— J’ai entendu tous vos conseils, dame Éléonore et je resterai prudente.
Éléonore parut rassurée.
— Un dernier mot avant votre départ. Si vous le pouvez, montrez un semblant d’indulgence à l’égard d’Hubert. Il sait être plein de sagesse ; le souvenir de ses paroles m’a évité la plus grosse bêtise de ma vie avec Barnais, justement. Il l’ignore et je vous prie de ne pas lui en parler. Sa brusquerie, au premier abord, vaut largement la peine qu’on lui donne une deuxième chance. Si vous…, excusez-moi, j’ai entendu une partie de votre conversation, si vous n’avez pas reçu l’amour de votre père, lui n’a eu aucune enfance et a secondé son père depuis qu’il a été en âge de le faire, c’est-à-dire très tôt. Personne ne lui a fait de cadeaux et surtout pas la vie même si, comme vous le dites, il est né avec une cuillère en or dans la bouche. Il s’est comporté comme un goujat avec vous et, malheureusement, je le crains capable de continuer. Cependant, il est aussi susceptible de changer et de corriger ses erreurs. Barnais, non ! Il n’a jamais exhibé plus de cervelle qu’un moineau… Allons-y à présent, Hubert nous attend près du carrosse et risque de s’impatienter.
Éléonore sourit à la jeune femme et elles descendirent ensemble.
— Merci, dame Éléonore, je me souviendrai de vos conseils lors de mon séjour en Escarfe.
— Malgré votre sens aigu de la repartie, ne me rappelez surtout pas au bon souvenir de Barnais ! Il n’appréciera probablement pas !
Un cahot ramena les pensées d’Aila dans le carrosse. Le temps semblait figé et elle ne savait pas comment l’accélérer. Dire qu’à cheval elle ne s’ennuyait jamais… Enfin, Hubert avait promis que leurs chevaux seraient convoyés au château d’Escarfe, menés par un serviteur, dès le lendemain matin. Malgré les réticences d’Hubert, elle avait quand même réussi à emporter son kenda. Dehors, la lumière s’évanouissait doucement, remplacée par les ombres de la nuit.
— Nous allons arriver. Êtes-vous prête, Aila ?
Comme si elle avait le choix…
— Tout à fait, sire Hubert.
— Non, plus de sire Hubert. Vous êtes ma promise et, dorénavant, vous m’appellerez Hubert.
— Bien, Hubert.
Tandis que le carrosse pénétra dans la cour du château, le regard d’Aila s’accrocha à sa décoration : des centaines de torches pendaient, fixées aux murs, balcons et fenêtres, illuminant toutes les façades, c’était féerique. Hubert descendit le premier et tendit sa main pour aider Aila. Celle-ci, un peu surprise, mit un instant avant de placer la sienne dessus et de poser un pied dans la cour. Airin, un homme à l’allure bedonnante et joviale trottinait vers eux pour les accueillir.
— Prince Hubert, votre visite chez moi est un honneur incomparable, dit-il en s’inclinant.
— Votre accueil, sire Airin, est un des plus beaux qu’il m’ait été donné de voir. Cela me touche profondément. C’est un grand plaisir pour moi de rencontrer celui dont mon père me parle si souvent en bien.
Hubert se courba à son tour et, se tournant vers Aila, ajouta :
— Permettez-moi de vous présenter ma promise, Aila Hauban.
Elle tendit sa main à Airin qui la baisa.
— D’où venez-vous, charmante damoiselle Aila ?
Elle saisit une lueur de panique dans le regard d’Hubert, il avait aussi oublié de la préparer à cette question… Elle contint le soupir qui montait en elle.
— Sire Airin, accordez-moi de me rafraîchir et après, je vous le promets, je vous raconterai ma vie autant que vous le voudrez. Pour l’instant, j’aspire juste à me reposer de cet éreintant voyage.
— Vos désirs sont des ordres, gente damoiselle.
Sire Airin frappa dans ses mains et plusieurs serviteurs se présentèrent pour accompagner les arrivants dans leur chambre.
— Je vous ai réservé notre suite royale, naturellement, avec deux pièces contiguës séparées par une porte et un verrou.
Comme le voulait la coutume, les relations sexuelles avec son futur mari étaient permises à la promise uniquement si elle en manifestait l’accord explicite. La fermeture se situait donc dans sa chambre. Mais être promise ne signifie pas être mariée et bon nombre de rois avaient sauté sur l’aubaine pour abuser de leur promise avant d’en choisir une autre ! Devenues plus prudentes, les promises fermaient désormais leurs verrous beaucoup plus fréquemment et si le roi désirait une nuit à deux, il attendait le mariage.
— Un serviteur viendra vous prévenir du début du repas, précisa sire Airin.
Hubert et Aila pénétrèrent dans un magnifique hall d’entrée, gigantesque, avec deux imposants escaliers aux limons courbes, descendant de chaque côté d’une galerie. Elle resta statufiée, mais un petit geste d’Hubert la ramena à la réalité. Ils montèrent les marches de gauche et finirent tout au fond du couloir, dans les deux pièces immenses ! Elle n’en revenait pas. Au château d’Antan, les chambres étaient minuscules, même celles des châtelains. Sûrement qu’ici personne ne vendait ses possessions pour soulager la misère du peuple… Leurs affaires déposées, les serviteurs sortirent et elle se précipita pour verrouiller la porte de sa chambre et déverrouiller celle qui donnait chez Hubert, frappa et entra :
— Alors, qu’avez-vous encore oublié de me dire ? lança-t-elle, mécontente.
— Rien, je ne pensais pas que sire Airin poserait la question aussi vite et j’attendais d’arriver pour vous mettre au courant.
Devant la moue fâchée d’Aila, Hubert ajouta :
— Je vous assure que je n’ai rien cherché à vous cacher. Vous êtes Aila Hauban, fille d’un petit seigneur du royaume d’Épicral. Je sais que vous ignorez cette langue, mais j’ai trouvé un moyen simple…
— Si, coupa-t-elle.
Déconcerté, il la fixa.
— Je parle la langue d’Épicral presque couramment et je suis capable de tenir une discussion, poursuivit-elle.
Il tombait des nues.
— Vous la connaissez, mais comment le pouvez-vous ?
— La réponse est Hamelin. Féru de toutes les langues anciennes et modernes, il m’a appris celles de tous les pays limitrophes au nôtre. Tant que je restais muette, il s’est contenté de me faire lire des livres de sa bibliothèque et quand j’ai reparlé, il m’a entraînée à l’oral.
Essayant d’assimiler ces informations stupéfiantes, il se tut.
— Vous parlez aussi le hagan, mais c’est un langage impossible…
— Difficile, certes, mais pas impossible…
— Bon, revenons à l’histoire que j’avais mise au point. Plusieurs seigneurs épicréens portent Hauban comme patronyme. Vous demeurerez imprécise sur votre région d’enfance, car votre père vous a envoyée toute petite dans une maison d’éducation à Antan.
— Pauvre fille, commenta-t-elle. Dans ces endroits d’une tristesse à en mourir, on les forme, ou plutôt on les dresse à devenir de bons moutons bien dociles…
— C’est vrai, mais c’est tout ce que j’ai trouvé de plausible pour expliquer la quasi-absence de souvenirs de vos premières années. De plus, comme vous connaissez Antan, vous pourrez aisément les convaincre de la véracité de vos propos.
— Comment nous sommes-nous rencontrés ?
— Lors d’une de mes visites dans cette maison d’éducation.
— Et pourquoi m’avez-vous choisie ?
— Parce qu’une alliance avec un seigneur du royaume d’Épicral me donnerait un pied dans la place pour surveiller à loisir ce qui se passerait là-bas.
— Votre histoire tient la route. Pour le reste, moins on en dit, moins on risque de se tromper !
— Aila, soyez prudente, je vous en prie. Comme je vous l’ai expliqué, de graves menaces existent à l’intérieur de ces murs.
Pour la première fois, de l’intérêt pointait dans la voix d’Hubert et elle en fut touchée.
— Vous aussi, sire Hubert. Je ne constitue pas la seule cible potentielle… Je reste votre garde du corps et je veillerai sur vous.
Elle lut la surprise dans son regard. Peut-être avaient-ils enfin réussi à dépasser la difficulté de leurs premiers contacts. Elle rentra dans sa chambre qu’elle verrouilla et entreprit de suivre les conseils de la camériste de dame Éléonore. Par les fées, et Élina ? Elle l’avait oubliée ! Affichant une forme de désinvolture, elle ouvrit la porte du couloir et la découvrit, qui attendait, bien droite devant le mur.
— Entrez, Élina, je me suis assez reposée.
Puis, la porte refermée, elle s’excusa de l’avoir négligée. Élina opina avec un sourire, alla déballer la malle et prépara la toilette pour le soir : une magnifique robe en velours rouge sombre, à l’encolure carrée, avec des manches larges, en voile, resserrées par de délicats liens qui leur donnaient une allure bouffante, sauf au niveau des mains où elles s’évasaient. Une ceinture en métal doré, placée sur ses hanches, ajouta une note lumineuse à l’ensemble. Aila habillée, Élina s’occupa de sa coiffure. Elle détacha les cheveux qui, libérés, retombèrent en mouvements souples et gracieux. Elle y piqua de fins fils noirs invisibles au bout desquels de toutes petites fleurs ponctuaient d’éclats grenat la chevelure brune d’Aila dans un effet saisissant. La suivante compléta la tenue avec un ruban de satin noir, agrémenté d’une petite fleur rouge, qu’elle noua autour du cou. Muette, Aila découvrait la promise qu’elle était en train de devenir. Ainsi, le miroir lui renvoyait le reflet d’une ravissante jeune fille, presque une femme dont la présence en elle ne l’avait jamais effleurée et qui la laissait interdite. Son apparence ferait sensation et créerait probablement des jalousies ; cela suffirait-il à délier les langues ? Un coup frappé à la porte la ramena à la réalité. Élina ouvrit et Hubert entra :
— Je venais vous chercher pour aller souper.
Il s’approcha et marqua un moment d’arrêt, s’abstenant de tout commentaire. Il prit sa main en s’inclinant et la baisa.
— Personne ne restera indifférent à votre beauté ce soir, ma dame, lui concéda-t-il avec beaucoup de gentillesse.
Il lui offrit son bras qu’elle saisit et tous deux descendirent vers la salle à manger.
Leur entrée dans la grande salle assourdit les bavardages des convives, tandis que les yeux se tournaient vers le couple princier. Une vingtaine de personnes était attablée aux côtés d’Airin. Aila promena son regard sur chacune d’entre elles, essayant de mémoriser visages et expressions dans le but d’y découvrir un indice. Étonnée, elle nota la répartition déséquilibrée des femmes et des hommes autour de la table. Un groupe de six individus, placé sur la gauche, en bout de table, paraissait les fixer avec animosité. À côté d’une chaise laissée vacante à la droite d’Airin discutait une douzaine de dames. Le châtelain rappliqua promptement à leur rencontre et les installa à sa gauche. Il conversa avec eux comme il put, cherchant à combler le temps.
— Vous attendez quelqu’un, sire Airin ? hasarda Hubert.
Airin s’emballa :
— Juste mon bon à rien de fils ! Toujours en retard, alors que je lui avais expressément de venir à l’heure ! Il n’en fait qu’à sa tête ! Je voulais un fils et je n’ai qu’un joli cœur, inapte à tout. Si sa pauvre mère le voyait, elle en pleurerait de toute son âme. Elle, si volontaire, si courageuse… Enfin, heureusement, elle n’est plus là pour s’en désespérer. Et qu’il aille au diable !
Il se préparait à frapper dans ses mains quand un « Bonsoir, père » retentit dans l’obscurité de la pièce. La voix continua :
— Jolie tirade pour me présenter à vos invités. Je suis certain, cher père, qu’ils ont apprécié d’être mêlés à nos petites affaires familiales…
Airin grommela. De l’ombre, le fils caché passa à la lumière et subjugua aussitôt Aila. Ce n’était pas un homme, c’était un ange blond dont les yeux dorés semblaient lancer des éclairs. Sûrement un descendant des fées… Il adoptait une démarche légère et gracieuse, tandis qu’il s’approchait de la table de son père et d’Hubert en particulier.
Barnais s’inclina avec désinvolture :
— Bonsoir, sire Hubert, père n’a cessé de vanter votre venue dans tout le comté, tellement son bonheur de vous recevoir était grand.
— J’en remercie profondément votre père, répondit le prince, réservé.
Se tournant vers Aila, le fils du châtelain la salua, un fin sourire aux lèvres. Dans un état second, elle hocha à peine la tête.
— Je constate avec un plaisir infini que vous avez choisi une perle rare, sire Hubert. Je ne vous connaissais pas un tel goût en femmes…
— Comment pourrait-il en être autrement, puisque nous ne nous connaissons pas ? rétorqua froidement le prince.
Un instant, les deux hommes s’affrontèrent, puis Barnais tourna brièvement son regard envoûtant vers Aila :
— Nous entretenons un jardin extraordinaire, reprit-il, en s’adressant à Hubert. J’espère que vous me permettrez de montrer à votre promise la lune qui joue sur notre fontaine, c’est un moment inoubliable dans la vie d’une femme…
Le charme se rompit. Aila émergea d’un rêve éveillé. Quoi ! Cette espèce de coureur la marchandait déjà auprès d’Hubert comme un vulgaire bibelot de foire ! Ah ! ça, non !
— Je ne vois aucun inconvénient à cette sortie dans vos jardins si dame Aila acquiesce, répondit le prince
— Moi si ! coupa Aila.
Et là, le ciel tomba sur la tête de Barnais qui en ouvrit la bouche sans articuler une parole.
— Je crois, messire Barnais, que vous oubliez que je ne suis pas une potiche que vous pouvez déplacer à votre guise. Peut-être, si vous m’aviez directement posé la question, aurais-je accédé à votre demande et accepté cette promenade en votre compagnie, mais comme vous n’avez pas sollicité mon accord, je choisis de le donner ou non !
Barnais avait retrouvé sa contenance, mais, pour le moins, il semblait atterré, guère habitué à se voir refuser, et de surcroît publiquement, une de ses offres, surtout par une femme… Aila entendit des « Oh ! » et des « Ah ! » sur sa droite. Voilà donc pourquoi toutes les demoiselles s’étaient concentrées de ce côté, elles voulaient se tenir le plus près possible du séducteur.
— Me voici impardonnable, dame Aila, en raison de mon attitude. Je vous exprime tous mes regrets les plus sincères et m’incline comme il se doit pour me faire pardonner. Peut-être dans votre grande générosité me donnerez-vous une nouvelle chance pour reformuler ma demande dans des termes qui vous conviendront enfin. Je souffre d’avoir pu vous blesser et ne désire que réparer l’offense que je vous ai faite, à mon corps défendant.
— Nous en reparlerons donc une autre fois, conclut Aila, froidement.
Toute la soirée, elle sentit les yeux de Barnais qui la cherchaient et toute la soirée, elle les ignora. Placé à côté de son père, auprès de toutes ses admiratrices, il ne parvenait pas à rétablir le contact avec la promise d’Hubert, située quatre places plus loin et dont le regard ne se tournait jamais vers lui. Hubert se chargea d’animer le retour dans la chambre. Il explosa :
— Mais pourquoi diable lui avez-vous refusé cette promenade ?
— Ah ça ! Vous aussi, vous me prenez pour une potiche ? Jusqu’où allez-vous me vendre ? Est-ce que je dois coucher avec lui pour satisfaire vos envies ?
— Non, naturellement non…, marmonna-t-il, gêné.
— Alors, par les fées, faites-moi enfin confiance ! On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre !
— Mais vous étiez comme les autres, conquise ! rétorqua-t-il en fronçant les sourcils. J’ai presque eu peur pour vous.
Elle posa sa main sur son bras.
— C’est vrai, je le reconnais, le charme qui émane de lui m’a troublée, voire envoûtée. Je comprends à présent l’effet de séduction qu’il produit sur la gent féminine, mais je vous fais remarquer que, malgré cela, j’ai su lui tenir tête. Alors, faites-moi confiance. Bonne nuit.
Hubert acquiesça — avait-il réellement le choix ?
— Bonsoir, Aila.
Le prince rejoignit sa chambre. Elle ne prit pas la peine de verrouiller la communication entre les pièces. Elle alla vers son kenda, dressé sur le côté de la malle et le toucha. La palpitation qu’elle ressentit à son contact lui fit du bien. Elle pensa brièvement à Lumière qui arriverait demain. Déshabillée par Élina, puisqu’elle n’y parvenait pas seule, elle se coucha avec le beau visage de Barnais qui flottait dans sa mémoire. Elle revit ses yeux dorés, comme ceux d’un chat, qui se superposèrent rapidement à l’image d’une petite fée, encore plus dorée, qui lui parlait, non, qui l’appelait. Tout s’effaça, elle dormait.