Chapitre Premier-2

2069 Words
Malgré ses hautes et précieuses qualités, celui qui en était doué était alors occupé de la partie des travaux de sa profession qui avait le plus de rapport avec les fonctions d’écrivain public, avec autant d’abnégation de lui-même que si la nature, en lui accordant des dons aussi rares, n’y avait pas joint la dose ordinaire d’amour-propre. Un observateur critique aurait pu cependant voir, ou du moins penser voir, à travers l’humilité forcée de son maintien, certains airs de triomphe qu’on pouvait attribuer à une autre cause qu’à la prise de Québec. L’habitude très recommandable d’économiser les moindres minutes était la cause de l’activité extraordinaire qu’il déployait dans l’exercice d’une profession si humble, comparée aux efforts récents de son esprit. Laissant ce favori de la fortune et de la nature, nous allons passer à un individu tout à fait différent et à un autre quartier de la ville. Le lieu dans lequel nous allons maintenant transporter le lecteur n’était ni plus ni moins que la boutique d’un tailleur qui ne dédaignait pas d’entrer dans les plus minces détails de sa profession et d’être lui-même son unique ouvrier. L’humble édifice s’élevait à peu de distance de la mer, à l’extrémité de la ville, et dans une situation telle, que le propriétaire pouvait contempler toute la beauté du bassin intérieur, et même, par un passage ouvert à l’eau entre les îles, la surface, aussi paisible qu’un lac, du havre d’entrée. Un quai petit et peu fréquenté était devant sa porte, tandis qu’un certain air de négligence et l’absence de tout fracas prouvaient assez que ce quartier lui-même n’était pas le siège direct de la prospérité commerciale si vantée de Newport. L’après-dînée était comme une matinée du printemps, car la brise, qui de temps en temps ridait la surface du bassin, avait cette douceur particulière qui caractérise si souvent l’automne en Amérique. Le digne ouvrier travaillait à son ouvrage, assis sur son établi près d’une fenêtre ouverte, et bien plus satisfait de lui-même que beaucoup de gens que la fortune a placés sous des rideaux de velours et d’or. Du côté extérieur de la petite boutique, un paysan, de grande taille, gauche de manières, mais vigoureux et bien bâti, était à se balancer, l’épaule appuyée sur un des côtés de la boutique, comme si ses jambes trouvaient la tâche de soutenir sa lourde masse trop forte pour ne pas avoir besoin de support. Il semblait attendre le vêtement auquel travaillait l’autre, et dont il se proposait d’orner les grâces de sa personne dans une paroisse voisine le prochain jour du sabbat. Pour abréger les instants, et peut-être pour satisfaire une violente démangeaison de parler à laquelle celui qui maniait l’aiguille était quelquefois sujet, il se passa bien peu de minutes sans qu’il se dît un mot de part ou d’autre. Comme leur conversation avait un rapport direct avec le principal sujet de notre roman, nous nous permettrons d’en rapporter les parties qui nous semblent les plus propres à servir à l’exposition de ce qui doit suivre. Le lecteur voudra bien faire attention que celui qui travaillait était un vieillard approchant du déclin de la vie, et dont l’extérieur annonçait que, soit que la fortune lui eût toujours été contraire, soit qu’elle lui eût retiré ses faveurs, il ne parvenait à écarter la pauvreté de sa demeure qu’à l’aide d’un grand travail et d’une extrême frugalité, et que sa pratique était un jeune homme dont l’âge et l’apparence pouvaient faire présumer que l’acquisition d’un habillement complet était pour lui un grand événement qui faisait époque dans sa vie. — Oui, s’écriait l’infatigable coupeur de drap en faisant une espèce de soupir qu’on pouvait également prendre pour la preuve de l’excès de son contentement moral, ou de la fatigue physique causée par ses pénibles travaux ; oui, rarement il est sorti de la bouche de l’homme de plus belles paroles que celles que le squire 1 a prononcées aujourd’hui même. Quand il parlait des plaines du père Abraham 2, de la fumée et du c*****e de la bataille, mon cher Pardon, il m’a remué si profondément, que, je le crois en vérité, il pourrait me venir en tête de laisser là l’aiguille, et de partir moi-même pour aller chercher la gloire sous les drapeaux du roi. Le jeune homme, dont le nom de baptême, ou le nom donné, comme on le dit encore aujourd’hui dans la Nouvelle-Angleterre, avait été humblement choisi par ses parents spirituels pour exprimer ses espérances pour l’avenir, tourna la tête vers l’héroïque tailleur avec une expression de moquerie dans le regard, qui prouvait que la nature ne lui avait point refusé le don de la plaisanterie, quoique cette qualité fût étouffée par la contrainte d’habitudes toutes particulières, et d’une éducation qui ne l’était pas moins. — Il y a jour à percer à présent pour un homme ambitieux, voisin Homespun, dit-il, puisque Sa Majesté a perdu son plus brave général. — Oui, oui, répondit l’individu qui, dans sa jeunesse ou dans son âge mûr, s’était si gravement trompé dans le choix d’un état, c’est une chance belle et flatteuse pour celui qui ne compte que vingt-cinq ans. Mais moi, la plupart de mes jours sont écoulés, et je dois en passer le reste ici, où vous me voyez, entre le bougran et l’osnabruck. — Qui a teint votre drap, Pardy ? C’est le plus beau en couleur que j’aie manié de cet automne. — La maman s’y entend, voyez-vous, pour donner une couleur solide à son tissu, et je vous réponds, voisin Homespun, que, pourvu que vous lui laissiez le temps de se retourner, il n’y aura pas dans toute l’île un garçon mieux habillé que le fils de ma mère. Mais, puisque vous ne pouvez pas être général, bonhomme, vous aurez du moins la consolation de savoir qu’on ne se battra plus sans vous. Tout le monde est d’accord que les Français ne tiendront plus longtemps, et que nous allons avoir la paix faute d’ennemis. — Tant mieux, tant mieux, jeune homme. Quelqu’un qui a vu comme moi les horreurs de la guerre, et, Dieu merci, j’en ai vu de toutes les couleurs, sait quel prix il doit attacher aux douceurs physiques de la paix. — Vous n’êtes donc pas tout à fait étranger, bonhomme, au nouvel état que vous songez à prendre ? — Moi, j’ai passé par cinq longues et sanglantes guerres, et je puis dire que, grâce à Dieu, je m’en suis tiré assez heureusement, puisque je n’ai pas reçu une égratignure aussi forte que celle que pourrait faire cette aiguille. Oui, ce sont cinq longues, — sanglantes, et, je puis le dire, glorieuses guerres que j’ai traversées sain et sauf ! — C’était un moment bien dangereux pour vous, voisin ; mais je ne me rappelle pas avoir entendu parler dans ma vie de plus de deux querelles avec les Français. — Vous n’êtes qu’un enfant auprès de celui qui a vu la fin de sa soixantième année. Il y a d’abord cette guerre-ci, qui maintenant est si vraisemblablement à son dernier terme. — Le ciel, qui règle tout dans sa sagesse, en soit loué ! — Il y eut ensuite l’affaire de 1745, quand le brave Warren parcourut nos rivages dans tous les sens, fléau des ennemis de Sa Majesté et défenseur de tous ses fidèles sujets. Ensuite, il y eut une affaire en Allemagne dont on nous a fait de terribles récits, et où les hommes tombaient comme l’herbe sous la faucille maniée par un bras vigoureux. Cela fait trois. La quatrième, ce fut la révolte de 1715, dont je ne prétends pas avoir vu grand’chose, car j’étais encore tout jeune à cette époque. La cinquième, c’était un bruit terrible qui s’était répandu dans les provinces d’un soulèvement général parmi les noirs et les Indiens, qui devait plonger tous les chrétiens dans l’éternité, sans leur laisser une minute pour se reconnaître. — Ma foi ! je vous avais toujours regardé comme un homme paisible et sédentaire, reprit le paysan étonné, et il ne m’était jamais venu à l’esprit que vous eussiez vu des mouvements aussi sérieux. — Je n’ai jamais voulu me vanter, Pardon ; sans cela, j’aurais pu ajouter à ma liste d’autres affaires importantes. Il y eut une grande lutte en Orient, pas plus tard qu’en 1732, pour le trône de Perse. Vous avez lu les lois des Mèdes et des Perses ; eh bien ! ce même trône, qui a donné ces lois inaltérables, était alors l’objet d’une querelle terrible où le sang coulait comme de l’eau ; mais ce n’était pas dans un pays chrétien, et je ne puis en rendre compte d’après ma propre expérience, quoique j’eusse pu vous parler de l’émeute relative à Porteous 1 avec certitude, puisqu’elle a eu lieu dans une partie du royaume même où je vivais. — Vous devez avoir beaucoup voyagé et vous être mis en marche de grand matin, bonhomme, pour avoir vu toutes ces choses et n’avoir rien souffert. — Oui, oui, j’ai tant soit peu été voyageur, Pardy ! J’ai été deux fois par terre à Boston, et j’ai traversé une fois le grand détroit de Long-Island pour descendre à la ville d’York. Cette dernière entreprise est bien périlleuse vu la distance, et surtout parce qu’il est nécessaire de passer par un endroit qui ressemble par son nom à l’entrée de Tophet 1. — J’ai souvent entendu parler du lieu appelé Porte de l’Enfer, et je puis vous dire aussi que je connais parfaitement un homme qui l’a traversé deux fois, l’une allant à York, l’autre en revenant chez lui. — Et il en a eu assez, j’en suis bien sûr. Vous a-t-il parlé de la grande Marmite qui bouillonne et frémit comme si Belzébuth attisait au-dessous ses feux les plus violents ? Vous a-t-il parlé du Dos de Sanglier par-dessus lequel l’eau se précipite avec plus de fureur qu’elle ne tombe, je le parierais, aux grandes cascades de l’Ouest ? Grâce à la sage adresse de nos marins et au rare courage de nos passagers, nous en eûmes bon marché, et cependant, je dois l’avouer, et peu m’importe qui en rira, c’est une rude épreuve pour le courage que d’entrer dans ce terrible détroit. Nous jetâmes l’ancre à certaines îles situées à peu de verges de ce côté de la ville, et nous envoyâmes la chaloupe avec le capitaine et deux vigoureux matelots pour reconnaître l’endroit, afin de voir si tout y était paisible. Le rapport ayant été favorable, les passagers furent mis à terre, et le vaisseau arriva, grâce à Dieu, sain et sauf. Nous eûmes raison de nous féliciter de nous être recommandés aux prières de l’Église avant de quitter la paix et la sécurité de nos demeures. — Vous traversâtes la Porte d’Enfer par terre ? demanda le paysan attentif. — Certainement : c’aurait été blasphémer et tenter la Providence d’une manière impie que d’agir autrement, quand nous voyions que notre devoir ne nous appelait pas à un tel sacrifice ; mais tout le danger est passé, comme se passera, je l’espère, cette guerre sanglante où nous avons tous deux joué un rôle, et alors, je l’espère humblement, Sa gracieuse Majesté aura le loisir de tourner ses augustes pensées sur les pirates qui infestent la côte, et d’ordonner à quelques-uns de ses braves capitaines de rendre aux coquins le traitement qu’ils aiment tant à infliger aux autres. Ce serait un joyeux spectacle pour mes yeux affaiblis de voir le fameux Corsaire Rouge, si longtemps poursuivi, traîné dans ce même port, à la remorque d’un vaisseau du roi. — C’est donc un coquin enragé que celui dont vous parlez ? — Lui ! Il y en a plus d’un dans ce vaisseau de contrebande, et ce sont tous des brigands altérés de sang et de rapines, jusqu’au dernier des mousses de l’équipage. C’est un véritable chagrin, une vraie désolation, Pardy, d’entendre le récit de leurs méfaits sur les terres du roi ! — J’ai souvent oui parler du Corsaire, répondit le paysan, mais jamais on n’est entré avec moi dans les détails compliqués de ses pirateries. — Comment pourriez-vous, jeune homme, vous qui vivez dans l’intérieur des terres, connaître ce qui se passe sur le vaste Océan, aussi bien que nous, qui habitons un port si fréquenté par les marins ? Je crains que vous ne rentriez tard chez vous, Pardon, ajouta t-il en jetant les yeux sur certaines lignes tracées sur les planches de sa boutique, à l’aide desquelles il savait calculer la marche du soleil ; cinq heures vont sonner, et vous avez deux fois ce nombre de milles à faire avant de pouvoir, moralement parlant, atteindre le point le plus voisin de la ferme de votre père. — La route est facile et le peuple honnête, répondit le paysan, qui ne s’inquiétait pas qu’il fût minuit, pourvu qu’il pût porter le récit de quelques terribles vols sur mer aux oreilles de ceux qui, comme il le savait bien, se presseraient autour de lui à son retour pour apprendre des nouvelles du port. — Et est-il en effet aussi craint et aussi recherché que le peuple le dit ? — Recherché ! Tophet est-il recherché par les chrétiens en prière ? Il y a peu de marins sur le vaste Océan, fussent-ils aussi braves à la guerre que l’était Josué, le grand capitaine juif, qui n’aimassent mieux voir la terre que les voiles de ce maudit pirate. Les hommes combattent pour la gloire, Pardon, comme je puis dire l’avoir vu, après avoir traversé tant de guerres ; mais personne n’aime à rencontrer un ennemi qui de prime abord hisse un étendard sanglant, et qui est prêt à faire sauter en l’air amis et ennemis, s’il vient à trouver que le bras de Satan n’est pas assez long pour le secourir.
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