I-3

2020 Words
– Il boude donc, le gros sournois ! Des députés se tournèrent, avec des sourires. Rougon se décida à donner un regard à la belle Clorinde. Alors, pendant qu’il lui adressait un imperceptible signe de tête, elle, toute triomphante, battit des mains, se renversa en riant, en parlant haut à sa mère, sans se soucier le moins du monde de tous ces hommes, en bas, qui la dévisageaient. Rougon, lentement, avant de laisser retomber ses paupières, avait fait le tour des tribunes, où son large regard enveloppa à la fois madame Bouchard, le colonel Jobelin, madame Correur et les Charbonnel. Son visage demeura muet. Il remit son menton dans le collet de son habit, les yeux à demi refermés, en étouffant un léger bâillement. – Je vais toujours lui dire un mot, souffla M. Kahn à l’oreille de M. Béjuin. Mais, comme il se levait, le président qui, depuis un instant, s’assurait que tous les députés étaient bien à leur poste, donna un coup de sonnette magistral. Et, brusquement, un silence profond régna. Un monsieur blond était debout au premier banc, un banc de marbre jaune, à tablette de marbre blanc. Il tenait à la main un grand papier, qu’il couvait des yeux, tout en parlant. – J’ai l’honneur, dit-il d’une voix chantante, de déposer un rapport sur le projet de loi portant ouverture au ministère d’État, sur l’exercice 1856, d’un crédit de quatre cent mille francs, pour les dépenses de la cérémonie et des fêtes du baptême du prince impérial. Et il faisait mine d’aller déposer le rapport, d’un pas ralenti, lorsque tous les députés, avec un ensemble parfait, crièrent : – La lecture ! La lecture ! Le rapporteur attendit que le président eût décidé que la lecture aurait lieu. Et il commença, d’un ton presque attendri : – Messieurs, le projet de loi qui nous est présenté est de ceux qui font paraître trop lentes les formes ordinaires du vote, en ce qu’elles retardent l’élan spontané du Corps législatif. – Très bien ! lancèrent plusieurs membres. – Dans les familles les plus humbles, continua le rapporteur en modulant chaque mot, la naissance d’un fils, d’un héritier, avec toutes les idées de transmission qui se rattachent à ce titre, est un sujet de si douce allégresse, que les épreuves du passé s’oublient et que l’espoir seul plane sur le berceau du nouveau-né. Mais que dire de cette fête du foyer, quand elle est en même temps celle d’une grande nation, et qu’elle est aussi un événement européen ! Alors, ce fut un ravissement. Ce morceau de rhétorique fit pâmer la Chambre. Rougon, qui semblait dormir, ne voyait, devant lui, sur les gradins, que des visages épanouis. Certains députés exagéraient leur attention, les mains aux oreilles, pour ne rien perdre de cette prose soignée. Le rapporteur, après une courte pause, haussait la voix. – Ici, messieurs, c’est, en effet, la grande famille française qui convie tous ses membres à exprimer leur joie ; et quelle pompe ne faudrait-il pas, s’il était possible que les manifestations extérieures pussent répondre à la grandeur de ses légitimes espérances ! Et il ménagea une nouvelle pause. – Très bien ! Très bien ! crièrent les mêmes voix. – C’est délicatement dit, fit remarquer M. Kahn, n’est-ce pas, Béjuin ? M. Béjuin dodelinait de la tête, les yeux sur le lustre qui pendait de la baie vitrée, devant le bureau. Il jouissait. Dans les tribunes, la belle Clorinde, la jumelle braquée, ne perdait pas un jeu de physionomie du rapporteur ; les Charbonnel avaient les yeux humides ; madame Correur prenait une pose attentive de femme comme il faut ; tandis que le colonel approuvait de la tête, et que la jolie madame Bouchard s’abandonnait sur les genoux de M. d’Escorailles. Cependant, au bureau, le président, les secrétaires, jusqu’aux huissiers, écoutaient, sans un geste, solennellement. – Le berceau du prince impérial, reprit le rapporteur, est désormais la sécurité pour l’avenir ; car, en perpétuant la dynastie que nous avons tous acclamée, il assure la prospérité du pays, son repos dans la stabilité, et, par là même, celui du reste de l’Europe. Quelques chut ! durent empêcher l’enthousiasme d’éclater, à cette image touchante du berceau. – À une autre époque, un rejeton de ce sang illustre semblait aussi promis à de grandes destinées, mais les temps n’ont aucune similitude. La paix est le résultat du règne sage et profond dont nous recueillons les fruits, de même que le génie de la guerre dicta ce poème épique qui constitue le premier Empire. « Salué à sa naissance par le canon, qui, du Nord au Midi, proclamait le succès de nos armes, le roi de Rome n’eut pas même la fortune de servir sa patrie : tels furent alors les enseignements de la Providence. » – Qu’est-ce qu’il dit donc ? Il s’enfonce, murmura le sceptique M. La Rouquette. C’est maladroit, tout ce passage. Il va gâter son morceau. À la vérité, les députés devenaient inquiets. Pourquoi ce souvenir historique qui gênait leur zèle ? Certains se mouchèrent. Mais le rapporteur, sentant le froid jeté par sa dernière phrase, eut un sourire. Il haussa la voix. Il poursuivit son antithèse, en balançant les mots, certain de son effet. – Mais venu dans un de ces jours solennels où la naissance d’un seul doit être regardée comme le salut de tous, l’Enfant de France semble aujourd’hui nous donner, à nous comme aux générations futures, le droit de vivre et de mourir au foyer paternel. Tel est désormais le gage de la clémence divine. Ce fut une chute de phrase exquise. Tous les députés comprirent, et un murmure d’aise passa dans la salle. L’assurance d’une paix éternelle était vraiment douce. Ces messieurs, rassurés, reprirent leurs poses charmées d’hommes politiques faisant une débauche de littérature. Ils avaient des loisirs. L’Europe était à leur maître. – L’empereur, devenu l’arbitre de l’Europe, continuait le rapporteur avec une ampleur nouvelle, allait signer cette paix généreuse, qui, réunissant les forces productives des nations, est l’alliance des peuples autant que celle des rois, lorsqu’il plut à Dieu de mettre le comble à son bonheur en même temps qu’à sa gloire. N’est-il pas permis de penser que, dès cet instant, il entrevit de nombreuses années prospères, en regardant ce berceau où repose, encore si petit, le continuateur de sa grande politique ? Très jolie encore, cette image. Et cela était certainement permis : des députés l’affirmaient, en hochant doucement la tête. Mais le rapport commençait à paraître un peu long. Beaucoup de membres redevenaient graves ; plusieurs même regardaient les tribunes du coin de l’œil, en gens pratiques qui éprouvaient quelque ennui à se montrer ainsi, dans le déshabillé de leur politique. D’autres s’oubliaient, la face terreuse, songeant à leurs affaires, battant de nouveau du bout des doigts l’acajou de leurs pupitres ; et, vaguement, dans leur mémoire, passaient d’anciennes séances, d’anciens dévouements, qui acclamaient des pouvoirs au berceau. M. La Rouquette se tournait fréquemment pour voir l’heure ; quand l’aiguille marqua trois heures moins un quart, il eut un geste désespéré ; il manquait un rendez-vous. Côte à côte, M. Kahn et M. Béjuin restaient immobiles, les bras croisés, les paupières clignotantes, passant des grands panneaux de velours vert au bas-relief de marbre blanc, que la redingote du président tachait de noir. Et, dans la tribune diplomatique, la belle Clorinde, la jumelle toujours braquée, s’était remise à examiner longuement Rougon, qui gardait à son banc une attitude superbe de taureau assoupi. Le rapporteur, pourtant, ne se pressait pas, lisait pour lui, avec un mouvement rythmé et béat des épaules. – Ayons donc pleine et entière confiance, et que le Corps législatif, dans cette grande et sérieuse occasion, se souvienne de sa parité d’origine avec l’empereur, laquelle lui donne presque un droit de famille de plus qu’aux autres corps de l’État de s’associer aux joies du souverain. « Fils, comme lui, du libre vœu du peuple, le Corps législatif devient donc à cette heure la voix même de la nation pour offrir à l’auguste Enfant l’hommage d’un respect inaltérable, d’un dévouement à toute épreuve, et de cet amour sans bornes qui fait de la foi politique une religion dont on bénit les devoirs. » Cela devait approcher de la fin, du moment où il était question d’hommage, de religion et de devoirs. Les Charbonnel se risquèrent à échanger leurs impressions à voix basse, tandis que madame Correur étouffait une légère toux dans son mouchoir. Madame Bouchard remonta discrètement au fond de la tribune du Conseil d’État auprès de M. Jules d’Escorailles. En effet, le rapporteur changeant brusquement de voix, descendant du ton solennel au ton familier, bredouilla rapidement : – Nous vous proposons, messieurs, l’adoption pure et simple du projet de loi tel qu’il a été présenté par le Conseil d’État. Et il s’assit, au milieu d’une grande rumeur. – Très bien ! Très bien ! criait toute la salle. Des bravos éclatèrent. M. de Combelot, dont l’attention souriante ne s’était pas démentie une minute, lança même un : « Vive l’empereur ! » qui se perdit dans le bruit. Et l’on fit presque une ovation au colonel Jobelin, debout au bord de la tribune où il était seul, s’oubliant à applaudir de ses mains sèches, malgré le règlement. Toute l’extase des premières phrases reparaissait avec un débordement nouveau de congratulations. C’était la fin de la corvée. D’un banc à un autre, on échangeait des mots aimables, pendant qu’un flot d’amis se précipitaient vers le rapporteur, pour lui serrer énergiquement les deux mains. Puis, dans le tumulte, un mot domina bientôt. – La délibération ! La délibération ! Le président, debout au bureau, semblait attendre ce cri. Il donna un coup de sonnette, et dans la salle subitement respectueuse, il dit : – Messieurs, un grand nombre de membres demandent qu’on passe immédiatement à la délibération. – Oui, oui, appuya d’une seule clameur la Chambre entière. Et il n’y eut pas de délibération. On vota tout de suite. Les deux articles du projet de loi, successivement mis aux voix, furent adoptés par assis et levé. À peine le président achevait-il la lecture de l’article, que, du haut en bas des gradins, tous les députés se levaient d’un bloc, avec un grand remuement de pieds, comme soulevés par un élan d’enthousiasme. Puis, les urnes circulèrent, des huissiers passèrent entre les bancs, recueillant les votes dans les boîtes de zinc. Le crédit de quatre cent mille francs était accordé à l’unanimité des deux cent trente-neuf voix. – Voilà de la bonne besogne, dit naïvement M. Béjuin, qui se mit à rire ensuite, croyant avoir lâché un mot spirituel. – Il est trois heures passées, moi je file, murmura M. La Rouquette, en passant devant M. Kahn. La salle se vidait. Des députés, doucement, gagnaient les portes, semblaient disparaître dans les murs. L’ordre du jour appelait des lois d’intérêt local. Bientôt, il n’y eut plus, sur les bancs, que les membres de bonne volonté, ceux qui n’avaient sans doute ce jour-là aucune affaire au-dehors ; ils continuèrent leur somme interrompu, ils reprirent leur causerie au point où ils l’avaient laissée ; et la séance s’acheva, ainsi qu’elle avait commencé, au milieu d’une tranquille indifférence. Même le brouhaha tombait peu à peu, comme si le Corps législatif se fût complètement endormi, dans un coin de Paris muet. – Dites donc, Béjuin, demanda M. Kahn, tâchez à la sortie de faire causer Delestang. Il est venu avec Rougon, il doit savoir quelque chose. – Tiens ! vous avez raison, c’est Delestang, murmura M. Béjuin, en regardant le conseiller d’État assis à la gauche de Rougon. Je ne les reconnais jamais, avec ces diables d’uniformes. – Moi, je ne m’en vais pas, pour pincer notre grand homme, ajouta M. Kahn. Il faut que nous sachions. Le président mettait aux voix un défilé interminable de projets de loi, que l’on votait par assis et levé. Les députés, machinalement, se levaient, se rasseyaient, sans cesser de causer, sans même cesser de dormir. L’ennui devenait tel, que les quelques curieux des tribunes s’en allèrent. Seuls, les amis de Rougon restaient. Ils espéraient encore qu’il parlerait.
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