Introduction
IntroductionLa littérature russe n’offre point, au premier abord, de productions vraiment comparables à celles que nous recueillons dans la littérature des différents pays sous le titre expressif « Les Maîtres de l’Amour ». Et pourtant le peuple russe, d’après la croyance générale, cache, sous une façade froide, impénétrable, une âme passionnée, ardente à l’amour comme à la guerre. Serait-ce donc qu’une censure rigoriste a, de tout temps, poursuivi de son inflexible tyrannie jusqu’à l’expression des désirs, des élans voluptueux ? Vraisemblablement oui. D’aucuns pensent bien, comme le marquis de Custine dans son livre sur La Russie en 1839, que la délicatesse innée, la distinction native du peuple russe tout entier l’éloignent des sujets où la chair – notre vile chair – a trop de part et réclame trop énergiquement ses droits. Mais voici des pages qui semblent bien infirmer cette assertion. Le marquis de Custine, d’ailleurs, ne dut pas les connaître.
Certes, elles n’émanent pas des grands noms de la littérature russe ; elles sont même anonymes, et pour cause. Ce sont des récits populaires, dans toute la force du terme, nous pourrions presque dire populaciers, s’il ne s’y mêlait quelque symbole. Le cynisme s’y étale, la scatologie même y a sa place ; car le peuple se plaît à des gestes et à des récits malodorants, surtout le peuple livré à ses instincts, sans le contrepoids de l’instruction et de l’éducation, le paysan tout spécialement, tel le Jésus de Zola.
Mais encore ne peut-on nier qu’il y ait dans cette littérature populaire un sens profond, ardent, de la volupté. Ici les animaux les plus vulgaires, comme les plus nobles, recherchent, par ruse ou par force, la satisfaction d’instincts charnels communs à tous les êtres vivants ; là des femmes effrontément, ou plutôt naturellement friandes de priapes aux fortes proportions, renoncent aux plus opulents partis pour pouvoir s’attacher aux heureux possesseurs de si remarquables appendices. Plus loin, c’est un anneau magique qui communique à son détenteur des qualités herculéennes dans l’œuvre d’amour. L’inceste même y est chose commune, constatée sans étonnement. (« Et dès lors le pope vécut maritalement avec sa fille comme avec sa femme », conte 46). Et les roueries des femmes, leur incontinence, leur dévergondage fournissent des tableaux, des récits que ne désavoueraient les conteurs d’aucun pays, d’aucune époque.
Ce n’est pas, en effet, une des constatations les moins curieuses que l’on peut faire à la lecture de ces pages : on y retrouve des analogies, voire même des similitudes frappantes avec les contes gaulois de nos trouvères, ou même de Rabelais et de La Fontaine, que déjà avaient imités les plus délicats de nos conteurs au XVIIIe siècle ; et c’est aussi naturellement avec les productions des conteurs libertins de l’Italie que les rapprochements sont fréquents.
Que la source de toutes ces productions soit commune – hypothèse la plus probable – ou bien qu’il y ait eu imitation directe, c’est une question discutée et difficilement soluble aujourd’hui. Mais il n’en subsiste pas moins une œuvre très curieuse, établissant nettement que l’imagination populaire russe ne se désintéressait d’aucun des gestes, d’aucune des formes de l’amour. Et ce que le peuple a su exprimer, sous une forme trop cynique sans doute, en des récits mystiques ou satiriques, peut-être des écrivains de même race, plus raffinés, l’ont-ils exprimé plus délicatement en des fictions que la pudeur officielle d’une critique intransigeante les a obligés de garder rigoureusement cachées. Espérons-en la révélation prochaine.
***En 1883 paraissait à Heilbronn, sous le titre Kruptadia, le premier volume d’un « Recueil de documents pour servir à l’étude des traditions populaires » (Henninger frères, éditeurs. Et ce premier volume s’ouvrait par la publication de CONTES SECRETS TRADUITS DU RUSSE, avec cette indication mystérieuse d’origine : « Valaam, par l’art typographique de la confrérie monacale. Année de la diablerie des ténèbres. – Imprimé uniquement pour les archéologues et les bibliophiles, à un petit nombre d’exemplaires, dont dix sur papier de couleur, grand format. »
Quelques années plus tard, en 1891, l’érudit chercheur Isidore Liseux présentait à son fidèle public de lettrés une traduction nouvelle des CONTES SECRETS RUSSES (Édition unique à 220 exemplaires numérotés. Prix : 60 francs) ; et il écrivait dans son avertissement :
« L’original du présent recueil, tiré à quelques exemplaires seulement, « pour les archéologues et les bibliophiles », a été imprimé clandestinement, comme l’auteur lui-même nous l’apprend dans sa préface. L’avertissement, du reste, était inutile, car il suffit de jeter les yeux sur la couverture du livre pour être fixé sur le caractère interlope de cette publication. L’exemplaire dont nous nous sommes servi pour notre travail appartient à la Bibliothèque nationale de Paris. C’est un petit in-80 de 200 pages, intitulé : Rousskiia zavetniia skaski (Contes secrets russes). Point de nom d’auteur, naturellement. »
Nous ne pouvons songer à mettre en doute l’indication donnée par Isidore Liseux, dont la conscience professionnelle est au-dessus de tout soupçon. Mais nous devons avouer que nous avons en vain recherché à la Bibliothèque nationale l’original dont parle l’éditeur. C’est là un petit problème dont nous proposons la solution à la perspicacité des bibliophiles.
Nous avons suivi de plus près la traduction Liseux, qui nous a paru de meilleure tenue littéraire ; et nous avons cru devoir indiquer, en quelques notes, un certain nombre de contes français et étrangers présentant de grandes analogies avec les contes russes.
B.V.