Chapitre I-3

1861 Words
Justement, M. Hédouin était à Lille, pour un achat de toile. Ce fut M me Hédouin qui les reçut. Elle était debout, un porte-plume derrière l’oreille, donnant des ordres à deux garçons de magasin qui rangeaient des pièces d’étoffe dans des cases ; et elle lui apparut si grande, si admirablement belle avec son visage régulier et ses bandeaux unis, si gravement souriante dans sa robe noire, sur laquelle tranchaient un col plat et une petite cravate d’homme, qu’Octave, peu timide de sa nature pourtant, balbutia. Tout fut réglé en quelques mots. – Eh bien ! dit-elle de son air tranquille, avec sa grâce accoutumée de marchande, puisque vous êtes libre, visitez le magasin. Elle appela un commis, lui confia Octave ; puis, après avoir répondu poliment, sur une question de Campardon, que M lle Gasparine était en course, elle tourna le dos, elle continua sa besogne, jetant des ordres de sa voix douce et brève. – Pas là, Alexandre… Mettez les soies en haut… Ce n’est plus la même marque, prenez garde ! Campardon, hésitant, dit enfin à Octave qu’il repasserait le prendre, pour le dîner. Alors, pendant deux heures, le jeune homme visita le magasin. Il le trouva mal éclairé, petit, encombré de marchandises, qui débordaient du sous-sol, s’entassaient dans les coins, ne laissaient que des passages étranglés entre des murailles hautes de ballots. À plusieurs reprises, il s’y rencontra avec M me Hédouin, affairée, filant par les plus étroits couloirs, sans jamais accrocher un bout de sa robe. Elle semblait l’âme vive et équilibrée de la maison, dont tout le personnel obéissait au moindre signe de ses mains blanches. Octave était blessé qu’elle ne le regardât pas davantage. Vers sept heures moins un quart, comme il remontait une dernière fois du sous-sol, on lui dit que Campardon était au premier, avec M lle Gasparine. Il y avait là un comptoir de lingerie, que tenait cette demoiselle. Mais, en haut de l’escalier tournant, derrière une pyramide faite de pièces de calicot symétriquement rangées, le jeune homme s’arrêta net, en entendant l’architecte tutoyer Gasparine. – Je te jure que non ! criait-il, s’oubliant jusqu’à hausser la voix. Il y eut un silence. – Comment se porte-t-elle ? demanda la jeune femme. – Mon Dieu ! toujours la même chose. Ça va, ça vient… Elle sent bien que c’est fini, maintenant. Jamais ça ne se remettra. Gasparine reprit d’une voix apitoyée : – Mon pauvre ami, c’est toi qui es à plaindre. Enfin, puisque tu as pu t’arranger d’une autre façon… Dis-lui combien je suis chagrine de la savoir toujours souffrante… Campardon, sans la laisser achever, l’avait saisie aux épaules et la baisait rudement sur les lèvres, dans l’air chauffé de gaz, qui s’alourdissait déjà sous le plafond bas. Elle lui rendit son b****r, en murmurant : – Si tu peux, demain matin, à six heures… Je resterai couchée. Frappe trois coups. Octave, étourdi, commençant à comprendre, toussa et se montra. Une autre surprise l’attendait : la cousine Gasparine s’était séchée, maigre, anguleuse, la mâchoire saillante, les cheveux durs ; et elle n’avait gardé que ses grands yeux superbes, dans son visage devenu terreux. Avec son front jaloux, sa bouche ardente et volontaire, elle le troubla, autant que Rose l’avait charmé, par son épanouissement tardif de blonde indolente. Cependant, Gasparine fut polie, sans effusion. Elle se souvenait de Plassans, elle parla au jeune homme des jours d’autrefois. Quand ils descendirent, Campardon et lui, elle leur serra la main. En bas, M me Hédouin dit simplement à Octave : – À demain, monsieur. Dans la rue, assourdi par les fiacres, bousculé par les passants, le jeune homme ne put s’empêcher de faire remarquer que cette dame était très belle, mais qu’elle n’avait pas l’air aimable. Sur le pavé noir et boueux, des vitrines claires de magasins fraîchement décorés, flambant de gaz, jetaient des carrés de vive lumière ; tandis que de vieilles boutiques, aux étalages obscurs, attristaient la chaussée de trous d’ombre, éclairées seulement à l’intérieur par des lampes fumeuses, qui brûlaient comme des étoiles lointaines. Rue Neuve-Saint-Augustin, un peu avant de tourner dans la rue de Choiseul, l’architecte salua, en passant devant une de ces boutiques. Une jeune femme, mince et élégante, drapée dans un mantelet de soie, se tenait debout sur le seuil, tirant à elle un petit garçon de trois ans, pour qu’il ne se fit pas écraser. Elle causait avec une vieille dame en cheveux, la marchande sans doute, qu’elle tutoyait. Octave ne pouvait distinguer ses traits, dans ce cadre de ténèbres, sous les reflets dansants des becs de gaz voisins ; elle lui parut jolie, il ne voyait que deux yeux ardents, qui se fixèrent un instant sur lui comme deux flammes. Derrière, la boutique s’enfonçait, humide, pareille à une cave, d’où montait une vague odeur de salpêtre. – C’est M me Valérie, la femme de M. Théophile Vabre, le fils cadet du propriétaire : vous savez, les gens du premier ? reprit Campardon, quand il eut fait quelques pas. Oh ! une dame bien charmante !… Elle est née dans cette boutique, une des merceries les plus achalandées du quartier, que ses parents, M. et M me Louhette, tiennent encore, pour s’occuper. Ils y ont gagné des sous, je vous en réponds ! Mais Octave ne comprenait pas le commerce de la sorte, dans ces trous du vieux Paris, où jadis une pièce d’étoffe suffisait d’enseigne. Il jura que, pour rien au monde, il ne consentirait à vivre au fond d’un pareil caveau. On devait y empoigner de jolies douleurs ! Tout en causant, ils avaient monté l’escalier. On les attendait. M me Campardon s’était mise en robe de soie grise, coiffée coquettement, très soignée dans toute sa personne. Campardon la baisa sur le cou, avec une émotion de bon mari. – Bonsoir, mon chat… bonsoir, ma cocotte… Et l’on passa dans la salle à manger. Le dîner fut charmant. M me Campardon causa d’abord des Deleuze et des Hédouin : une famille respectée de tout le quartier, et dont les membres étaient bien connus, un cousin papetier rue Gaillon, un oncle marchand de parapluies passage Choiseul, des neveux et des nièces établis un peu partout aux alentours. Puis, la conversation tourna, on s’occupa d’Angèle, raide sur sa chaise, mangeant avec des gestes cassés. Sa mère l’élevait à la maison, c’était plus sûr ; et, ne voulant pas en dire davantage, elle clignait les yeux, pour faire entendre que les demoiselles apprennent de vilaines choses dans les pensionnats. Sournoisement, la jeune fille venait de poser son assiette en équilibre sur son couteau. Lisa, qui servait, ayant failli la casser, s’écria : – C’est votre faute, mademoiselle ! Un fou rire, violemment contenu, passa sur le visage d’Angèle. M me Campardon s’était contentée de hocher la tête ; et, quand Lisa fut sortie pour aller chercher le dessert, elle fit d’elle un grand éloge : très intelligente, très active, une fille de Paris sachant toujours se retourner. On aurait pu se passer de Victoire, la cuisinière, qui n’était plus très propre, à cause de son grand âge ; mais elle avait vu naître monsieur chez son père, c’était une ruine de famille qu’ils respectaient. Puis, comme la femme de chambre rentrait avec des pommes cuites : – Conduite irréprochable, continua M me Campardon à l’oreille d’Octave. Je n’ai encore rien découvert… Un seul jour de sortie par mois pour aller embrasser sa vieille tante, qui demeure très loin. Octave regardait Lisa. À la voir, nerveuse, la poitrine plate, les paupières meurtries, cette pensée lui vint qu’elle devait faire une sacrée noce, chez sa vieille tante. Du reste, il approuvait fortement la mère, qui continuait à lui soumettre ses idées sur l’éducation : une jeune fille est une responsabilité si lourde, il fallait écarter d’elle jusqu’aux souffles de la rue. Et, pendant ce temps, Angèle, chaque fois que Lisa se penchait près de sa chaise pour changer une assiette, lui pinçait les cuisses, dans une rage d’intimité, sans que ni l’une ni l’autre, très sérieuses, eussent seulement un battement de paupières. – On doit être vertueux pour soi, dit l’architecte doctement, comme conclusion à des pensées qu’il n’exprimait pas. Moi, je me fiche de l’opinion, je suis un artiste ! Après le dîner, on resta jusqu’à minuit au salon. C’était une débauche, pour fêter l’arrivée d’Octave. M me Campardon paraissait très lasse ; peu à peu, elle s’abandonnait, renversée sur un canapé. – Tu souffres, mon chat ? lui demanda son mari. – Non, répondit-elle à demi-voix. C’est toujours la même chose. Elle le regarda, puis doucement : – Tu l’as vue chez les Hédouin ? – Oui… Elle m’a demandé de tes nouvelles. Des larmes montaient aux yeux de Rose. – Elle se porte bien, elle ! – Voyons, voyons, dit l’architecte en lui mettant de petits baisers sur les cheveux, oubliant qu’ils n’étaient pas seuls. Tu vas encore te faire du mal… Ne sais-tu pas que je t’aime tout de même, ma pauvre cocotte ! Octave, qui, discrètement, était allé à la fenêtre, comme pour regarder dans la rue, revint étudier le visage de M me Campardon, la curiosité remise en éveil, se demandant si elle savait. Mais elle avait repris sa face aimable et dolente, elle se pelotonnait au fond du canapé, en femme qui se fait son plaisir, forcément résignée à sa part de caresses. Enfin, Octave leur souhaita une bonne nuit. Son bougeoir à la main, il était encore sur le palier, lorsqu’il entendit un bruit de robes de soie frôlant les marches. Par politesse, il s’effaça. C’étaient évidemment les dames du quatrième, M me Josserand et ses deux filles, qui revenaient de soirée. Quand elles passèrent, la mère, une femme corpulente et superbe, le dévisagea ; tandis que l’aînée des demoiselles s’écartait d’un air rêche, et que la cadette, étourdiment, le regardait avec un rire, dans la vive clarté de la bougie. Elle était charmante, celle-là, la mine chiffonnée, le teint clair, les cheveux châtains, dorés de reflets blonds ; et elle avait une grâce hardie, la libre allure d’une jeune mariée, rentrant d’un bal dans une toilette compliquée de nœuds et de dentelles, comme les filles à marier n’en portent pas. Les traînes disparurent le long de la rampe, une porte se referma. Octave restait tout amusé de la gaieté de ses yeux. Lentement, il monta à son tour. Un seul bec de gaz brûlait, l’escalier s’endormait dans une chaleur lourde. Il lui sembla plus recueilli, avec ses portes chastes, ses portes de riche acajou, fermées sur des alcôves honnêtes. Pas un soupir ne passait, c’était un silence de gens bien élevés qui retiennent leur souffle. Cependant, un léger bruit se fit entendre, il se pencha et aperçut M. Gourd, en pantoufles et en calotte, éteignant le dernier bec de gaz. Alors, tout s’abîma, la maison tomba à la solennité des ténèbres, comme anéantie dans la distinction et la décence de son sommeil. Octave, pourtant, eut beaucoup de peine à s’endormir. Il se retournait fiévreusement, la cervelle occupée des figures nouvelles qu’il avait vues. Pourquoi diable les Campardon se montraient-ils si aimables ? Est-ce qu’ils rêvaient, plus tard, de lui donner leur fille ? Peut-être aussi le mari le prenait-il en pension pour occuper et égayer sa femme ? Et cette pauvre dame, quelle drôle de maladie pouvait-elle avoir ? Puis, ses idées se brouillèrent davantage, il vit passer des ombres : la petite M me Pichon, sa voisine, avec ses regards vides et clairs ; la belle M me Hédouin, correcte et sérieuse dans sa robe noire ; et les yeux ardents de M me Valérie ; et le rire gai de M lle Josserand. Comme il en poussait en quelques heures, sur le pavé de Paris ! Toujours il avait rêvé cela, des dames qui le prendraient par la main et qui l’aideraient dans ses affaires. Mais celles-là revenaient, se mêlaient avec une obstination fatigante. Il ne savait laquelle choisir, il s’efforçait de garder sa voix tendre, ses gestes câlins. Et, brusquement, accablé, exaspéré, il céda à son fond de brutalité, au dédain féroce qu’il avait de la femme, sous son air d’adoration amoureuse. – Vont-elles me laisser dormir à la fin ! dit-il à voix haute, en se remettant violemment sur le dos. La première qui voudra, je m’en fiche ! et toutes à la fois, si ça leur plaît !… Dormons, il fera jour demain.
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