Mais les deux femmes, averties par un instinct, s’étaient retournées. Elles restèrent saisies, en apercevant leur maître avec un monsieur. Il y eut un léger sifflement, des fenêtres se refermèrent, tout retomba à un silence de mort.
– Qu’est-ce donc, Lisa ? demanda Campardon.
– Monsieur, répondit la femme de chambre très excitée, c’est encore cette malpropre d’Adèle. Elle a jeté une tripée de lapin par la fenêtre… Monsieur devrait bien parler à M. Josserand.
Campardon resta grave, désireux de ne pas s’engager. Il revint dans son cabinet de travail, en disant à Octave :
– Vous avez tout vu. À chaque étage, les appartements se répètent. Moi, j’en ai pour deux mille cinq cents francs, et au troisième ! Les loyers augmentant tous les jours… M. Vabre doit se faire dans les vingt-deux mille francs avec son immeuble. Et ça montera encore, car il est question d’ouvrir une large voie, de la place de la Bourse au nouvel Opéra… Une maison dont il a eu le terrain pour rien, il n’y a pas douze ans, après ce grand incendie, allumé par la bonne d’un droguiste !
Comme ils entraient, Octave aperçut, au-dessus d’une table à dessin, dans le plein jour de la fenêtre, une image de sainteté richement encadrée, une Vierge montrant, hors de sa poitrine ouverte, un cœur énorme qui flambait. Il ne put réprimer un mouvement de surprise ; il regarda Campardon, qu’il avait connu très farceur à Plassans.
– Ah ! je ne vous ai pas dit, reprit celui-ci avec une rougeur légère, j’ai été nommé architecte diocésain, oui, à Évreux. Oh ! une misère comme argent, en tout à peine deux mille francs par an. Mais il n’y a rien à faire, de temps à autre un voyage ; pour le reste, j’ai là-bas un inspecteur… Et, voyez-vous, c’est beaucoup, quand on peut mettre sur ses cartes : architecte du gouvernement. Vous ne vous imaginez pas les travaux que cela me procure dans la haute société.
En parlant, il regardait la Vierge au cœur embrasé.
– Après tout, continua-t-il dans un brusque accès de franchise, moi, je m’en fiche, de leurs machines !
Mais, Octave s’étant mis à rire, l’architecte fut pris de peur. Pourquoi se confier à ce jeune homme ? Il eut un regard oblique, se donna un air de componction, tâcha de rattraper sa phrase.
– Je m’en fiche et je ne m’en fiche pas… Mon Dieu ! oui, j’y arrive. Vous verrez, vous verrez, mon ami : quand vous aurez un peu vécu, vous ferez comme tout le monde.
Et il parla de ses quarante-deux ans, du vide de l’existence, posa pour une mélancolie qui jurait avec sa grosse santé. Dans la tête d’artiste qu’il s’était faite, les cheveux en coup de vent, la barbe taillée à la Henri IV, on retrouvait le crâne plat et la mâchoire carrée d’un bourgeois d’esprit borné, aux appétits voraces. Plus jeune, il avait eu une gaieté fatigante.
Les yeux d’Octave s’étaient arrêtés sur un numéro de la Gazette de France, qui traînait parmi des plans. Alors, Campardon, de plus en plus gêné, sonna la femme de chambre pour savoir si madame était libre enfin. Oui, le docteur partait, madame allait venir.
– Est-ce que M me Campardon est souffrante ? demanda le jeune homme.
– Non, elle est comme d’habitude, dit l’architecte d’une voix ennuyée.
– Ah ! et qu’a-t-elle donc ?
Repris d’embarras, il ne répondit pas directement.
– Vous savez, les femmes, il y a toujours quelque chose qui se casse… Elle est ainsi depuis treize ans, depuis ses couches… Autrement, elle se porte comme un charme. Vous allez même la trouver engraissée.
Octave n’insista pas. Justement, Lisa revenait, apportant une carte ; et l’architecte s’excusa, se précipita vers le salon, en priant le jeune homme de causer avec sa femme, pour prendre patience. Celui-ci, par la porte vivement ouverte et refermée, avait aperçu, au milieu de la grande pièce blanc et or, la tache noire d’une soutane.
Au même moment, M me Campardon entrait par l’antichambre. Il ne la reconnaissait pas. Autrefois, étant gamin, lorsqu’il l’avait connue à Plassans, chez son père, M. Domergue, conducteur des ponts et chaussées, elle était maigre et laide, chétive à vingt ans comme une fillette qui souffre de la crise de sa puberté ; et il la retrouvait dodue, d’un teint clair et reposé de nonne, avec des yeux tendres, des fossettes, un air de chatte gourmande. Si elle n’avait pu devenir jolie, elle s’était mûrie vers les trente ans, prenant une saveur douce et une bonne odeur fraîche de fruit d’automne. Il remarqua seulement qu’elle marchait avec difficulté, la taille roulante, vêtue d’un long peignoir de soie réséda ; ce qui lui donnait une langueur.
– Mais vous êtes un homme, maintenant ! dit-elle gaiement, les mains tendues. Comme vous avez poussé, depuis notre dernier voyage !
Et elle le regardait, grand, brun, beau garçon, avec ses moustaches et sa barbe soignées. Quand il dit son âge, vingt-deux ans, elle se récria : il en paraissait vingt-cinq au moins. Lui, que la présence d’une femme, même de la dernière des servantes, emplissait d’un ravissement, riait d’un rire perlé, en la caressant de ses yeux couleur de vieil or, d’une douceur de velours.
– Ah ! oui, répétait-il mollement, j’ai poussé, j’ai poussé… Vous rappelez-vous, quand votre cousine Gasparine m’achetait des billes ?
Ensuite, il lui donna des nouvelles de ses parents. M. et M me Domergue vivaient heureux, dans la maison où ils s’étaient retirés ; ils se plaignaient seulement d’être bien seuls, ils gardaient rancune à Campardon de leur avoir enlevé ainsi leur petite Rose, pendant un séjour fait à Plassans, pour des travaux. Puis, le jeune homme tâcha de ramener la conversation sur la cousine Gasparine, ayant une ancienne curiosité de galopin précoce à satisfaire, au sujet d’une aventure jadis inexpliquée : le coup de passion de l’architecte pour Gasparine, une grande belle fille pauvre, et son brusque mariage avec la maigre Rose qui avait trente mille francs de dot, et toute une scène de larmes, et une brouille, une fuite de l’abandonnée à Paris, auprès d’une tante couturière. Mais M me Campardon, dont la chair paisible gardait une pâleur rosée, parut ne pas comprendre. Il ne put en tirer aucun détail.
– Et vos parents ? demanda-t-elle à son tour. Comment se portent M. et M me Mouret ?
– Très bien, je vous remercie, répondit-il. Ma mère ne sort plus de son jardin. Vous retrouveriez la maison de la rue de la Banne, telle que vous l’avez laissée.
M me Campardon, qui semblait ne pouvoir rester longtemps debout sans fatigue, s’était assise sur une haute chaise à dessiner, les jambes allongées dans son peignoir ; et lui, approchant un siège bas, levait la tête pour lui parler, de son air d’adoration habituel. Avec ses larges épaules, il était femme, il avait un sens des femmes qui, tout de suite, le mettait dans leur cœur. Aussi, au bout de dix minutes, tous deux causaient-ils déjà comme de vieilles amies.
– Me voilà donc votre pensionnaire ? disait-il en passant sur sa barbe une main belle, aux ongles correctement taillés. Nous ferons bon ménage, vous verrez… Que vous avez été charmante, de vous souvenir du gamin de Plassans et de vous occuper de tout, au premier mot !
Mais elle se défendait.
– Non, ne me remerciez pas. Je suis bien trop paresseuse, je ne bouge plus. C’est Achille qui a tout arrangé… Et, d’ailleurs, ne suffisait-il pas que ma mère nous confiât votre désir de prendre pension dans une famille, pour que nous songions à vous ouvrir notre maison ? Vous ne tomberez pas chez des étrangers, et cela nous fera de la compagnie.
Alors, il conta ses affaires. Après avoir enfin obtenu le diplôme de bachelier, pour contenter sa famille, il venait de passer trois ans à Marseille, dans une grande maison d’indiennes imprimées, dont la fabrique se trouvait aux environs de Plassans. Le commerce le passionnait, le commerce du luxe de la femme, où il entre une séduction, une possession lente par des paroles dorées et des regards adulateurs. Et il raconta, avec des rires de victoire, comment il avait gagné les cinq mille francs, sans lesquels, d’une prudence de juif sous les dehors d’un étourdi aimable, il ne se serait jamais risqué à Paris.
– Imaginez-vous, ils avaient une indienne pompadour, un ancien dessin, une merveille… Personne ne mordait ; c’était dans les caves depuis deux ans… Alors, comme j’allais faire le Var et les Basses-Alpes, j’eus l’idée d’acheter tout le solde et de le placer pour mon compte. Oh ! un succès, un succès fou ! Les femmes s’arrachaient les coupons ; il n’y en a pas une, aujourd’hui, qui n’ait là-bas de mon indienne sur le corps… Il faut dire que je les roulais si gentiment ! Elles étaient toutes à moi, j’aurais fait d’elles ce que j’aurais voulu.
Et il riait, pendant que M me Campardon, séduite, troublée par la pensée de cette indienne pompadour, le questionnait. Des petits bouquets sur fond écru, n’est-ce pas ? Elle en avait cherché partout pour un peignoir d’été.
– J’ai voyagé deux ans, c’est assez, reprit-il. D’ailleurs, il faut bien conquérir Paris… Je vais immédiatement chercher quelque chose.
– Comment ! s’écria-t-elle, Achille ne vous a pas raconté ? Mais il a pour vous une situation, et à deux pas d’ici !
Il remerciait, s’étonnant comme en pays de Cocagne, demandant par plaisanterie s’il n’allait pas trouver, le soir, une femme et cent mille francs de rente dans sa chambre, lorsqu’une enfant de quatorze ans, longue et laide, avec des cheveux d’un blond fade, poussa la porte et jeta un léger cri d’effarouchement.
– Entre et n’aie pas peur, dit M me Campardon. C’est M. Octave Mouret, dont tu nous as entendu parler.
Puis, se tournant vers celui-ci :
– Ma fille Angèle… Nous ne l’avions pas emmenée, lors de notre dernier voyage. Elle était si délicate ! Mais la voilà qui se remplit un peu.
Angèle, avec la gêne maussade des filles dans l’âge ingrat, était venue se placer derrière sa mère. Elle coulait des regards sur le jeune homme souriant. Presque aussitôt, Campardon reparut, l’air animé ; et il ne put se tenir, il conta l’heureuse chance à sa femme, en quelques phrases coupées : l’abbé Mauduit, vicaire à Saint-Roch, pour des travaux ; une simple réparation, mais qui pouvait le mener loin. Puis, contrarié d’avoir causé devant Octave, frémissant encore, il tapa dans ses mains, en disant :
– Allons, allons, que faisons-nous ?
– Mais vous sortiez, dit Octave. Je ne veux pas vous déranger.
– Achille, murmura M me Campardon, cette place, chez les Hédouin…
– Tiens ! c’est vrai, s’écria l’architecte. Mon cher, une place de premier commis, dans une maison de nouveautés. J’y connais quelqu’un, qui a parlé pour vous… On vous attend. Il n’est pas quatre heures, voulez-vous que je vous présente ?
Octave hésitait, inquiet du nœud de sa cravate, troublé dans sa passion d’une mise correcte. Pourtant, il se décida, lorsque M me Campardon lui eut juré qu’il était très convenable. D’un mouvement languissant, elle avait tendu le front à son mari, qui la baisait avec une effusion de tendresse, répétant :
– Adieu, mon chat… adieu, ma cocotte…
– Vous savez, on dîne à sept heures, dit-elle en les accompagnant à travers le salon, où ils cherchaient leurs chapeaux.
Angèle les suivait, sans grâce. Mais son professeur de piano l’attendait, et tout de suite elle tapa sur l’instrument, de ses doigts secs. Octave, qui s’attardait dans l’antichambre à remercier encore, eut la voix couverte. Et, comme il descendait l’escalier, le piano sembla le poursuivre : au milieu du silence tiède, chez M me Juzeur, chez les Vabre, chez les Duveyrier, d’autres pianos répondaient, jouant à chaque étage d’autres airs qui sortaient, lointains et religieux, du recueillement des portes.
En bas, Campardon tourna dans la rue Neuve-Saint-Augustin. Il se taisait, de l’air absorbé d’un homme qui cherche une transition.
– Vous vous rappelez M lle Gasparine ? demanda-t-il enfin. Elle est première demoiselle chez les Hédouin… Vous allez la voir.
Octave crut l’occasion venue de contenter sa curiosité.
– Ah ! dit-il. Elle loge chez vous ?
– Non ! non ! s’écria l’architecte vivement et comme blessé.
Puis, le jeune homme ayant paru surpris de sa violence, il continua, gêné, avec douceur :
– Non, elle et ma femme ne se voient plus… Vous savez, dans les familles… Moi, je l’ai rencontrée, et je n’ai pu lui refuser la main, n’est-ce pas ? d’autant plus qu’elle ne roule guère sur l’or, la pauvre fille. Ça fait que, maintenant, elles ont par moi de leurs nouvelles… Dans ces vieilles querelles, il faut laisser le temps fermer les blessures.
Octave se décidait à l’interroger carrément sur son mariage, lorsque l’architecte coupa court, en disant :
– Nous y voilà !
C’était, à l’encoignure des rues Neuve-Saint-Augustin et de la Michodière, un magasin de nouveautés dont la porte ouvrait sur le triangle étroit de la place Gaillon. Barrant deux fenêtres de l’entresol, une enseigne portait, en grandes lettres dédorées : Au Bonheur des Dames, maison fondée en 1822 ; tandis que, sur les glaces sans tain des vitrines, on lisait, peinte en rouge, la raison sociale : Deleuze, Hédouin et C ie .
– Cela n’a pas le chic moderne, mais c’est honnête et c’est solide, expliquait rapidement Campardon. M. Hédouin, un ancien commis, a épousé la fille de l’aîné des Deleuze, qui est mort il y a deux ans ; de sorte que la maison est dirigée maintenant par le jeune ménage, le vieil oncle Deleuze et un autre associé, je crois, qui tous deux se tiennent à l’écart… Vous verrez M me Hédouin. Oh ! une femme de tête !… Entrons.