Chapitre II-2

2003 Words
— Le noir a raison ! s’écria le jeune homme qui, à ce qu’il paraît, avait entendu toute la discussion, tandis qu’il semblait occupé d’un autre côté ; le capitaine du négrier est resté dans le havre extérieur, sachant que le vent est presque toujours à l’Ouest dans cette saison de l’année, et vous voyez aussi qu’il a dressé ses espars, quoiqu’il soit assez clair, d’après la manière dont ses voiles sont ferlées, qu’il a un nombreux équipage. Sauriez-vous me dire, mes amis, s’il a une ancre sous la quille, ou s’il n’est tenu que par un simple câble ? — Il faut que ce capitaine ait perdu la tête pour rester ainsi au largue sans jeter une ancre de touée, ou au moins une empennelle, pour empêcher son vaisseau de rouler, reprit le blanc sans paraître croire qu’il pût y avoir d’autorité plus grande que la sienne pour décider ce point. J’avais bien vu déjà qu’il ne se connaissait pas en ancrage, mais jamais on n’aurait cru qu’un homme qui tient tout en si bon ordre par là-haut irait s’aviser d’attacher son vaisseau pour un certain temps par un simple câble, pour qu’il roule dans tous les sens, et qu’il fasse des cabrioles comme ce poulain, attaché à une longue corde, que nous avons rencontré sur la route en revenant par terre de Boston. — Eux avoir jeté une ancre de touée et avoir laissé toutes les autres à leurs places, dit le n***e dont l’œil noir regardait le vaisseau en connaisseur, tandis qu’il continuait à jeter ses cailloux en l’air ; eux avoir tout disposé pour pouvoir courir vite, vite, quand ils le voudront ! Moi aimer à voir d**k 1 galoper vite avec poulain attaché à un arbre ! Le n***e se livra de nouveau à sa bonne humeur, et la manifesta en balançant la tête et en éclatant de rire, comme si son âme tout entière prenait plaisir à l’image bizarre que sa grossière imagination venait de conjurer, et de nouveau aussi son compagnon murmura contre lui quelques imprécations des plus énergiques. Le jeune homme jusqu’alors avait paru prendre fort peu de part aux querelles et aux plaisanteries des deux adversaires ; il continuait à tenir les yeux constamment fixés sur le vaisseau qui, dans ce moment, semblait lui inspirer un intérêt extraordinaire. Branlant alors la tête à son tour, comme si ces doutes touchaient à leur fin, il dit, lorsque la bruyante gaieté du n***e se fut apaisée : — Oui, Scipion, vous avez raison, il est porté sur son ancre de touée et il se tient prêt à pouvoir mettre à la voile au premier moment. En moins de dix minutes le vaisseau pourrait être hors de la portée de la batterie, pourvu qu’il eût seulement une bouffée de vent. — Vous paraissez être un excellent juge sur ces sortes de matières, dit derrière lui une voix inconnue. Le jeune homme se retourna vivement, et s’aperçut, pour la première fois, de la présence de nouveaux venus. La surprise cependant ne fut pas pour lui seul, car le tailleur babillard avait été trop occupé jusqu’alors à épier les moindres mouvements des deux interlocuteurs pour avoir remarqué l’approche d’un homme qui lui était encore entièrement inconnu. Cet homme avait de trente à quarante ans, et son air, ainsi que son costume, était de nature à exciter la curiosité déjà aux aguets du bonhomme Homespun. Sa taille, quoique mince, annonçait une grande vigueur, bien qu’elle s’élevât à peine au-dessus de la moyenne. Sa peau avait eu la blancheur de celle d’une femme ; mais des lignes d’un rouge foncé, qui se dessinaient sur le bas de sa figure, et qui se faisaient surtout remarquer sur les contours d’un beau nez aquilin, empêchaient qu’elle ne parût efféminée. Ses cheveux étaient blonds et tombaient en grosses et belles boucles autour de ses tempes. Sa bouche et son menton étaient d’une beauté régulière ; mais peut-être y avait-il dans l’une un certain caractère de dédain, et dans tous les deux une expression assez prononcée de volupté. Ses yeux étaient bleus, pleins sans être saillants, et quoique ordinairement doux, on eût dit par moment qu’ils avaient quelque chose de hagard. Son chapeau, haut de forme et s’élevant en cône, était mis un peu de côté, de manière à donner une légère expression de crânerie à sa physionomie. Une redingote vert pâle, des culottes de peau de daim, de grandes bottes et des éperons, complétaient son accoutrement. Il avait à la main une petite badine dont il fendait l’air au moment où il fut aperçu pour la première fois, sans paraître s’inquiéter en aucune manière de la surprise occasionnée par son apparition soudaine. — Je dis, monsieur, que vous semblez être un excellent juge sur ces sortes de matières, répéta-t-il après avoir enduré le regard froid et sévère du jeune marin, aussi longtemps qu’il était compatible avec la dose de patience dont il était pourvu ; vous parlez en homme qui sent qu’il a le droit d’émettre une opinion ! — Trouvez-vous extraordinaire qu’on n’ignore pas une profession qu’on a exercée avec soin pendant toute sa vie ? — Hem ! je trouve assez extraordinaire d’entendre donner le nom pompeux de profession à un métier que je pourrais appeler purement mécanique. Nous autres gens de loi, sur qui s’arrêtent les sourires particuliers des universités savantes, nous n’en pourrions dire davantage. — Eh bien ! appelez-le métier, soit, car un marin n’aime pas à avoir rien de commun avec des érudits de votre espèce, repartit le jeune homme en lui tournant le dos d’un air de dégoût qu’il ne chercha pas à cacher. — Voilà un garçon qui a de la tête ! murmura l’autre d’un ton rapide et avec un sourire significatif. Ami, ne nous brouillons pas pour un mot, pour une vétille. J’avoue mon ignorance complète sur tout ce qui a rapport à la marine, et je prendrais volontiers quelques leçons d’un homme aussi versé que vous dans la noble profession. Il me semble que vous parliez de la manière dont ce vaisseau là-bas a jeté l’ancre, et de l’état dans lequel tout, y est venu, en bas comme en haut. — En bas comme en haut ! s’écria le jeune marin en regardant en face celui qui l’interrogeait d’un air tout aussi expressif que celui qu’il avait pris l’instant d’auparavant. — En bas comme en haut, répéta l’autre avec calme. — J’admirais le haut du bâtiment où tout me semble parfaitement tenu ; mais je ne me pique pas de pouvoir juger du bas à cette distance. — J’étais donc dans l’erreur ; mais vous excuserez l’ignorance d’un novice, car je suis dans la profession. Je ne suis, comme je vous l’ai dit, qu’un indigne avocat au service de Sa Majesté, envoyé dans ces parages pour une mission toute particulière. Si ce n’était pas un véritable jeu de mots, je pourrais ajouter que je ne suis pas juge. — Point de doute que vous n’arriviez bientôt à ce poste honorable, reprit l’autre, si les ministres de Sa Majesté savent apprécier dignement le mérite modeste, à moins, il est vrai, qu’il ne vous arrive d’être prématurément… Le jeune homme se mordit la lèvre, leva la tête très haut, et se mit à se promener le long du quai, suivi des deux matelots qui l’avaient accompagné, et qui montraient le même sang-froid. L’étranger à la redingote verte suivit de l’œil tous leurs mouvements avec calme, et même, en apparence, avec un certain plaisir, caressant sa botte avec sa badine, et semblant réfléchir comme quelqu’un qui cherche à renouer la conversation. — Pendu ! dit-il enfin entre ses dents, comme pour finir la phrase que l’autre avait laissée imparfaite. Il est assez bizarre que ce jeune drôle ose me prédire une pareille élévation, à moi ! Il se préparait évidemment à les suivre, lorsqu’il sentit une main qui se posait assez familièrement sur son bras, et il fut obligé de s’arrêter. C’était celle de notre ami le tailleur. — J’ai un mot à confier à votre oreille, dit celui-ci en faisant un signe expressif pour indiquer qu’il avait un secret d’importance à communiquer, un seul mot, monsieur, puisque vous êtes au service particulier de Sa Majesté. — Voisin Pardon, ajouta-t-il en s’adressant au paysan d’un air noble et protecteur, le jour commence à baisser, et je crains que vous n’arriviez bien tard chez vous. La fille vous donnera vos habits, et le ciel vous conduise ! Ne dites rien de ce que vous avez vu et entendu que vous n’ayez reçu de mes nouvelles à cet effet ; car il ne serait pas séant que deux hommes qui ont acquis tant d’expérience dans une guerre comme celleci manquassent de discrétion. Adieu, mon garçon ; mes amitiés au papa, ce brave fermier, sans oublier l’honnête ménagère qui est votre mère. Au revoir, mon digne ami, au revoir ; portez-vous bien. Homespun, ayant ainsi congédié son compagnon, attendit, dans une noble attitude, que le campagnard tout ébahi eût quitté le quai avant de tourner de nouveau les yeux sur l’étranger en vert. Celui-ci était resté immobile à la même place, conservant un sang-froid imperturbable, jusqu’au moment où il se vit adresser une seconde fois la parole par le tailleur, dont il semblait avoir pris les dimensions, et avoir mesuré en quelque sorte le caractère d’un seul de ses regards rapides. — Vous dites, monsieur, que vous êtes un serviteur de Sa Majesté, demanda Homespun, bien décidé à s’assurer des droits que l’étranger pouvait avoir à sa confiance, avant de se compromettre en lui faisant des révélations précipitées. — Je puis dire plus, monsieur : son confident intime. — C’est à son confident intime que j’ai l’honneur de parler ! C’est un bonheur dont je suis pénétré jusqu’au fond de l’âme, répondit l’artisan en passant la main sur ses cheveux et en s’inclinant presque jusqu’à terre ; un bonheur vraiment excessif, un privilège tout gracieux ! — Quel qu’il soit, mon ami, je prends sur moi, au nom de Sa Majesté, de vous dire que vous êtes le bienvenu. — Une condescendance aussi magnifique ouvrirait tous les replis de mon cœur, quand même il ne renfermerait que trahison et qu’infamies de toute espèce. Je suis heureux, très honoré, et, je n’en doute pas, très honorable personne, d’avoir cette occasion de faire preuve de mon dévouement pour le roi devant quelqu’un qui ne manquera pas de redire mes faibles efforts aux oreilles de Sa Majesté. — Parlez librement, interrompit l’étranger avec l’air de condescendance d’un prince, quoiqu’un homme moins simple et moins occupé de sa grandeur naissante que le tailleur n’eût pas eu de peine à s’apercevoir que ses protestations trop prolongées de dévouement commençaient à l’impatienter ; parlez sans réserve, mon ami : c’est ce que nous faisons toujours à la cour. Puis, frappant sa botte de sa badine, il se dit tout bas à lui-même en tournant légèrement sur ses talons d’un air d’insouciance : — S’il croit cela, il est aussi simple que son oie 1. — Que vous êtes bon monsieur, et que c’est une grande preuve de charité de la part de votre noble personne de vouloir bien m’écouter ! Vous voyez ce grand vaisseau, là-bas, dans le havre extérieur de ce loyal port de mer ? — Je le vois ; et ce paraît être l’objet de l’attention générale parmi les dignes habitants de l’endroit. — Eh bien ! monsieur, vous faites trop honneur à la sagacité de mes compatriotes : voilà plusieurs jours que ce vaisseau est là où vous le voyez, et je n’ai pas encore entendu proférer une seule syllabe sur le louche qu’il y a là-dessous par âme qui vive, excepté moi. — En vérité ! dit l’étranger en mordant le bout de sa badine et en fixant son regard étincelant sur les traits du brave homme, qui étaient à la lettre tout gonflés de l’importance de son secret ; et quelle peut être la nature de vos soupçons, à vous ? — Écoutez, monsieur, je puis avoir tort, et que Dieu me pardonne dans ce cas ! mais voici, ni plus ni moins, ce qui m’est venu dans l’esprit à ce sujet : ce vaisseau et son équipage passent, parmi les bonnes gens de Newport, pour s’occuper innocemment et sans malice de la traite des nègres ; et ils sont tous reçus à merveille, le vaisseau dans un bon ancrage, et les autres dans toutes les tavernes et chez tous les marchands. N’allez pas croire au moins que jamais gilet ou pantalon soit sorti de mes mains pour un de ces gens-là ; non, non ! Pour que vous le sachiez, ils n’ont eu affaire qu’au jeune tailleur nommé Tape, qui attire toutes les pratiques en disant toutes sortes d’horreurs de ceux qui savent mieux que lui leur métier ; non, retenez bien que je n’ai pas fait un point même pour le dernier mousse de l’équipage. — Vous avez du bonheur de n’avoir rien à démêler avec ces drôles, répondit l’étranger ; mais vous avez oublié de me signaler l’offense particulière dont je dois les accuser à la face de Sa Majesté. — J’en viens, aussi vite que possible, au point important. Vous devez savoir, digne et respectable personne, que je suis un homme qui ai beaucoup vu et beaucoup souffert au service de Sa Majesté. J’ai passé par cinq longues et sanglantes guerres, sans parler d’autres aventures et d’autres épreuves, telles qu’il convient à un humble sujet d’en supporter patiemment et en silence.
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