L’ami des miroirs

1494 Words
L’ami des miroirs La folie, parfois, n’est que le paroxysme d’une sensation qui, d’abord, avait une apparence purement artistique et subtile. J’eus un ami, interné dans une maison de santé, où il mourut d’une mort dramatique que je dirai tantôt, dont le mal commença de façon anodine et par des remarques qui ne semblaient que d’un poète. À l’origine, il eut le goût des miroirs ; rien de plus. Il les aimait. Il se penchait sur leur mystère fluide. Il les contemplait, comme des fenêtres ouvertes sur l’Infini. Mais il les craignait aussi. Un soir qu’il était rentré de voyage, après ses longues absences coutumières, je le trouvai chez lui, anxieux. « Je repars cette nuit même, me dit-il. – Mais vous comptiez, cette fois, passer l’hiver ici ? – Oui ; mais je repars tout de suite. Cet appartement m’est trop hostile… Les lieux nous quittent davantage que nous les quittons. Je me sens un étranger dans ces chambres, parmi mes propres meubles, qui ne me reconnaissent plus. Je ne pourrai pas rester… Il y a un silence que je dérange… Tout m’est hostile. Et tout à l’heure, en passant devant la glace, j’ai pris peur… C’était comme une eau qui allait s’ouvrir, se refermer sur moi ! » Je ne m’étonnai pas, sachant mon ami d’humeur sensitive, connaissant, au surplus, ces impressions du retour, dans des pièces closes, parmi la poussière, l’odeur de renfermé, le désarroi, la mélancolie des choses qui sont un peu mortes durant l’absence… Tristesse des fins de fête ! Soirs de rentrée, après l’oubli du voyage. Il semble que tous nos vieux chagrins, restés au logis, nous accueillent… Je compris donc la sensation éprouvée au retour par mon ami et que tous subissent plus ou moins, à devoir reprendre leur vie trop quotidienne… Puisqu’il était libre et riche, il était naturel que le caprice de l’heure en décidât… Pourtant il ne repartit pas. Quelques jours après, je le rencontrai. Il était souffrant, me dit-il. – Pourtant vous avez excellente mine… – Vous le dites pour me réconforter. Mais je me vois dans les glaces, aux devantures… Tenez ! vous n’imaginez pas combien j’en suis agacé, combien j’en souffre. Je sors. Je me crois bien portant, guéri. Les miroirs me guettent. Il y en a partout, maintenant, chez les modistes, les coiffeurs, les épiciers même et les marchands de vin. Ah ! ces maudits miroirs ? Ils vivent de reflets. Ils sont à l’affût des passants. On va, on ne prend pas garde. Et voilà soudain qu’on s’y voit, le teint mauvais, maigri, les lèvres et les yeux comme des fleurs malades. Ce sont eux qui nous prennent nos couleurs vives, peut-être. C’est de les avoir colorés que nous sommes pâles… La santé que nous avions se perd en eux comme un beau maquillage dans de l’eau… J’avais écouté mon ami parler comme s’il se plaisait une fois de plus à ces jeux subtils de conversation où il excellait. C’était un causeur unique… abondant quoique précieux. Il voyait des analogies mystérieuses, des corridors merveilleux entre les idées et les choses… Sa parole déroulait dans l’air des phrases ornementales qui allaient souvent finir dans l’inconnu. Mais, cette fois, il ne sembla pas céder à des fantaisies, à un dilettantisme de désœuvré visionnaire. Il parut réellement inquiet, angoissé des signes de la maladie que les miroirs des devantures lui attestaient. Je lui dis : « Tout le monde a mauvaise mine dans ces glaces. On s’y voit déformé, blême ou livide, les lèvres exsangues ou violettes… On s’y aperçoit cagneux ou obèse, trop long ou trop large, comme dans les miroirs concaves et convexes des foires. On y est toujours laid. Mais elles mentent. Et nous n’y sommes laids que de leur laideur, et pâles que de leur maladie… – Peut-être, répondit mon ami, devenu rêveur, l’air un peu réconforté ; ce sont des glaces de mauvaise qualité, des glaces pauvres ; et c’est pour cela, alors, qu’elles ne peuvent nous montrer nous-mêmes qu’avec une santé appauvrie… » Sans le vouloir ma conversation eut une influence décisive sur les idées et l’existence de mon ami. Convaincu que les glaces des devantures n’étaient point véridiques, il voulut avoir chez lui des miroirs sincères, c’est-à-dire des miroirs parfaits, d’un tain irréprochable, capable de lui exprimer son visage intégral, jusqu’à la plus minime nuance. Et comme le témoignage d’un seul ne suffisait pas, ne prouvait rien, il en voulut plusieurs, d’autres encore, où sans cesse il se mira, se compara, se confronta. Un goût grandissant des riches miroirs lui vint, par haine de ces miroirs pauvres des devantures, miroirs hypocrites, miroirs malades qui l’avaient fait se croire malade lui-même. Il en commença, sans s’en douter, une collection… Glaces dans des cadres anciens, Louis XV et Louis XVI, dont l’ovale d’or fané cerclait le miroir comme une couronne de feuilles d’octobre la margelle d’un puits… Glaces dans une bordure en verre de Venise. Miroirs entourés d’écaille, de métaux ciselés, de guirlandes en marqueterie. Glaces dans des boiseries de trumeaux. Toutes sortes de glaces, rares, anciennes, originales. Quelques-unes étaient bien un peu verdies par le temps. On s’y voyait comme dans des pièces d’eau. Mais mon ami n’en souffrit plus, comme des glaces de devantures. Il était averti, maintenant. Il en tenait compte et s’y regardait comme un autre lui-même, projeté hors du temps, en voyage dans le passé… Il se voyait dans un recul, tel qu’il serait plus tard, tel qu’il devait apparaître déjà à ses amis, plus vague et pâli par l’absence – car il se confinait chez lui… Les glaces des devantures l’agacèrent trop décidément, lui enlevèrent tout espoir de santé… Maintenant dans ses propres miroirs, neufs et conformes, il avait bonne mine, le teint clair, les lèvres rouges. – « Je suis guéri, me dit-il, un jour que j’étais allé le visiter. Regardez, comme je me porte bien dans mes miroirs. Ce sont les miroirs des rues qui me rendaient malade… Aussi je ne sors plus… – Plus jamais ? – Non ; on s’habitue. Mon ami parlait avec calme, un détachement nostalgique. Je croyais encore à un de ces badinages subtils et ironiques où son humeur étrange se plaisait parfois. Sinon, il était évident que mon ami devenait fou. Pour me rendre compte, j’essayai de le ramener à la réalité la plus prosaïque. – Et les femmes, dans cette claustration totale, vous qui les aimiez, en suiviez parfois, dans les rues ? Mon ami prit un air mystérieux, regarda une à une toutes ses glaces, anciennes ou neuves. – Chacune est comme une rue, dit-il. Toutes ces glaces communiquent comme des rues… C’est une grande ville claire. Et j’y suis encore des femmes, des femmes qui s’y sont mirées, vous comprenez, et qui y demeurent à jamais… Des femmes du siècle passé, dans mes glaces anciennes, des femmes poudrées et qui ont vu Marie-Antoinette… Certes je suis encore des femmes… Mais elles vont vite, ne veulent pas se laisser aborder, me dépistent de miroir en miroir, comme de rue en rue. Et je les perds. Et je les accoste parfois. Et j’y ai des rendez-vous… » Bientôt mon ami donna les signes définitifs d’un dérangement mental. Il perdit la conscience de son identité. En passant devant les glaces, il ne se reconnaissait plus et, cérémonieux, se saluait. Il perdit aussi la conscience du fonctionnement des miroirs. Certes, il les aimait toujours, accrut même sa collection, en suspendit partout, les uns vis-à-vis des autres, de façon à ce que les murs de sa demeure, reculés au-delà d’eux-mêmes, fissent des chambres indéfinies et miroitantes. Voyage sans fin de soi, au-devant de soi-même ! Mais mon ami ne comprenait plus les reflets. Non seulement il considéra comme un étranger sa propre personne reflétée, mais il lui sembla qu’au lieu d’être une image, elle offrait la réalité physique d’un être. Et à cause de tant de miroirs, juxtaposés et en face les uns des autres, il se trouva que la seule silhouette du solitaire fut multipliée à l’infini, ricocha partout, engendra sans cesse un nouveau sosie, s’accrut aux proportions d’une foule innombrable, d’autant plus inquiétante que tous semblaient jumeaux, copiés sur le premier qui demeurait isolé et séparé d’eux par on ne sait quel vide… À ce moment, je rencontrai mon ami chez lui pour la dernière fois. Il paraissait heureux, et me dit en me montrant tous ses riches et rares miroirs, ses glaces profondes, où il se répercutait comme la voix dans une grotte à mille échos : « Voyez ! je ne suis plus seul. Je vivais trop seul. Mais les amis, c’est si étranger, si différent de nous ! Maintenant, je vis avec une foule – où tout le monde est pareil à moi. » Peu après, il fallut l’enfermer, pour quelques excentricités qui avaient causé des rassemblements et un scandale à ses fenêtres. Il se montra docile, très doux, seulement navré de n’avoir plus, au lieu de sa collection de miroirs, que la glace unique de sa chambre de malade. Mais il s’en fit une raison bientôt. Il l’aima, elle seule, autant qu’il avait aimé toutes les autres… Il la regardait, et s’y salua encore. Il prétendit y voir des choses merveilleuses, y suivre des femmes qui allaient l’aimer. Comme la maladie empirait et qu’il se trouvait fiévreux assez souvent, il disait : « J’ai trop chaud. » Puis, une minute après : « J’ai trop froid. » Et il claquait des dents. Un jour, il ajouta : « Il doit faire bien bon dans la glace. Il faudra que j’y entre un jour ». Ceux qui le veillaient n’avaient point entendu. Ils étaient habitués à ses mystérieux soliloques. Et puis on ne se méfiait guère de ce malade si doux, si docile et qui ne semblait fou que d’avoir de trop beaux rêves… Un matin, on le trouva, ensanglanté, le crâne ouvert, râlant, devant la cheminée de sa chambre… La nuit, il s’était élancé contre le miroir, pour vraiment y entrer, y aborder les femmes qu’il y suivait depuis longtemps, se mêler à une foule où chacun lui ressemble, enfin !
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