I-4

1472 Words
Tout d’un coup, un député, avec des favoris corrects d’avoué de province, se leva. Cela arrêta net le fonctionnement monotone de la machine à voter. Une vive surprise fit tourner les têtes. – Messieurs, dit le député, debout à son banc, je demande à m’expliquer sur les motifs qui m’ont forcé à me séparer, bien malgré moi, de la majorité de la commission. La voix était si aigre, si drôle, que la belle Clorinde étouffa un rire dans ses mains. Mais, en bas, parmi ces messieurs, l’étonnement grandissait. Qu’était-ce donc ? Pourquoi parlait-il ? Alors, en interrogeant, on finit par savoir que le président venait de mettre en discussion un projet de loi autorisant le département des Pyrénées-Orientales à emprunter deux cent cinquante mille francs, pour la construction d’un palais de justice, à Perpignan. L’orateur, un conseiller général du département, parlait contre le projet de loi. Cela parut intéressant. On écouta. Cependant, le député aux favoris corrects procédait avec une prudence extrême. Il avait des phrases pleines de réticences, le long desquelles il envoyait des coups de chapeau à toutes les autorités imaginables. Mais les charges du département étaient lourdes ; il fit un tableau complet de la situation financière des Pyrénées-Orientales. Puis, la nécessité d’un nouveau palais de justice ne lui semblait pas bien démontrée. Il parla ainsi près d’un quart d’heure. Quand il s’assit, il était très ému. Rougon, qui avait haussé les paupières, les laissa retomber lentement. Alors, ce fut le tour du rapporteur, un petit vieux très vif, qui parla d’une voix nette, en homme sûr de son terrain. D’abord, il eut un mot de politesse pour son honorable collègue, avec lequel il avait le regret de n’être pas d’accord. Seulement, le département des Pyrénées-Orientales était loin d’être aussi obéré qu’on voulait bien le dire ; et il refit, avec d’autres chiffres, le tableau complet de la situation financière du département. D’ailleurs, la nécessité d’un nouveau palais de justice ne pouvait être niée. Il donna des détails. L’ancien palais se trouvait situé dans un quartier si populeux, que le bruit des rues empêchait les juges d’entendre les avocats. En outre, il était trop petit : ainsi, lorsque les témoins, dans les procès de cour d’assises, étaient très nombreux, ils devaient se tenir sur un palier de l’escalier, ce qui les laissait en butte à des obsessions dangereuses. Le rapporteur termina, en lançant comme argument irrésistible que c’était le garde des Sceaux lui-même qui avait provoqué la présentation du projet de loi. Rougon ne bougeait pas, les mains nouées sur les cuisses, la nuque appuyée contre le banc d’acajou. Depuis que la discussion était ouverte, sa carrure semblait s’alourdir encore. Et, lentement, comme le premier orateur faisait mine de vouloir répliquer, il souleva son grand corps, sans se mettre debout tout à fait, disant d’une voix pâteuse cette seule phrase : – Monsieur le rapporteur a oublié d’ajouter que le ministre de l’Intérieur et le ministre des Finances ont approuvé le projet de loi. Il se laissa retomber, il s’abandonna de nouveau, dans son attitude de taureau assoupi. Parmi les députés, il y avait eu un petit frémissement. L’orateur se rassit, en saluant du buste. Et la loi fut votée. Les quelques membres qui suivaient curieusement le débat prirent des mines indifférentes. Rougon avait parlé. D’une tribune à l’autre, le colonel Jobelin échangea un clignement d’yeux avec le ménage Charbonnel ; pendant que madame Correur s’apprêtait à quitter la tribune, comme on quitte une loge de théâtre avant la tombée du rideau, lorsque le héros de la pièce a lancé sa dernière tirade. Déjà M. d’Escorailles et madame Bouchard s’en étaient allés. Clorinde, debout contre la rampe de velours, dominant la salle de sa taille superbe, se drapait lentement dans un châle de dentelle, en promenant un regard autour de l’hémicycle. La pluie ne battait plus les vitres de la baie, mais le ciel restait sombre de quelque gros nuage. Sous la lumière salie, l’acajou des pupitres semblait noir ; une buée d’ombre montait le long des gradins, où des crânes chauves de députés gardaient seuls une tache blanche ; et, sur les marbres des soubassements, au-dessous de la pâleur vague des figures allégoriques, le président, les secrétaires et les huissiers, rangés en ligne, mettaient des silhouettes raidies d’ombres chinoises. La séance, dans ce jour brusquement tombé, se noyait. – Bon Dieu ! on meurt là-dedans, dit Clorinde, en poussant sa mère hors de la tribune. Et elle effaroucha les huissiers endormis sur le palier, par la façon étrange dont elle avait roulé son châle autour de ses reins. En bas, dans le vestibule, ces dames rencontrèrent le colonel Jobelin et madame Correur. – Nous l’attendons, dit le colonel ; peut-être sortira-t-il par ici... En tout cas, j’ai fait signe à Kahn et à Béjuin, pour qu’ils viennent me donner des nouvelles. Madame Correur s’était approchée de la comtesse Balbi. Puis, d’une voix désolée : – Ah ! ce serait un grand malheur ! dit-elle, sans s’expliquer davantage. Le colonel leva les yeux au ciel. – Des hommes comme Rougon sont nécessaires au pays, reprit-il, après un silence. L’empereur commettrait une faute. Et le silence recommença. Clorinde voulut allonger la tête dans la salle des pas perdus ; mais un huissier referma brusquement la porte. Alors, elle revint auprès de sa mère, muette sous sa voilette noire. Elle murmura : – C’est crevant d’attendre. Des soldats arrivaient. Le colonel annonça que la séance était finie. En effet, les Charbonnel parurent, en haut de l’escalier. Ils descendaient prudemment, le long de la rampe, l’un derrière l’autre. Quand M. Charbonnel aperçut le colonel, il lui cria : – Il n’en a pas dit long, mais il leur a joliment cloué le bec ! – Les occasions lui manquent, répondit le colonel à l’oreille du bonhomme, lorsque celui-ci fut près de lui ; autrement vous l’entendriez ! Il faut qu’il s’échauffe. Cependant, les soldats avaient formé une double haie, de la salle des Séances à la galerie de la présidence, ouverte sur le vestibule. Et un cortège parut, pendant que les tambours battaient aux champs. En tête marchaient deux huissiers, vêtus de noir, portant le chapeau à claque sous le bras, la chaîne au cou, l’épée à pommeau d’acier au côté. Puis, venait le président, qu’escortaient deux officiers. Les secrétaires du bureau et le secrétaire général de la présidence suivaient. Quand le président passa devant la belle Clorinde, il lui sourit en homme du monde, malgré la pompe du cortège. – Ah ! vous êtes là, dit M. Kahn qui accourait, effaré. Et bien que la salle des pas perdus fût alors interdite au public, il les fit tous entrer, il les mena dans l’embrasure d’une des grandes portes-fenêtres qui ouvrent sur le jardin. Il paraissait furibond. – Je l’ai encore manqué ! reprit-il. Il a filé par la rue de Bourgogne, pendant que je le guettais dans la salle du général Foy... Mais ça ne fait rien, nous allons tout de même savoir. J’ai lancé Béjuin aux trousses de Delestang. Et il y eut là une nouvelle attente, pendant dix bonnes minutes. Les députés sortaient d’un air nonchalant, par les deux grands tambours de drap vert qui masquaient les portes. Certains s’attardaient à allumer un cigare. D’autres, en petits groupes, stationnaient, riant, échangeant des poignées de main. Cependant, madame Correur était allée contempler le groupe du Laocoon. Et, tandis que les Charbonnel pliaient le cou en arrière pour voir une mouette que la fantaisie bourgeoise du peintre avait peinte sur le cadre d’une fresque, comme envolée du tableau, la belle Clorinde, debout devant la grande Minerve de bronze, s’intéressait à ses bras et à sa gorge de déesse géante. Dans l’embrasure de la porte-fenêtre, le colonel Jobelin et M. Kahn causaient vivement, à voix basse. – Ah ! voici Béjuin ! s’écria ce dernier. Tous se rapprochèrent, la face tendue. M. Béjuin respirait fortement. – Eh bien ? lui demanda-t-on. – Eh bien ! la démission est acceptée, Rougon se retire. Ce fut un coup de massue. Un gros silence régna. Clorinde, qui nouait nerveusement un coin de son châle pour occuper ses doigts irrités, vit alors au fond du jardin la jolie madame Bouchard qui marchait doucement au bras de M. d’Escorailles, la tête un peu penchée sur son épaule. Ils étaient descendus avant les autres, ils avaient profité d’une porte ouverte ; et, dans ces allées réservées aux méditations graves, sous la dentelle des feuilles nouvelles, ils promenaient leur tendresse. Clorinde les appela de la main. – Le grand homme se retire, dit-elle à la jeune femme qui souriait. Madame Bouchard lâcha brusquement le bras de son cavalier, toute pâle et sérieuse ; pendant que M. Kahn, au milieu du groupe consterné des amis de Rougon, protestait, en levant désespérément les bras au ciel, sans trouver un mot.
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