont tirées du nombre des plus remarquables ou des plus caractéristiques à un point de vue quelconque.
Nous regardons aussi comme superflu d’expliquer l’ordre dans lequel paraissent nos contes. Nous ferons seulement remarquer à ce propos que ceux dont les acteurs sont des animaux font voir, on ne peut mieux, toute la sagacité et toute la vigueur d’observation de notre homme du peuple. Loin des villes, travaillant dans le champ, dans la forêt, sur le fleuve, il comprend partout avec profondeur la nature, sa bien-aimée ; il observe avec précision et apprend à connaître dans le menu détail la vie qui l’entoure. Les côtés pris sur le vif de cette vie muette, mais éloquente pour lui, se peignent d’eux-mêmes dans son imagination, et voilà un conte tout prêt, plein de vie et d’éclatant humour. La section des contes sur ceux que le peuple appelle la race étalonnière, et dont nous n’avons donné pour le moment qu’une petite partie, éclaire vivement et les relations de notre moujik avec ses pasteurs spirituels et la véritable manière de comprendre ces derniers.
Curieux sous beaucoup de rapports, nos contes secrets russes sont particulièrement remarquables sous le rapport suivant : au savant grave, à l’investigateur profond de la nationalité russe, ils fournissent un vaste champ de comparaison, relativement au contenu de quelques-uns d’entre eux, avec les récits de contenu presque identique des écrivains étrangers, avec les produits des autres nations. Par quel chemin ont pénétré dans les coins reculés de la Russie les Contes de Boccace, les Satires et les Farces françaises du XVIe siècle ? Comment la nouvelle occidentale a-t-elle ressuscité dans le conte russe, quel est le côté commun à l’une et à l’autre, où sont et de quelle part viennent les traces de l’influence, de quelle nature sont les doutes et les conclusions dérivant de l’évidence d’une pareille identité, etc., etc. ?
Abandonnant la solution de toutes ces questions et de beaucoup d’autres à nos savants patentés, nous espérons que nos lecteurs trouveront une bonne parole pour les travaux des honorables collecteurs de ces contes. Nous, de notre côté, en éditant cette rare collection, dans le but de la soustraire à l’anéantissement, nous resterons en dehors, nous osons le penser, et de la louange et du blâme.
Ainsi, sans prendre hypocritement un extérieur scientifique, notre livre apparaît comme le simple recueil occidental de ce côté de l’humour du peuple russe, qui jusqu’à ce jour n’avait pas trouvé place sous la presse. Devant les conditions sauvages de la censure russe et sa fausse appréciation de la moralité et de la morale, notre livre s’est imprimé sans bruit, dans une retraite éloignée des agitations du monde, là où n’a pas encore pénétré la main sacrilège de quelque censeur que ce soit. À ce propos, nous ne pouvons nous empêcher d’exprimer un de nos désirs intimes : que d’autres coins paisibles de notre patrie suivent l’exemple de notre couvent. Que là se développe, à l’abri de toute censure, le noble art de la typographie, que des mains de la confrérie laborieuse sortent et viennent se réunir sous des presses secrètes tous mots libres, tous récits intimes, à quelque côté de la vie russe qu’ils se rattachent.
Nous ajouterons, en finissant, que nous nous proposons de publier ultérieurement les Proverbes secrets russes et la suite des Contes secrets russes. Les matériaux sont entre nos mains ; il ne nous reste plus qu’à les mettre en ordre. En les publiant, nous espérons rendre service et à l’étude de l’esprit national russe en général, et, en particulier, à nos confrères, aux amateurs véritables et experts de la verve russe intime, franche, imagée, et du brillant humour populaire.