T1 - Chapitre 2

2605 Words
Chapitre 2 TOUT FEU TOUT FLAMME Une goutte de sueur descendit le long de son visage. Il tendit son bras vers les flammes de sorte que le feu vienne lécher l’extrémité de sa cigarette qu’il porta ensuite à ses lèvres, sans le moindre complexe. Il prit le temps de laisser s’échapper un épais nuage de fumée de tabac avant de se redresser. Ce n’était pas le moment de traîner. Il tourna la tête vers sa gauche jusqu’à ce qu’il puisse distinguer un passage découvert. Il n’hésita pas. Il remonta son morceau de foulard sur son visage afin d’empêcher la fumée des flammes de l’étouffer. Il se mit à courir jusqu’à cette vieille porte en bois qu’il entreprit de défoncer à coups de pieds toujours plus violents les uns que les autres. Une poutre s’effondra à quelques mètres dans son dos. Tiens, les choses commençaient légèrement à se complexifier. Il n’était pas du genre à s’inquiéter, mais là, quand même, ça sentait le roussi. Quand la porte céda enfin, il prit garde au retour de flammes et s’engouffra à l’intérieur. Là, dans un coin, le gamin était recroquevillé sur lui-même, figé par la peur et par l’approche imminente de la mort. Le Chasseur coinça sa cigarette entre ses dents et se précipita sur le gosse qu’il secoua par les épaules. Le petit semblait tellement perdu qu’il mit un moment à comprendre ce qui était en train de lui arriver. Cet étranger qui se tenait devant lui, qui était-il ? — Eh, gamin, c’est quoi ton nom ? — Je… — Ton nom, gamin ! — Marcus. Il acquiesça et souffla : — Bien. Marcus, c’est ton jour de chance. Le mioche le dévisagea avec une expression étrange, comme si on était en train de se moquer de lui. L’humour n’était pas dans les habitudes du Chasseur. Il souleva l’enfant et le prit dans ses bras. Il lui tendit son vieux morceau de tissu et ordonna : — Plaque ça sur ton nez et surtout, ne l’enlève pas ! Marcus était à bout de force. Il ne chercha pas à tenir tête à cet homme venu de nulle part pour lui sauver la vie. Le Hunter voulut reprendre le chemin en sens inverse, mais une ombre se dressa entre lui et la porte. Alors, se tint devant lui un vieillard, appuyé sur une canne, le visage dissimulé sous un capuchon. — Qui êtes-vous ? Le Chasseur n’eut aucune réponse, mais lorsque les doigts du vieux monsieur encapuchonné passèrent avec plaisir le long des murs enflammés, il n’eut plus aucun doute sur l’identité de cette créature : un Démon. Il avait suffisamment d’expérience dans la chasse pour savoir que celui-ci n’était pas tiré de bas étage, qu’il était différent de ceux auxquels il avait l’habitude de faire face. Seulement, se battre avec un enfant dans les bras, c’était tout sauf une réelle partie de plaisir. Attaquer un Démon : pas de problème, mais pas dans cette situation, pas si la vie d’un Humain innocent était en jeu. Il laissa tomber sa cigarette sur le sol et chercha un moyen de fuir. Le Chasseur était quelqu’un de sérieux et de prévenant, il devait analyser la situation avec le plus de rapidité et d’objectivité possible. Sortir d’ici était essentiel, combattre n’était pas une nécessité dans l’absolu. « Je lis en toi ! » Il serra les dents pour ne pas hurler lorsqu’il entendit cette voix résonner au fond de son esprit. Il allait devenir fou ! Marcus venait juste de perdre connaissance et lui ne tarderait pas à en faire de même s’il restait ici encore longtemps. Une sensation d’oppression et d’étouffement s’emparait de lui. Il sentait son corps se comprimer, ses poumons étaient écrasés dans sa cage thoracique. Il étouffa un cri alors que du sang se mettait à couler de son nez. Pourquoi ? Et comment était-ce possible ? Il n’avait pas été touché, en aucune façon le démon n’avait mis ses griffes sur lui. Il eut l’impression d’avoir de la lave qui remontait le long de sa gorge, et quand il ouvrit la bouche pour vomir, seule une chenille s’en échappa. Ce coup-ci, il eut un haut-le-cœur tout en serrant le gamin contre lui, il tomba à genoux et cracha une grande quantité de salive. Il fut soulagé que Marcus ait alors perdu connaissance. Il préférait que le garçon ne le voie pas dans cet état. « Ressens-tu la souffrance ? Ressens-tu la douleur, Hunter ? » Oui, il la ressentait et il aurait souhaité que ce cauchemar prenne fin. Cette pensée le fit tout de même sourire : si les prières et les souhaits étaient exaucés ou même entendus, ça se saurait depuis le temps. Les Anges étaient partis se terrer au fond d’un trou à rat, et Dieu, dans le cas où il existait vraiment, n’était qu’un lâche. « J’aime ta perte de foi. » Sa perte de foi ? Il n’avait eu foi qu’en une seule personne : lui. En lui et en sa Guilde de Hunters, en ceux qui crevaient jour après jour pour redonner de l’espoir. Alors qu’il relevait son visage pour soutenir le regard du Démon, ce dernier avait disparu de son champ de vision. Malgré la chaleur des lieux, un frisson remonta le long de son dos et tandis qu’il divaguait, la fumée était, elle, en train de le détruire. Soudain, à son esprit, des images de cadavres s’imposèrent. Il se voyait en train d’avancer dans ce champ de corps alors que des corbeaux poussaient des cris aigus tandis qu’ils grignotaient les yeux de leur déjeuner. Aussi fou que cela puisse lui paraître, il aurait juré être dans une maison de flammes. Alors qu’il avançait avec des pas lents et prudents, il aperçut la cité de Rome à l’horizon. Il ne s’élevait d’elle que de hautes colonnes de fumée et il crut mourir. Sa ville était tombée… sa ville ne pouvait pas tomber, il la protégerait et… brusquement, il fit volte-face et là, devant lui, se dressait alors une immense croix en pierre sur laquelle était cloué un ange aux ailes brisées. Il ne comprenait rien. « Plonge dans le désespoir. » Il se reprit brutalement et la vision s’estompa. Il était plus fort que ça, bien plus fort que de simples tours d’esprit. Prenant sur lui, le Chasseur se leva et posa une main sur le front de Marcus, le marquant du signe de la croix, espérant ainsi éloigner les Ténèbres qui auraient pu empoisonner ses songes comme on venait de le faire avec lui. Son regard se durcit. Il valait mieux que ça. Il s’écria alors du mieux qu’il put : — On… on se reverra ! Il tourna les talons et se précipita vers la fenêtre. La chute allait s’annoncer terrible. Il atterrit sur le toit, en contrebas, et crut qu’il s’était brisé quelque chose, mais non, il n’en était rien. Toutefois, ses problèmes étaient encore loin d’être finis. Ou il se redressait vite, ou il servirait de hors-d’œuvre au feu et à ce Démon qui ne devait pas être bien loin. Il balança Marcus sur son épaule et s’approcha du rebord du toit. Il était à plus de trois mètres du sol. Il ne réfléchit pas et sauta. Il s’effondra sur le sol avec le gamin et eut le souffle coupé. Il n’avait pas le droit de flancher, pas le droit de rester ici et d’attendre la venue de la mort. Il prit sur lui pour éloigner la douleur et se mit debout, empli d’une force venue du plus profond de ses entrailles. Il tira Marcus avec lui afin de le mettre en sûreté, à l’écart des flammes. — MARCUS ! Le cri d’une femme tonna dans le dos du Chasseur. La mère du gamin se précipita vers eux, bientôt suivie par de nombreux autres villageois. Le Hunter tituba une seconde, mais fut aidé par un homme d’une quarantaine d’années. Il le gratifia d’un hochement de tête et leva son visage vers la fenêtre par laquelle il avait sauté. Dans l’obscurité des flammes, de la fumée et des ombres, il distingua la silhouette de ce Démon dont il ne connaissait pas le nom. Maintenant qu’il était seul, il serait plus à même de l’affronter. Il eut un geste dans l’espoir fou de pouvoir rentrer de nouveau dans l’habitation en feu. On le retint. La fatigue, le souvenir de cette vision et cette soudaine migraine qui s’empara de lui, lui firent perdre brutalement connaissance. À son réveil, alors qu’il n’était pas particulièrement de bonne humeur, il tomba nez à nez avec Marcus dont un brillant sourire illuminait le visage innocent. Le Hunter se redressa et s’aperçut qu’il était allongé sur un lit miteux, mais tout de même plus confortable que le sol sur lequel il dormait depuis près de quinze jours maintenant. — Chouette, t’es debout ! Il grimaça et se massa le crâne une seconde. Que s’était-il passé ? Ah oui, l’incendie, le mioche, le Démon et le saut par la fenêtre. Il y avait des journées où il valait mieux rester au lit ! Il soupira et porta de nouveau son attention vers le gamin. L’image de l’ange aux ailes brisées lui revint en mémoire, mais il éloigna vite la pensée. Après tout, les Démons mentaient tout le temps, c’était bien connu. — Tu as du whisky ? — Je suis un enfant, je ne bois pas d’alcool. Évidemment. Comme quoi, il y avait du bon à être un adulte. Le Hunter ferma les yeux un instant alors qu’il sentit un doigt se poser sur le cache qui dissimulait la moitié gauche de son visage. Il saisit aussitôt le poignet de Marcus et précisa : — On ne touche pas ! — Qu’est-ce qui vous est arrivé ? — Hm ? — À l’œil ? Pourquoi est-il dans un tel état ? — Pour faire parler les curieux. Il était hors de question de se livrer à un gosse qu’il ne connaissait pas. Il se leva et fit quelques pas, jusqu’à mettre la main sur ses vêtements qu’il enfila sans tarder. Tout ceci, cette blessure à l’œil, ces cicatrices qui parcouraient sa peau, toutes, faisaient partie de son histoire, de son passé, de ce qui l’avait construit en tant que Chasseur. — Et votre nom ? — Sébastian. — Sébastian comment ? — Sébastian tout court ! Marcus croisa ses bras sur son ventre et se planta sur la route de Sébastian, l’empêchant de quitter la chambre sans avoir à le pousser. Le Hunter eut envie de sourire devant la forme de courage dont Marcus faisait preuve. Toutefois, l’humour n’était pas son fort. L’enfant se mit alors à déclarer d’une voix à la fois sûre et orgueilleusement fière d’énoncer son savoir : — Vous êtes un Hunter. Les Hunters viennent d’une Guilde ! — Sébastian de Rome. — Rome ? Marcus écarquilla les yeux, autant stupéfait qu’émerveillé. Sébastian tapota avec son index la chevalière qu’il portait et sur laquelle était gravé le symbole de sa Guilde : la louve avec les jumeaux Remus et Romulus buvant son lait. La surprise lui permit de dépasser Marcus sans avoir à refréner la résistance vaine du petit. — Vous travaillez avec le Vatican ! — Je travaille pour les Hommes… dans l’enceinte du Vatican. Il chercha dans les poches de son manteau pour en tirer une cigarette qu’il porta à ses lèvres et poussa un soupir de plaisir. Rien n’était mieux que le tabac pour se détendre. Il se mit alors à fouiller dans les placards de la petite chaumière. Marcus s’assit sur un tabouret et l’observa faire. — Ma mère ne va pas être contente. Elle n’aime pas quand on farfouille dans ses affaires. — J’ai sauvé tes fesses, je suis persuadé qu’elle ne me dira rien. La réplique cloua le bec de Marcus. Seulement, les recherches de Sébastian s’arrêtèrent lorsque la voix de la mère de Marcus s’éleva dans son dos. — Nous n’avons pas d’alcool ici. Nous n’en avons pas les moyens. Sébastian, dépité, soupira derechef. Elle grommela quelques mots à propos de la cigarette qu’il était en train de fumer, mais n’osa pas lui faire la moindre remarque à voix haute. Tant mieux, il n’aurait pas besoin de l’envoyer balader. Il entreprit donc de rassembler ses affaires dans son sac et demanda : — Mon cheval ? — Dehors. Je suis allée vous le chercher. Je… je tenais à vous remercier. Sans vous, mon garçon serait mort et… — Ouais, ouais, je sais ! Blabla… on n’avance pas avec du blabla. Sébastian s’approcha de Marcus qui ne le quittait pas du regard, émerveillé par cette aura que le Hunter dégageait. Il en avait rêvé, comme tout le monde un jour dans sa vie, mais là… c’était bien réel. Il se tenait là, devant lui : en chair et en os. Un véritable Hunter, un véritable tueur de monstres ! — Qu’est-ce que tu faisais tout seul à l’étage ? — De quoi ? Marcus sursauta en constatant que le Chasseur était en train de lui adresser la parole. Il réfléchit un peu, mais fut dans l’incapacité de balbutier deux mots cohérents. Sébastian répéta alors, luttant contre l’impatience qui le gagnait avec une cuisante rapidité : — Qu’est-ce que tu faisais à l’étage, dans cette maison ? Pourquoi est-ce que j’ai dû me cramer les fesses pour venir te chercher ? — Je… eh bien… Il baissa les yeux, mal à l’aise. Sébastian s’accroupit à son niveau et répliqua sur un timbre de voix bien plus doux : — Je n’ai pas l’intention de me fâcher, je veux juste savoir pourquoi j’ai dû risquer ma vie, j’en ai bien le droit, non ? — Eh bien… j’ai entendu des gens parler dans la rue. Ils disaient que la vieille maison abandonnée avait autrefois été habitée par un Hunter, et qu’aujourd’hui, il était devenu un fantôme. Je me suis dit que peut-être je trouverais un moyen de faire disparaître le fantôme, que le Hunter avait le droit de reposer en paix à côté de Dieu, lui aussi. Je me suis trompé et puis, je ne sais pas comment, mais la maison a pris feu et… et j’étais tout seul. Sébastian ne dit rien. Il se redressa et attrapa le pot de gros sel avec lequel il dessina un cercle et quelques symboles sur la table. Intrigué, Marcus descendit de sa chaise pour essayer de comprendre ce à quoi le Chasseur était en train de jouer. — Pour empêcher les Démons de rentrer dans ta maison. L’eau bénite, celle avec laquelle tu fais le signe de croix quand tu vas à l’église, c’est une arme très puissante contre la plupart de ces monstres, tout comme l’argent. Marcus buvait ses paroles et examina avec attention le dessin. Sa mère, par contre, n’était pas très à l’aise dans cette ambiance d’apprentissage au métier de « tueur de monstres ». Sébastian, s’en apercevant, balaya le sel de la table d’un revers de main et se dirigea vers la porte de sortie. Les gens normaux avaient peur des personnes comme lui, et pire encore, alors que ses frères mouraient souvent pour eux, ils n’étaient que rarement appréciés à leur juste valeur. Sébastian était un solitaire dans l’âme, il ne se plaignait pas de cette situation. — Merci de votre hospitalité ! Il ouvrit la porte et aperçut sa monture sur sa gauche. Le Hunter borgne se retourna vers Marcus et lui avoua d’un ton à la fois calme et étrangement mélancolique : — Les Hunters ne peuvent pas devenir des fantômes, jamais. Marcus ne comprit pas où Sébastian voulait en venir, mais ne broncha pas. Il ne perdit pas son héros des yeux, jusqu’à ce que celui-ci soit en selle. Il se tenait droit et fier avec un fusil attaché dans son dos. — Un jour, je serai comme vous ! — Je ne te le souhaite pas. Interloqué, Marcus dévisagea le Chasseur sans avoir les mots pour lui répondre. Il s’était attendu à des encouragements, à des conseils ou encore à son avis quant au chemin à parcourir pour devenir comme lui. Pourquoi une telle réponse ? L’enfant déglutit, mais le Hunter ne lui lança pas un regard. — Seuls les fous décident d’être un Hunter. Deviens boulanger, forgeron, bûcheron ou même prêtre ; tu t’assureras une vie bien meilleure que la mienne. Marcus en resta interdit, bras ballants. Cependant, il était persuadé d’une chose : tout ce que cet homme venait de lui dire, jamais il ne l’oublierait ! Ce serait là, inscrit quelque part dans son esprit, prêt à resurgir au moment propice. Quel que soit le moyen, il deviendrait un Hunter. Il avait le temps après tout, il n’était qu’un petit garçon. Sébastian poursuivit sa route en direction du sud. Il n’aurait jamais cru que son voyage de retour serait si épuisant. Après une chasse telle que celle qu’il avait menée une demi-dizaine de jours plus tôt, il méritait au moins de se reposer dans un endroit sec et chaud. Il enfonça le chapeau, qu’il avait récupéré dans la maison de Marcus, sur le dessus de son crâne, l’inclinant un peu de sorte qu’il dissimule ses yeux, et coinça une cigarette entre ses lèvres. Prenant le briquet, il en alluma l’extrémité et se mit à inspirer goulûment une première bouffée de fumée tout en émettant un soupir intense de satisfaction. De sa main libre, il caressa l’encolure de son cheval avec une certaine tendresse, puis fit claquer sa langue contre son palais, et l’animal partit au petit galop. Direction Rome.
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