IV

2358 Words
IV Après ce récit de la vie philosophique de Patience, rédigée par l’homme d’aujourd’hui, continua Bernard après une pause, j’ai quelque peine à retourner aux impressions bien différentes que reçut l’homme d’autrefois en rencontrant le sorcier de la tour Gazeau. Je vais m’efforcer cependant de ressaisir fidèlement mes souvenirs. Ce fut un soir d’été, qu’au retour d’une pipée où plusieurs petits paysans m’avaient accompagné, je passai devant la tour Gazeau pour la première fois. J’étais âgé d’environ treize ans ; j’étais le plus grand et le plus fort de mes compagnons, et en outre j’exerçais sur eux, à la rigueur, l’ascendant de mes prérogatives seigneuriales. C’était entre nous un mélange de familiarité et d’étiquette assez bizarre. Parfois, quand l’ardeur de la chasse ou la fatigue de la journée les gouvernait plus que moi, j’étais forcé de céder à leurs avis, et déjà je savais me rendre à point comme font les despotes, afin de n’avoir jamais l’air d’être commandé par la nécessité ; mais j’avais ma revanche dans l’occasion, et je les voyais bientôt trembler devant l’odieux nom de ma famille. La nuit se faisait, et nous marchions gaiement, sifflant, abattant des cormes à coups de pierre, imitant le cri des oiseaux, lorsque celui qui marchait devant s’arrêta tout à coup, et, revenant sur ses pas, déclara qu’il ne passerait pas par le sentier de la tour Gazeau, et qu’il allait prendre à travers bois. Cet avis fut accueilli par deux autres. Un troisième objecta que l’on risquait de se perdre si on quittait le sentier, que la nuit était proche et que les loups étaient en nombre. « Allons, canaille ! m’écriai-je d’un ton de prince en poussant le guide, suis le sentier, et laisse-nous tranquilles avec des sottises. – Non – moi, dit l’enfant, je viens de voir le sorcier qui dit des paroles sur sa porte, et je n’ai pas envie d’avoir la fièvre toute l’année. – Bah ! dit un autre, il n’est pas méchant avec tout le monde. Il ne fait pas de mal aux enfants ; et d’ailleurs nous n’avons qu’à passer bien tranquillement sans lui rien dire, qu’est-ce que vous voulez qu’il nous fasse ? – Oh ! c’est bien, reprit le premier, si nous étions seuls !… Mais monsieur Bernard est avec nous, nous sommes sûrs d’avoir un sort. – Qu’est-ce à dire, imbécile ? m’écriai-je en levant le poing. – Ce n’est pas ma faute, monseigneur, reprit l’enfant. Ce vieux chétif n’aime pas les monsieu, et il a dit qu’il voudrait voir M. Tristan et tous ses enfants pendus au bout de la même branche. – Il a dit cela ? Bon ! repris-je, avançons, et vous allez voir. Qui m’aime me suive ; qui me quitte est un lâche. » Deux de mes compagnons se laissèrent entraîner par la vanité. Tous les autres feignirent de les imiter ; mais, au bout de quatre pas, chacun avait pris la fuite en s’enfonçant dans le taillis, et je continuai fièrement ma route, escorté de mes deux acolytes. Le petit Sylvain, qui allait le premier, ôta son chapeau du plus loin qu’il vit Patience, et lorsque nous fûmes vis-à-vis de lui, quoiqu’il eût la tête baissée et qu’il semblât ne faire aucune attention à nous, l’enfant, frappé de terreur, lui dit d’une voix tremblante : « Bonsoir et bonne nuit, maître Patience ! » Le sorcier, sortant de sa rêverie, tressaillit comme un homme qui s’éveille, et je vis, non sans une certaine émotion, sa figure basanée, à demi couverte d’une épaisse barbe grise. Sa grosse tête était tout à fait dépouillée, et la nudité du front contrastait avec l’épaisseur du sourcil derrière lequel un œil rond, et enfoncé profondément dans l’orbite, lançait des éclairs comme on en voit à la fin de l’été derrière le feuillage pâlissant. C’était un homme de petite taille, mais large des épaules et bâti comme un gladiateur. Il était couvert de haillons orgueilleusement malpropres. Sa figure était courte et commune comme celle de Socrate, et, si le feu du génie brillait dans ses traits fortement accusés, il m’était impossible de m’en apercevoir. Il me fit l’effet d’une bête féroce, d’un animal immonde. Un sentiment de haine s’empara de moi, et, résolu de venger l’affront fait par lui à mon nom, je mis une pierre dans ma fronde, et, sans autres préliminaires, je la lançai avec vigueur. Au moment où la pierre partit, Patience était en train de répondre à la salutation de l’enfant. « Bonsoir, enfants, nous disait-il, Dieu soit avec vous… » lorsque la pierre siffla à son oreille et alla frapper une chouette apprivoisée qui faisait les délices de Patience et qui commençait à s’éveiller avec la nuit dans le lierre dont la porte était couronnée. La chouette jeta un cri aigu et tomba sanglante aux pieds de son maître, qui lui répondit par un rugissement, et resta immobile de surprise et de fureur pendant quelques secondes. Puis, tout à coup prenant la victime palpitante par les pieds, il l’enleva de terre, et venant à notre rencontre : « Lequel de vous, malheureux, s’écria-t-il d’une voix tonnante, a lancé cette pierre ? » Celui de mes compagnons qui marchait le dernier s’enfuit avec la rapidité du vent ; mais Sylvain, saisi par la large main du sorcier, tomba les deux genoux en terre, en jurant par la sainte Vierge et par sainte Solange, patronne du Berry, qu’il était innocent du meurtre de l’oiseau. J’avais, je l’avoue, une forte démangeaison de le laisser se tirer d’affaire comme il pourrait, et d’entrer dans le fourré. Je m’étais attendu à voir un vieux jongleur décrépit, et non à tomber dans les mains d’un ennemi robuste ; mais l’orgueil me retint. « Si c’est toi, disait Patience à mon compagnon tremblant, malheur à toi, car tu es un méchant enfant, et tu seras un malhonnête homme ! Tu as fait une mauvaise action, tu as mis ton plaisir à causer de la peine à un vieillard qui ne t’a jamais nui, et tu l’as fait avec perfidie, avec lâcheté, en dissimulant et en lui disant le bonsoir avec politesse. Tu es un menteur, un infâme, tu m’as arraché ma seule société, ma seule richesse, tu t’es réjoui dans le mal. Que Dieu te préserve de vivre si tu dois continuer ainsi. – Ô monsieur Patience ! criait l’enfant en joignant les mains, ne me maudissez pas, ne me charmez pas, ne me donnez pas de maladie, ce n’est pas moi ! Que Dieu m’extermine si c’est moi !… – Si ce n’est pas toi, c’est donc celui-là ? dit Patience en me prenant au collet de mon habit, et en me secouant comme un arbrisseau qu’on va déraciner. – Oui, c’est moi, répondis-je avec hauteur ; et si vous voulez savoir mon nom, apprenez qu’on m’appelle Bernard Mauprat, et qu’un vilain qui touche à un gentilhomme mérite la mort. – La mort ? toi, tu me donneras la mort, Mauprat ? s’écria le vieillard pétrifié de surprise et d’indignation. Et que serait donc Dieu si un morveux comme toi avait le droit de menacer un homme de mon âge ? La mort ! ah ! tu es bien un Mauprat, et tu chasses de race, chien maudit ! Cela parle de donner la mort, et tout au plus si cela est né ! La mort, mon louveteau ? sais-tu que c’est toi qui mérites la mort, non pas pour ce que tu viens de faire, mais pour être fils de ton père et neveu de tes oncles ? Ah ! je suis content de tenir un Mauprat dans le creux de ma main, et de savoir si un coquin de gentilhomme pèse autant qu’un chrétien. » Et en même temps il m’enlevait de terre comme il eût fait d’un lièvre. « Petit, dit-il à mon compagnon, va-t’en chez toi, et ne crains rien. Patience ne se fâche guère contre ses pareils, et il pardonne à ses frères, parce que ses frères sont des ignorants comme lui, et ne savent pas ce qu’ils font ; mais un Mauprat, vois-tu, ça sait lire et écrire, et ça n’en est que plus méchant. Va-t’en… mais non, reste, je veux qu’une fois dans ta vie tu voies un gentilhomme recevoir le fouet de la main d’un vilain. Tu vas voir cela, et je te prie de ne pas l’oublier, petit, et de le raconter à tes parents. » J’étais pâle de colère, mes dents se brisaient dans ma bouche ; je fis une résistance désespérée. Patience, avec un sang-froid effrayant, m’attacha à un arbre avec un brin de ramée. Il n’avait qu’à m’effleurer de sa main large et calleuse pour me plier comme un roseau, et cependant j’étais remarquablement vigoureux pour mon âge il accrocha la chouette à une branche au-dessus de ma tête, et le sang de l’oiseau, s’égouttant sur moi, me pénétrait d’horreur ; car, quoiqu’il n’y eût là qu’une correction usitée avec les chiens de chasse qui mordent le gibier, mon cerveau, troublé par la rage, par le désespoir et par les cris de mon compagnon, commençait à croire à quelque affreux maléfice ; mais je pense que j’eusse été moins puni s’il m’eut métamorphosé en chouette que je ne le fus en subissant la correction qu’il m’infligea. En vain je l’accablai de menaces, en vain je fis d’effroyables serments de vengeance, en vain le petit paysan se jeta encore à genoux, en répétant avec angoisse : « Monsieur Patience, pour l’amour de Dieu, pour l’amour de vous-même, ne lui faites pas de mal ; les Mauprat vous tueront. » Il se prit à rire en haussant les épaules, et, s’armant d’une poignée de houx, il me fustigea, je dois l’avouer, d’une manière plus humiliante que cruelle ; car à peine vit-il quelques gouttes de mon sang couler, qu’il s’arrêta, jeta ses verges, et même je remarquai une subite altération dans ses traits et dans sa voix, comme s’il se fût repenti de sa sévérité. « Mauprat, me dit-il en croisant ses bras sur sa poitrine et en me regardant fixement, vous voilà châtié ; vous voilà insulté, mon gentilhomme, cela me suffit. Vous voyez que je pourrais vous empêcher de me jamais nuire, en vous ôtant le souffle d’un coup de pouce, et en vous enterrant sous la pierre de ma porte. Qui s’aviserait de venir chercher ce bel enfant de noble chez le bonhomme Patience ? Mais vous voyez que je n’aime pas la vengeance, car, au premier cri de douleur qui vous est échappé, j’ai cessé. Je n’aime pas à faire souffrir, moi, je ne suis pas un Mauprat. Il était bon pour vous d’apprendre par vous-même ce que c’est que d’être une fois la victime. Puisse cela vous dégoûter du métier de bourreau qu’on fait de père en fils dans votre famille ! Bonsoir, allez-vous-en, je ne vous en veux plus, la justice du bon Dieu est satisfaite. Vous pouvez dire à vos oncles de me mettre sur le gril ; ils mangeront un méchant morceau, et ils avaleront une chair qui reprendra vie dans leur gosier pour les étouffer. » Alors il reprit sa chouette morte, et, la contemplant d’un air sombre : « Un enfant de paysan n’eût pas fait cela, dit-il. Ce sont plaisirs de gentilhomme. » Et, se retirant sur sa porte, il fit entendre l’exclamation qui lui échappait dans les grandes occasions, et qui lui avait fait donner le surnom qu’il portait : « Patience, patience !… » s’écria-t-il. C’était, selon les bonnes femmes, une formule cabalistique dans sa bouche, et toutes les fois qu’on la lui avait entendu prononcer, il était arrivé quelque malheur à la personne qui l’avait offensé. Sylvain se signa pour conjurer le mauvais esprit. La terrible parole résonna sous la voûte de la tour où Patience venait de rentrer, puis la porte se referma sur lui avec fracas. Mon compagnon était si pressé de fuir qu’il faillit me laisser là sans prendre le temps de me détacher. Dès qu’il l’eut fait : « Un signe de croix, me dit-il, pour l’amour du bon Dieu, un signe de croix ! Si vous ne voulez pas faire le signe de la croix, vous voilà ensorcelé : nous serons mangés par les loups en nous en allant, ou bien nous rencontrerons la grand-bête. – Imbécile ! lui dis-je, il s’agit bien de cela ! Écoute, si tu as jamais le malheur de parler à qui que ce soit de ce qui vient d’arriver, je t’étrangle. – Hélas ! monsieur, comment donc faire ? reprit-il avec un mélange de naïveté et de malice, le sorcier m’a commandé de le dire à mes parents. » Je levai le bras pour le frapper, mais la force me manqua. Suffoqué de rage par le traitement que je venais d’essuyer, je tombai presque évanoui, et Sylvain en profita pour s’enfuir. Quand je revins à moi-même, je me trouvai seul ; je ne connaissais pas cette partie de la Varenne ; je n’y étais jamais venu, et elle était horriblement déserte. Toute la journée j’avais vu des traces de loups et de sangliers sur le sable. La nuit régnait déjà ; j’avais encore deux lieues à faire pour arriver à la Roche-Mauprat. Les portes seraient fermées, le pont levé ; je serais reçu à coups de fusil si je n’arrivais avant neuf heures. Il y avait à parier cent contre un que, ne connaissant pas le chemin, il me serait impossible de faire deux lieues en une heure. Cependant j’eusse mieux aimé subir mille morts que de demander asile à l’habitant de la tour Gazeau, me l’eût-il accordé avec grâce. Mon orgueil saignait plus que ma chair. Je me lançai à la course à tout hasard. Le sentier faisait mille détours ; mille autres sentiers s’entrecroisaient. J’arrivai à la plaine par un pâturage fermé de haies. Là toute trace de sentier disparaissait. Je franchis la haie au hasard et tombai dans un champ. La nuit était noire ; eût-il fait jour, il n’y avait pas moyen de s’orienter à travers des héritages encaissés dans des talus hérissés d’épines. Enfin je trouvai des bruyères, puis des bois, et mes terreurs un peu calmées se renouvelèrent ; car, je l’avoue, j’étais en proie à des terreurs mortelles. Dressé à la bravoure comme un chien à la chasse, je faisais bonne contenance sous les yeux d’autrui. Mu par la vanité, j’étais audacieux quand j’avais des spectateurs ; mais livré à moi-même dans la profonde nuit, épuisé de fatigue et de faim, quoique je ne sentisse nulle envie de manger, bouleversé par les émotions que je venais d’éprouver, assuré d’être battu par mes ondes en rentrant, et pourtant aussi désireux de rentrer que si j’eusse dû trouver le paradis terrestre à la Roche-Mauprat, j’errai jusqu’au jour dans des angoisses impossibles à décrire. Les hurlements des loups, heureusement lointains, vinrent plus d’une fois frapper mon oreille et glacer mon sang dans mes veines ; et, comme si ma position n’eût pas été assez précaire en réalité, mon imagination frappée venait y joindre mille images fantastiques. Patience passait pour un meneur de loups. Vous savez que c’est une spécialité cabalistique accréditée en tout pays. Je m’imaginais donc voir paraître ce diabolique petit vieillard escorté de sa b***e affamée, ayant revêtu lui-même la figure d’une moitié de loup, et me poursuivant à travers les taillis. Plusieurs fois des lapins me partirent entre les jambes, et de saisissement je faillis tomber à la renverse. Là, comme j’étais bien sûr de n’être pas vu, je faisais force signes de croix ; car, en affectant l’incrédulité, j’avais nécessairement au fond de l’âme toutes les superstitions de la peur. Enfin j’arrivai à la Roche-Mauprat avec le jour. J’attendis dans un fossé que les portes fussent ouvertes, et je me glissai à ma chambre sans être vu de personne. Comme ce n’était pas précisément une tendresse assidue qui veillait sur moi, mon absence n’avait pas été remarquée durant la nuit ; je fis croire à mon oncle Jean, que je rencontrai dans un escalier, que je venais de me lever ; et ce stratagème ayant réussi, j’allai dormir tout le jour dans l’abat-foin.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD