I - Les théories d’Aspasie

3291 Words
I Les théories d’Aspasie Aspasie donnait un bal. Pour dire la vraie vérité, Aspasie s’appelait Marguerite. Mais il serait convenable avant tout de prendre un juste milieu entre les bourgeois féroces qui veulent que chaque lorette soit la fille d’un portier, et le gandin naïf qui les croit issues des Montmorency par les femmes. Donc il faut vous dire la provenance de Marguerite qui se nommait Aspasie. Aspasie était la fille d’un petit employé qui avait fait des miracles, avec ses dix-huit cents francs pour élever sa famille. Il avait fait un sous-lieutenant de son fils, il voulait que sa fille entrât dans un pensionnat. Et comme Marguerite, à dix-sept ans, était gentille, spirituelle et gaie, elle avait jeté son bonnet par-dessus le chapeau d’un joli garçon, en guise de moulin. Ce joli garçon était un acteur. Marguerite était entrée au théâtre ; de dix-huit à vingt-six ans, son existence avait été celle de toutes les femmes qui adoptent la carrière dramatique comme un moyen et non comme une profession. Elle avait flotté constamment entre douze cents francs et deux mille d’appointement, entre un sixième d’agent de change et un bon commerçant rangé, entre un mobilier non payé et toujours saisi et la perspective d’un coupon de rente constamment promis à la veille d’une rupture. Elle n’avait jamais pu faire beaucoup de dettes, elle n’avait jamais aimé ni ruiné personne. On disait d’elle, au pays de l’amour en commandite : Marguerite est une carotteuse, elle fait tout en petit. Pourtant elle avait de l’esprit ; au théâtre elle n’était pas mauvaise ; elle était jolie, elle avait même d’adorables cheveux blonds sur la limite extrême qui sépare cette nuance du rouge. Mais en tout cela rien d’excentrique, de tapageur, de voyant. – Tu ne sais pas ce qui plaît aux hommes, lui disait un jour un joli bébé de quarante-trois ans pour qui un adolescent se ruinait. Avec cela des tocades de fidélité tous les six mois, et l’amour de la famille. Car il faut bien l’avouer, les pères qui maudissent leurs filles sont de rares exceptions, et les mères qui ne les accompagnent pas dans leur nouvelle existence, confirment la règle. Le père de Marguerite était à la retraite ; en le renvoyant de son ministère avec huit cents francs de pension, on lui avait donné la croix. Marguerite lui payait son loyer, lui faisait des chemises et des bas, et lui donnait à dîner trois fois par semaine. Le bonhomme aimait les bons cigares, il ne se faisait pas trop prier pour en accepter. Quelquefois, si Marguerite était gênée, il apportait son trimestre dans la maison. Lorsque Marguerite voulait apaiser un créancier, elle lui envoyait son père. Un homme décoré, ça faisait toujours son petit effet. Et Marguerite était arrivée ainsi jusqu’à vingt-six ans, sans position bien sérieuse dans le monde, sans épargnes pour l’avenir, et sans trop d’arriéré pour le passé. On dit que la fortune frappe, une fois en notre vie, à la porte de chacun. L’heure de Marguerite n’était point venue. – Ma petite, lui dit un jour une de ses amies, regarde-moi. Je ne suis pas jeune, je ne suis ni belle ni laide, l’esprit que l’on m’accorde est une mosaïque faite avec les mots de tout le monde, et je n’aimerais pas qu’on pénétrât de trop bonne heure dans mon cabinet de toilette. Eh bien ! j’ai trente mille livres de rente, deux chevaux et trois domestiques. Le petit baron Benjamin se ruine pour moi, et je le laisse faire. À ton âge j’étais comme toi. Il faut prendre un parti, il faut te lancer. – Je le voudrais bien, répondit Marguerite, mais comment ? – Ma chère, reprit la vieille hétaïre, souviens-toi que les hommes de notre temps demandent à une femme tout ce qui n’est pas de la vertu. Sois bonne fille, économe, rangée, adopte un garçon qui gaspille sa fortune, fais-lui payer ses dettes, vis en pot au feu avec lui ; et tu peux être certaine qu’il te quittera pour se marier avec quelque laideron de province. Ruine-le, au contraire, laisse-le se brûler la cervelle, au besoin, et le lendemain il te pleuvra des déclarations et tu verras arriver à la file dix millionnaires armés de lingots. – Mais, dit naïvement Marguerite, pour ruiner un homme, encore faut-il qu’il ait de l’argent ! et où le trouver ? – Nous le trouverons. – Où cela ? demanda Marguerite. – À Bade, nous partons ce soir. – Mais je n’ai pas le sou. – Je te prêterai cinq mille francs. – Mais je ne puis pas quitter Adolphe comme ça… – Pars sans lui rien dire, il se consolera comme il pourra. – Ah ! c’est qu’il m’aime bien ! – L’essentiel est que tu ne l’aimes pas. À la suite de cette conversation édifiante, Marguerite partit pour Bade. Huit jours après, un soir, ivre morte de vin du Rhin, elle fit sauter la banque. – Ma chère, lui dit alors le Mentor femelle, si tu as la force de revenir à Paris, de louer un premier étage rue de la Chaussée-d’Antin, d’avoir trois chevaux à l’écurie, et de repousser impitoyablement l’amour de tout le monde pendant six mois, ta fortune est faite. Il faut dire à la louange de Marguerite que si la fortune venait tard, elle lui fit néanmoins bon accueil et se montra digne de sa nouvelle position. Elle revint à Paris avec cent trois mille francs, paya ses dettes mesquines, se meubla un appartement splendide, et parut aux courses d’automne dans un dog-cart attelé en tandem qu’elle conduisait elle-même. Les journaux avaient annoncé son triomphe à Bade ; elle était désormais classée. Le jeune homme abandonné, Adolphe, revint et essaya de rentrer dans la place. – Mon chien aimé, lui dit Marguerite, quand je serai tout à fait posée, tu repasseras et tu seras le chéri de mon cœur. Mais pour l’instant file ton chemin et ne faisons pas de bêtises. Cette dernière rupture opérée avec le passé, Marguerite devint Aspasie, – et le jour où Aspasie donnait un bal, elle était une des sept ou huit femmes à la mode qui suivent les courses de la Marche et de Chantilly, assistent aux premières représentations avec cent mille écus de diamants au cou et aux bras, et protègent les journalistes et les gens de lettres… qui veulent bien se laisser protéger. Aspasie avait alors trente-six ans. Son bal avait été fort beau. La finance et l’administration s’y étaient coudoyées, la presse y avait envoyé une députation et les arts s’y étaient trouvés représentés. Tout cela au masculin, bien entendu. En revanche, les plus jolies actrices de Paris, quelques célébrités du turf, quelques reines de la pénombre amoureuse. On avait soupé à deux heures ; plusieurs intrigues s’étaient nouées entre la dernière polka et le buisson d’écrevisses. En revanche, il y avait eu deux ruptures, une bouderie et un coup d’éventail, au sujet duquel un jeune officier et un non moins jeune auditeur s’étaient promis de se couper la gorge le lendemain. La fin du souper avait été le signal du départ. Seuls, les intimes étaient restés, divisés en deux camps. Le premier s’était emparé du jardin d’hiver, une serre délicieuse, où il y avait des arbustes de cinq mille francs, et y avait dressé la table du lansquenet de rigueur. L’autre s’était groupé autour d’Aspasie. Cette femme qui, dix années auparavant, mangeait dans de la faïence, portait des lettres dans de méchants vaudevilles et faisait faire sa photographie, avait maintenant une telle réputation de bon goût et d’esprit, de luxe athénien et d’instincts élevés, que la demi-douzaine de femmes et la douzaine d’hommes qui venaient de se claquemurer avec elle dans sa chambre à coucher, étaient à eux tous comme un résumé délicat de la célébrité parisienne. Il y avait un grand peintre, un compositeur célèbre, un agent de change ; un banquier illustre, un romancier connu, un poète qui cherchait à le devenir, un Américain millionnaire, un Russe qui se vantait d’avoir toutes les cheminées de son château en jade vert. Parmi les femmes, il y avait une soubrette de Marivaux, une comédienne qui avait joué le rôle d’enfant prodige, une vraie comtesse réfugiée au pays de l’amour vénal, et une superbe fille taillée à l’antique, qui avait dix-neuf ans, une beauté de bouchère et pour cent mille francs de diamants à ses poignets et à ses oreilles, que lui avait attachés un homme de la Bourse, appelé Luxor et qui s’efforçait de justifier son nom égyptien par une prodigalité orientale. Les amants de ces dames n’étant plus là, Aspasie résuma la situation en ces termes : – Mes chères belles et mes bons amis, les gens ennuyeux sont partis, fermons les portes, de peur qu’ils ne reviennent, et causons un peu du phénix. – Comment ! dit le peintre qui n’avait jamais pu se défaire de sa rage du calembour, tu veux nous faire assurer ? – Il n’est pas question de la compagnie d’assurances le Phénix, répondit Aspasie, mais de ce je ne sais quoi qui est le mobile du monde, l’essieu sur lequel tourne la terre, la chose dont tout le monde parle à tort et à travers, rare comme l’oiseau égyptien, et que personne ne peut définir. – Mais tu parles de l’amour ! dit la soubrette. – Justement. – Mes enfants, dit l’agent de change, ne vous embarquez pas, je vous prie, vous qui êtes les prêtresses du plaisir, dans ce rôle de Vestales essayant de définir le feu sacré. – Homme grave, répondit Aspasie, je sais ce que vous allez nous dire : « Les créatures comme nous ne comprennent pas l’amour… » Et voici sur quoi, mon bon ami, vous allez baser votre théorie : « Nous sommes des femmes vénales ; pour que nous aimions, il nous faut des cachemires, des dentelles, des pierreries et du bois de rose ; le huit-ressorts couronne nos feux. » – Sans doute, dit l’homme grave. – « La femme du monde, au contraire, allez-vous nous dire, aime par amour ; elle est pleine d’abnégation, elle élève ses enfants, c’est l’ange du foyer, la joie de la maison, l’étoile qui protège le navire. » Là, est-ce bien cela ? – Parfaitement. – Mais alors, reprit Aspasie, pourquoi venez-vous ici ? – Ah ! soupira le banquier, qui avait trois filles à marier dont la plus jeune avait deux ans de plus que sa maîtresse, Antonia la Rousse ; c’est la corruption du siècle qui en est la cause. – Vous vous trompez, mon bon ami, et je vais vous le prouver. D’abord vos femmes vous aiment par amour, soit ; mais à la condition qu’elles auront chevaux, cachemires et bijoux, que la couturière aura carte blanche, et qu’elles allaiteront leurs enfants entre deux polkas et un concert spirituel. Je ne pense pas que tout cela soit gratis. En outre, vous ne pouvez pas envoyer leurs mères dîner, comme les nôtres, à la cuisine ; vous ne demandez pas des pantoufles chez elles si vos bottes vous blessent, vous vous levez de table pour aller fumer, et le jour où il vous plairait de sommeiller de corps et d’esprit au coin du feu, un bon cigare aux lèvres et un bon dîner dans l’estomac, vous faites votre barbe à la hâte, vous chaussez la cravate blanche et le zéphyr et vous montez à côté de votre cocher, sur le siège du coupé trois-quarts qui renferme votre femme et ses dix-sept jupons ; vous la conduisez dans le monde, et pendant quatre heures, tandis qu’elle danse avec six douzaines de cupidons à moustaches, vous causez de la question romaine, qui ne vous intéresse guère, avec une vieille femme, ou du dernier discours prononcé sur la question du sucre, vous qui n’en avez jamais mis dans votre café. Et alors vous vous dites en soupirant : « Ah ! que j’étais plus heureux quand j’étais avec Madeleine, ou avec Hortensia, ou encore avec cette vaporeuse Mélanie qui trouvait que je n’étais pas poétique. » – Tu siffles bien, chère vipère ! dit le peintre qui avait écouté la tirade d’Aspasie tout d’une haleine et en oubliant de rejeter la fumée de sa cigarette. – Réponds-moi, si tu l’oses, dit Aspasie avec un sérieux du dernier bouffon. – Je sais bien, reprit le peintre, que nous avons l’air de donner raison à ta morale, puisque nous sommes ici ; mais puisque tu nous as parlé de nos ennuis d’intérieur, laisse-moi te parler de nos souffrances à nous tous qui avons eu le malheur de mettre le pied dans cet enfer qu’on nomme le monde galant. Avons-nous jamais une femme à nous ? – Jamais, dit Aspasie ; cela est vrai. – Il semble que nous avons réalisé notre cœur, comme une fortune qui était bien solide, en actions industrielles que nous plaçons dans une maison de banque toujours prêle à déposer son bilan. Nous vous donnons des turquoises, il vous faut des diamants ; nous vous achetons des hôtels, vous soupirez après des palais. – C’est votre faute, répondit Aspasie. L’homme ressemble un peu à une rivière qui aurait deux courants contraires. Vos deux courants se nomment la tête et le cœur. Le cœur est jaloux, la tête vaniteuse. – Tenez, regardez-moi, j’ai trente-six ans ; et je ne dédaigne ni les artifices de la toilette, ni les secours du cold-cream et de la poudre de riz. Quand j’avais vingt ans, de l’acajou pour mobilier, ma beauté au grand complet, des robes à soixante francs, et les voitures publiques pour équipage, êtes-vous venus me dire : Je veux une femme à moi ? Regardez Cydalise, une toquée, qui l’an dernier avait plus d’adorateurs enchaînés à son Maïl-Coch que le collier à triple tour que voilà n’a de perles. Elle s’est amourachée d’un poète, et de ses alexandrins, elle a tout vendu, elle a tout lavé, comme nous disons. La saluez-vous, maintenant ? – Moi, dit le Russe, dont toutes les cheminées étaient en jade vert, j’estime qu’Aspasie a raison. Cependant… – Ah ! fit Aspasie, voyons la réticence moscovite. – Je trouve que les Turcs sont plus sages que nous. – Pourquoi ? – Ils achètent leurs femmes en toute propriété. – Mais ils les enferment, et cela ne ferait pas votre affaire. Car il faut bien le dire, vous nous aimez pour notre beauté, notre esprit, nos instincts d’aventures ; mais à la condition que vous nous montrerez, qu’on répétera nos mots, et que nos folies passées et même présentes arrondiront notre scandaleuse réputation. Or, mes bons messieurs, si l’on vous disait : Eh bien ! je t’aime et n’aime que toi, tu vas m’enfermer comme une recluse, ma prison deviendra un royaume dont tu seras l’autocrate ; nous irons vivre, si tu veux, en province, à l’étranger, dans un coin, où nul ne saura rien du passé, et où nous contemplerons l’avenir en souriant, vous nous répondriez : Mais c’est presque un mariage que tu me proposes là ! j’aime autant épouser ma cousine, qui a deux cent mille francs de dot, une famille et sa vertu ! Et vous auriez raison, car vous autres, les turfistes de l’amour, vous savez très bien que le cheval anglais sur lequel vous vous faites admirer au bois serait un fort mauvais cheval de chasse, et quand vous retournez dans vos terres, vous vous cherchez une bonne pouliche normande ou bretonne et une bonne héritière aux mains rouges qui vous donnera un enfant tous les dix mois. – Tout cela est fort bien, dit le peintre, mais tu parles pour ceux qui ont des terres ; mais nous, les artistes, qui n’avons que notre talent, crois-tu que nous n’aimerions pas trouver une femme intelligente à qui nous pardonnerions le passé, en échange de la science de la vie, qu’elle nous apporterait. Car il faut bien le dire, ajouta-t-il en souriant, nous sommes de grands enfants qui avons besoin d’une femme forte, et, les femmes fortes, où les trouve-t-on d’ordinaire ? – On ne les trouve que chez nous, dit modestement Aspasie. – Et quand on les a trouvées, elles vous glissent des doigts. Car, vois-tu, ma fille, reprit l’artiste, c’est affreux de se dire : Voilà une femme qui est devenue toute ma vie, pour qui j’ai travaillé, lutté, grandi… et elle peut me quitter un jour ? Une heure sonnera où elle aura cessé de venir dans mon atelier, où je la rencontrerai, et où elle me saluera comme un indifférent. – C’est vrai, dit Aspasie, mais alors épousez-nous… L’agent de change reprit la parole : – Les théories n’ont jamais rien prouvé. Il y a autant de vrai que de faux dans tout ce que vous venez de dire. Le vrai monde et celui qui ne l’est pas se valent ; ils ont tour à tour leurs heures d’égoïsme et de dévouement, d’hypocrisie et de franchise, de grandeur et de petitesse. Vous parlez des femmes qui se dévouent à leurs maris et des maîtresses qui ruinent leurs amants ; pourquoi ne nous parleriez-vous pas aussi des maris réduits au désespoir par leurs femmes et des amants sauvés par leurs maîtresses. Tenez, parmi nous, à l’heure où je parle, en dépit des railleries d’Aspasie, il y a des cœurs qui battent, des passions qui fermentent, et je vous fais un pari, c’est, qu’avant un an, il y aura eu un drame réel dans notre cercle intime de ce soir. Lequel, je ne sais, mais je parierais volontiers pour un grand amour, un ou deux duels, un désespoir et un mariage. – Comment, dit Aspasie, l’un de vous épouserait l’une de nous ? – Peut-être bien. – Et l’un de vous en tuerait un autre. – C’est possible. – S’il en est ainsi, je ferme ma maison. – Tu auras raison, dit le banquier en montrant du doigt les bougies qui commençaient à casser les bobèches, car il est sept heures du matin. – Mon cher financier, dit alors la femme du monde qui n’en était plus, vous avez oublié quelque chose dans vos prédictions. – C’est juste, madame. Vous pouvez vous remettre avec votre mari. – Il y songe, en pensant à l’héritage de ma tante qui aura de la peine à passer l’automne. Elle disait cela en jouant de son éventail avec le laisser-aller et la grâce d’une marquise castillane. La belle cauchoise, la femme aux diamants qui portait la livrée de M. Luxor lui dit : – Et moi, je saurai jouer de l’éventail comme vous, madame. – Ah ! ma petite, dit la réfugiée, voilà qui est tout à fait impossible, le jeu de l’éventail ne s’apprend pas, il se transmet. La cauchoise se mit à rire, ce qui était une preuve qu’elle n’avait pas senti la griffe de la grande dame. Et elle se leva pour partir. – Voulez-vous que je vous accompagne ? dit l’agent de change. – Vous aimez le fruit vert ? lui dit Aspasie en souriant. Le financier soupira et dit : – J’ai cinquante-deux ans, et je les porte, à mes heures. – Pas aujourd’hui, dit la comédienne enfant prodige. Les hôtes d’Aspasie se levèrent et partirent un à un. Trois personnes seules restèrent encore. D’abord le Russe, ensuite le romancier qui se nommait Gérard, et la soubrette qui n’était autre que Juliette. – Voulez-vous que nous allions déjeuner à Madrid, leur dit Aspasie. – Non, répondit Juliette, je n’ai pas faim, et j’ai envie de pleurer, moi dont le métier est de faire rire. En effet, à la lueur des dernières bougies de la cheminée, une larme étincela dans les yeux de la jeune femme. – Quel âge as-tu ? demanda Aspasie. – Vingt-huit ans. – As-tu aimé ? – Oui. – As-tu souffert ? – Pas beaucoup. – Aimes-tu encore ? – Non. – Souffres-tu ? – Énormément, j’ai la douleur du vide… Le Russe se mit à genoux : – Madame, dit-il, voulez-vous venir à Pétersbourg. Je vous donnerai un palais sur la Néva et je serai votre esclave. – Non, répondit Juliette, j’aime mieux vivre à Paris et être aimée. – Madame, dit Gérard qui se mit à son tour à deux genoux devant l’actrice, je ne suis qu’un pauvre diable, mais je vous aime assez pour vous épouser. Juliette le regarda et lui dit : – Comment pouvez-vous m’aimer autant, vous qui ne me connaissez que depuis une heure ? – Vous vous trompez, répondit Gérard, je vous aime depuis six ans. – Vous m’avez donc déjà vue ? – Oui, au bal du Gymnase. Un souvenir éclaira le cerveau de Juliette. – Ah ! dit-elle, c’était donc vous ? Il lui baisa les mains et ajouta : – Ne m’aviez-vous pas dit : attendons ? Juliette se leva vivement : – Vous me faites peur, dit-elle, je vous défends de me suivre. Et elle s’enfuit, plutôt qu’elle ne sortit, serrant la main d’Aspasie et souhaitant le bonsoir au Russe. Gérard demeura un moment immobile, puis il se leva à son tour et sortit. – Voilà un garçon qui n’a pas perdu sa nuit, murmura Aspasie. Comme elle disait cela, elle vit le Russe qui pâlissait. – À quoi songez-vous ? lui demanda-t-elle. – Je songe, répondit-il, à un suicide qui ne soit pas affreusement vulgaire. – Comment ! dit Aspasie, vous aimez Juliette à ce point ? – Au point de me tuer. J’ai envie d’aller chercher une balle au Caucase. – Mon cher, dit gravement Aspasie, je vois que vous êtes très malade, mais je suis un bon médecin, croyez-moi. – Ah ! dit le Russe tout frémissant d’espoir. – Quel âge avez-vous ? – Trente-quatre ans. – Quelle est votre fortune ? – Je n’en sais rien. Je ne peux pas dépenser mes revenus. – Eh bien ! dit tranquillement Aspasie, revenez me voir… Il y a toujours dans la vie d’une femme une heure où elle s’ennuie. – Mais elle aime ce jeune homme ! – Tant mieux, car il est toujours plus facile d’avoir une femme qui aime qu’une femme qui n’aime pas. – Ah ! murmura le Russe vous êtes impie, en disant cela. – Eh bien ! soyez patient, et on vous donnera tout, grand enfant ! Et Aspasie se mit au lit, après le départ du prince, en se disant : – Cette folle de Juliette. Ah ! je vais tâcher qu’elle ne fasse pas trop d’enfantillages ! À son âge on devient sérieuse !
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