V

1654 Words
V N’ayant plus rien à craindre pour moi-même, il m’eût été facile de me venger de mon ennemi ; tout m’y conviait. Le propos qu’il avait tenu contre ma famille eût suffi, sans même invoquer l’outrage fait à ma personne, et que je répugnais à avouer. Je n’avais donc qu’un mot à dire : sept Mauprat eussent été à cheval au bout d’un quart d’heure, charmés d’avoir un exemple à faire en maltraitant un homme qui ne leur fournissait aucune redevance, et qui ne leur eût semblé bon qu’à être pendu pour effrayer les autres. Mais les choses n’eussent-elles pas été aussi loin, je ne sais comment il se fit que je sentis une répugnance insurmontable à demander vengeance à huit hommes contre un seul. Au moment de le faire (car dans ma colère je me l’étais bien promis), je fus retenu par je ne sais quel instinct de loyauté que je ne me connaissais pas, et que je ne pus guère m’expliquer à moi-même. Et puis les paroles de Patience avaient peut-être fait naître en moi, à mon insu, un sentiment de honte salutaire. Peut-être ses justes malédictions contre les nobles m’avaient-elles fait entrevoir quelque idée de justice. Peut-être, en un mot, ce que j’avais pris jusque-là en moi pour des mouvements de faiblesse et de pitié commença-t-il dès lors sourdement à me sembler plus grave et moins méprisable. Quoi qu’il en soit, je gardai le silence. Je me contentai de rosser Sylvain pour le punir de m’avoir abandonné et pour le déterminer à se taire sur ma mésaventure. Cet amer souvenir était assoupi, lorsque, vers la fin de l’automne, il m’arriva de battre les bois avec Sylvain. Ce pauvre Sylvain avait de rattachement pour moi ; car, en dépit de mes brutalités, il venait toujours se placer sur mes talons, dès que j’étais hors du château. Il me défendait contre tous ses compagnons en soutenant que je n’étais qu’un peu vif et point méchant. Ce sont les âmes douces et résignées du peuple qui entretiennent l’orgueil et la rudesse des grands. Nous chassions donc les alouettes au lacet, lorsque mon page ensaboté, qui furetait toujours à l’avant-garde, revint vers moi en disant textuellement : « J’avise eul meneu’ d’loups anc eul preneu’ d’taupes. » Cet avertissement fit passer un frisson dans tous mes membres. Cependant je sentis le ressentiment faire réaction dans mon cœur, et je marchai droit à la rencontre de mon sorcier, un peu rassuré peut-être aussi par la présence de son compagnon, qui était un habitué de la Roche-Mauprat, et que je supposais devoir me porter respect et assistance. Marcasse, dit preneur de taupes, faisait profession de purger de fouines, belettes, rats et autres animaux malfaisants les habitations et les champs de la contrée. Il ne bornait pas au Berry les bienfaits de son industrie ; tous les ans il faisait le tour de la Marche, du Nivernais, du Limousin et de la Saintonge, parcourant seul et à pied tous les lieux où on avait le bon esprit d’apprécier ses talents ; bien reçu partout, au château comme à la chaumière, car c’était un métier qui se faisait avec succès et probité de père en fils dans sa famille, et que ses descendants font encore. Il avait un gîte et une besogne assurée pour tous les jours de l’année. Aussi régulier dans sa tournée que la terre dans sa rotation, on le voyait à époque fixe reparaître dans les mêmes lieux où il avait passé l’année précédente, toujours accompagné du même chien et de la même longue épée. Ce personnage était aussi curieux et plus comique, dans son genre, que le sorcier Patience. C’était un homme bilieux et mélancolique, grand, sec, anguleux, plein de lenteur, de majesté et de réflexion dans toutes ses manières. Il aimait si peu à parler qu’il répondait à toutes les questions par monosyllabes ; toutefois il ne s’écartait jamais des règles de la plus austère politesse, et il disait peu de mots sans élever la main vers la corne de son chapeau en signe de révérence et de civilité. Était-il ainsi par caractère ? ou bien, dans son métier ambulant, la crainte de s’aliéner quelques-unes de ses nombreuses pratiques par des propos inconsidérés lui inspira-t-elle cette sage réserve ? On ne le savait point. Il avait l’œil et le pied dans toutes les maisons, il avait le jour la clef de tous les greniers, et place le soir au foyer de toutes les cuisines. Il savait tout, d’autant plus que son air rêveur et absorbé inspirait l’abandon en sa présence, et pourtant jamais il ne lui était arrivé de rapporter dans une maison ce qui se passait dans une autre. Si vous voulez savoir comment ce caractère m’avait frappé, je vous dirai que j’avais été témoin des efforts de mes oncles et de mon grand-père pour le faire parler. Ils espéraient savoir de lui ce qui se passait au château de Sainte-Sévère, chez M. Hubert de Mauprat, l’objet de leur haine et de leur envie. Quoique don Marcasse (on l’appelait don parce qu’on lui trouvait la démarche et la fierté d’un hidalgo ruiné), quoique don Marcasse, dis-je, eût été impénétrable à cet égard comme à tous les autres, les Mauprat Coupe-Jarret ne manquaient pas de l’amadouer toujours davantage, espérant tirer de lui quelque chose de relatif à Mauprat Casse-Tête. Nul ne pouvait donc savoir les sentiments de Marcasse sur quoi que ce soit ; le plus court eût été de supposer qu’il ne se donnait la peine d’en avoir aucun. Cependant l’attrait que Patience semblait éprouver pour lui, jusqu’à l’accompagner durant plusieurs semaines dans ses voyages, donnait à penser qu’il y avait quelque sortilège dans son air mystérieux, et que ce n’était pas seulement la longueur de son épée et l’adresse de son chien qui faisaient si merveilleuse déconfiture de taupes et de belettes. On parlait tout bas d’herbes enchantées, au moyen desquelles il faisait sortir de leurs trous ces animaux méfiants pour les prendre au piège ; mais, comme on se trouvait bien de cette magie, on ne songeait pas à lui en faire un crime. Je ne sais si vous avez assisté à ce genre de chasse. Elle est curieuse, surtout dans les greniers à fourrage. L’homme et le chien grimpant aux échelles, et courant sur les bois de charpente avec un aplomb et une agilité surprenante ; le chien flairant les trous des murailles, faisant l’office de chat, se mettant à l’affût, et veillant en embuscade jusqu’à ce que le gibier se livre à la rapière du chasseur ; celui-ci lardant des bottes de paille, et passant l’ennemi au fil de l’épée : tout cela, accompli et dirigé avec gravité et importance par don Marcasse, était, je vous assure, aussi singulier que divertissant. Lorsque j’aperçus ce féal, je crus pouvoir braver le sorcier, et j’approchai hardiment. Sylvain me regardait avec admiration, et je remarquai que Patience lui-même ne s’attendait pas à tant d’audace. J’affectai d’aborder Marcasse et de lui parler, afin de braver mon ennemi. Ce que voyant, il écarta doucement le preneur de taupes ; et, posant sa lourde main sur ma tête, il me dit fort tranquillement : « Vous avez grandi depuis quelque temps, mon beau monsieur ? » La rougeur me monta au visage, et reculant avec dédain : « Prenez garde à ce que vous faites, manant, lui dis-je ; vous devriez vous rappeler que, si vous avez encore vos deux oreilles, c’est à ma bonté que vous le devez. – Mes deux oreilles ! » dit Patience en riant avec amertume. Et, faisant allusion au surnom de ma famille, il ajouta : « Vous voulez dire mes deux jarrets ? Patience ! patience ! un temps n’est peut-être pas loin où les manants ne couperont aux nobles ni les jarrets ni les oreilles, mais la tête et la bourse… – Taisez-vous, maître Patience, dit le preneur de taupes d’un ton solennel, vous ne parlez pas en philosophe. – Tu as raison, toi, répliqua le sorcier ; et, au fait, je ne sais pas pourquoi je querelle ce petit gars. Il aurait dû me faire mettre en bouillie par ses oncles ; car je l’ai fouetté, l’été dernier, pour une sottise qu’il m’avait faite ; et je ne sais pas ce qui est arrivé dans la famille, mais les Mauprat ont perdu une belle occasion de faire du mal au prochain. – Apprenez, paysan, lui dis-je, qu’un noble se venge toujours noblement ; je n’ai pas voulu faire punir mes injures par des gens plus forts que vous ; mais attendez deux ans, et je vous promets de vous pendre, de ma propre main, à un certain arbre que je reconnaîtrai bien, et qui est devant la porte de la tour Gazeau. Si je ne le fais, je veux cesser d’être gentilhomme ; si je vous épargne, je veux être appelé meneur de loups. » Patience sourit, et, tout d’un coup devenant sérieux, il attacha sur moi ce regard profond qui rendait sa physionomie si remarquable. Puis, se tournant vers le chasseur de belettes : « C’est singulier, dit-il, il y a quelque chose dans cette race. Voyez le plus méchant noble : il a encore plus de cœur dans certaines choses que le plus brave d’entre nous. Ah ! c’est tout simple, ajouta-t-il en se parlant à lui-même ; on les élève comme ça, et nous, on nous dit que nous naissons pour obéir… Patience ! » Il garda un instant le silence ; puis il sortit de sa rêverie pour me dire d’un ton de bonhomie un peu railleuse : « Vous voulez me pendre, monseigneur Brin de chaume ? Mangez donc beaucoup de soupe ; car vous n’êtes pas encore assez haut pour atteindre à la branche qui me portera ; et, jusque-là… il passera peut-être sous le pont bien de l’eau dont vous ne savez pas le goût. – Mal parlé, mal parlé, dit le preneur de taupes d’un air grave ; allons, la paix. Monsieur Bernard, pardon pour Patience ; c’est un vieux, un fou. – Non, non, dit Patience, je veux qu’il me pende ; il a raison, il me doit cela, et, au fait, cela arrivera peut-être plus vite que tout le reste. Ne vous dépêchez pas trop de grandir, monsieur, car, moi, je me dépêche de vieillir plus que je ne voudrais ; et, puisque vous êtes si brave, vous ne voudrez pas attaquer un homme qui ne pourrait plus se défendre. – Vous avez bien usé de votre force avec moi ! m’écriai-je ; ne m’avez-vous pas fait violence, dites ? n’est-ce pas une lâcheté, cela ? » Il fit un geste de surprise. « Oh ! les enfants, les enfants ! dit-il, voyez comme cela raisonne ! La vérité est dans la bouche des enfants. » Et il s’éloigna en levant et en se disant des sentences à lui-même, comme il avait l’habitude de faire. Marcasse m’ôta son chapeau, et me dit d’un ton impassible : « Il a tort… il faut la paix… pardon… repos… salut ! » Ils disparurent, et là cessèrent mes rapports avec Patience. Ils ne fuient renoués que longtemps après.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD