CHAPITRE I - Tansonville-2

4043 Words
Un autre jour je revins à la charge et demandai encore à Gilberte si Albertine aimait les femmes. « Oh ! pas du tout. – Mais vous disiez autrefois qu’elle avait mauvais genre. – J’ai dit cela moi, vous devez vous tromper. En tout cas si je l’ai dit, – mais vous faites erreur – je parlais au contraire d’amourettes avec des jeunes gens. À cet âge-là du reste cela n’allait d’ailleurs probablement pas bien loin. » Gilberte disait-elle cela pour me cacher qu’elle-même, selon ce qu’Albertine m’avait dit, aimait les femmes et avait fait à Albertine des propositions. Ou bien (car les autres sont souvent plus renseignés sur notre vie que nous ne croyons) savait-elle que j’avais aimé, que j’avais été jaloux d’Albertine et (les autres pouvant savoir plus de vérité que nous ne croyons, mais l’étendre aussi trop loin et être dans l’erreur par des suppositions excessives, alors que nous les avions espérés dans l’erreur par l’absence de toute supposition) s’imaginait-elle que je l’étais encore et me mettait-elle sur les yeux, par bonté, ce bandeau qu’on a toujours tout prêt pour les jaloux ? En tout cas, les paroles de Gilberte depuis « le mauvais genre » d’autrefois jusqu’au certificat de bonne vie et mœurs d’aujourd’hui suivaient une marche inverse des affirmations d’Albertine qui avait fini presque par avouer des demi-rapports avec Gilberte. Albertine m’avait étonné en cela, comme sur ce que m’avait dit Andrée, car pour toute cette petite b***e j’avais d’abord cru avant de la connaître à sa perversité, je m’étais rendu compte de mes fausses suppositions comme il arrive si souvent quand on trouve une honnête fille et presque ignorante des réalités de l’amour dans le milieu qu’on avait cru à tort le plus dépravé. Puis j’avais refait le chemin en sens contraire, reprenant pour vraies mes suppositions du début. Mais peut-être Albertine avait-elle voulu me dire cela pour avoir l’air plus expérimentée qu’elle n’était et pour m’éblouir à Paris du prestige de sa perversité comme la première fois à Balbec par celui de sa vertu. Et tout simplement, quand je lui avais parlé des femmes qui aimaient les femmes, pour ne pas avoir l’air de ne pas savoir ce que c’était, comme dans une conversation on prend un air entendu si on parle de Fourrier ou de Tobolsk encore qu’on ne sache pas ce que c’est. Elle avait peut-être vécu près de l’amie de Mlle Vinteuil et d’Andrée, séparée par une cloison étanche d’elles qui, croyaient qu’elle n’en était pas, ne s’était renseignée ensuite – comme une femme qui épouse un homme de lettres cherche à se cultiver – qu’afin de me complaire en se faisant capable de répondre à mes questions, jusqu’au jour où elle avait compris qu’elles étaient inspirées par la jalousie et où elle avait fait machine en arrière, à moins que ce ne fût Gilberte qui me mentît. L’idée me vint que c’était pour avoir appris d’elle, au cours d’un flirt qu’il aurait conduit dans le sens qui l’intéressait, qu’elle ne détestait pas les femmes, que Robert l’avait épousée, espérant des plaisirs qu’il n’avait pas dû trouver chez lui puisqu’il les prenait ailleurs. Aucune de ces hypothèses n’était absurde, car chez des femmes comme la fille d’Odette ou les jeunes filles de la petite b***e, il y a une telle diversité, un tel cumul de goûts alternants, si même ils ne sont pas simultanés, qu’elles passent aisément d’une liaison avec une femme à un grand amour pour un homme, si bien que définir le goût réel et dominant reste difficile. C’est ainsi qu’Albertine avait cherché à me plaire pour me décider à l’épouser, mais elle y avait renoncé elle-même à cause de mon caractère indécis et tracassier. C’était en effet sous cette forme trop simple que je jugeais mon aventure avec Albertine, maintenant que je ne voyais plus cette aventure que du dehors. Ce qui est curieux et ce sur quoi je ne puis m’étendre, c’est à quel point, vers cette époque-là, toutes les personnes qu’avait aimées Albertine, toutes celles qui auraient pu lui faire faire ce qu’elles auraient voulu, demandèrent, implorèrent, j’oserai dire mendièrent, à défaut de mon amitié, quelques relations avec moi. Il n’y aurait plus eu besoin d’offrir de l’argent à Madame Bontemps pour qu’elle me renvoyât Albertine. Ce retour de la vie se produisant quand il ne servait plus à rien, m’attristait profondément, non à cause d’Albertine, que j’eusse reçue sans plaisir si elle m’eût été ramenée, non plus de Touraine, mais de l’autre monde, mais à cause d’une jeune femme que j’aimais et que je ne pouvais arriver à voir. Je me disais que si elle mourait, ou si je ne l’aimais plus, tous ceux qui eussent pu me rapprocher d’elle tomberaient à mes pieds. En attendant, j’essayais en vain d’agir sur eux, n’étant pas guéri par l’expérience qui aurait dû m’apprendre – si elle apprenait jamais rien – qu’aimer est un mauvais sort comme ceux qu’il y a dans les contes contre quoi on ne peut rien jusqu’à ce que l’enchantement ait cessé. « Justement, reprit Gilberte, le livre que je tiens parle de ces choses. C’est un vieux Balzac que je pioche pour me mettre à la hauteur de mes oncles, la Fille aux yeux d’Or. Mais c’est absurde, invraisemblable, un beau cauchemar. D’ailleurs, une femme peut, peut-être, être surveillée ainsi par une autre femme, jamais par un homme. – Vous vous trompez, j’ai connu une femme qu’un homme qui l’aimait était arrivé véritablement à séquestrer ; elle ne pouvait jamais voir personne, et sortait seulement avec des serviteurs dévoués. – Eh bien, cela devrait vous faire horreur à vous qui êtes si bon. Justement nous disions avec Robert que vous devriez vous marier. Votre femme vous guérirait et vous feriez son bonheur. – Non, parce que j’ai trop mauvais caractère. – Quelle idée ! – Je vous assure ! J’ai du reste été fiancé, mais je n’ai pas pu. » Je ne voulus pas emprunter à Gilberte La Fille aux yeux d’Or puisqu’elle le lisait. Mais elle me prêta, le dernier soir que je passai chez elle, un livre qui me produisit une impression assez vive et mêlée. C’était un volume du journal inédit des Goncourt. J’étais triste ce dernier soir en remontant dans ma chambre de penser que je n’avais pas été une seule fois revoir l’église de Combray qui semblait m’attendre au milieu des verdures dans une fenêtre toute violacée. Je me disais : « Tant pis, ce sera pour une autre année si je ne meurs pas d’ici, là », ne voyant pas d’autre obstacle que ma mort et n’imaginant pas celle de l’église qui me semblait devoir durer longtemps après ma mort comme elle avait duré longtemps avant ma naissance. Quand, avant d’éteindre ma bougie, je lus le passage que je transcris plus bas, mon absence de disposition pour les lettres, pressentie jadis du côté de Guermantes, confirmée durant ce séjour dont c’était le dernier soir – ce soir des veilles de départ où l’engourdissement des habitudes qui vont finir cessant, on essaie de se juger – me parut quelque chose de moins regrettable, comme si la littérature ne révélait pas de vérité profonde, et en même temps il me semblait triste que la littérature ne fût pas ce que j’avais cru. D’autre part, moins regrettable me semblait l’état maladif qui allait me confiner dans une maison de santé, si les belles choses dont parlent les livres n’étaient pas plus belles que ce que j’avais vu. Mais par une contradiction bizarre, maintenant que ce livre en parlait, j’avais envie de les voir. Voici les pages que je lus jusqu’à ce que la fatigue me fermât les yeux : « Avant-hier tombe ici, pour m’emmener dîner chez lui, Verdurin, l’ancien critique de la Revue, l’auteur de ce livre sur Whistler où vraiment le faire, le coloriage artiste de l’original Américain est souvent rendu avec une grande délicatesse par l’amoureux de tous les raffinements, de toutes les joliesses de la chose peinte qu’est Verdurin. Et tandis que je m’habille pour le suivre, c’est, de sa part, tout un récit où il y a par moments, comme l’épellement apeuré d’une confession sur le renoncement à écrire aussitôt après son mariage avec la « Madeleine » de Fromentin, renoncement qui serait dû à l’habitude de la morphine et aurait eu cet effet au dire de Verdurin, que la plupart des habitués du salon de sa femme, ne sachant même pas que le mari eût jamais écrit, lui parlaient de Charles Blanc, de Saint-Victor, de Sainte-Beuve, de Burty, comme d’individus auxquels ils le croyaient, lui, tout à fait inférieur. « Voyons, vous Goncourt, vous savez bien et Gautier le savait aussi que mes salons étaient autre chose que ces piteux Maîtres d’autrefois crus un chef-d’œuvre dans la famille de ma femme. » Puis, par un crépuscule où il y a près des tours du Trocadéro comme le dernier allumement d’une lueur qui en fait des tours absolument pareilles aux tours enduites de gelée de groseille des anciens pâtissiers, la causerie continue dans la voiture qui doit nous conduire quai Conti où est leur hôtel que son possesseur prétend être l’ancien hôtel des Ambassadeurs de Venise et où il y aurait un fumoir dont Verdurin me parle comme d’une salle transportée telle quelle, à la façon des Mille et une Nuits, d’un célèbre palazzo, dont j’oublie le nom, palazzo à la margelle du puits représentant un couronnement de la Vierge que Verdurin soutient être absolument du plus beau Sansovino et qui servirait pour leurs invités, à jeter la cendre de leurs cigares. Et ma foi, quand nous arrivons, dans le glauque et le diffus d’un clair de lune vraiment semblable à ceux dont la peinture classique abrite Venise, et sur lequel la coupole silhouettée de l’Institut fait penser à la Salute dans les tableaux de Guardi, j’ai un peu l’illusion d’être au bord du Grand Canal. L’illusion est entretenue par la construction de l’hôtel où du premier étage on ne voit pas le quai et par le dire évocateur du maître de maison affirmant que le nom de la rue du Bac – du diable si j’y avais jamais pensé – viendrait du bac sur lequel des religieuses d’autrefois, les Miramiones, se rendaient aux offices de Notre-Dame. Tout un quartier où a flâné mon enfance quand ma tante de Courmont l’habitait et que je me prends à « raimer » en retrouvant, presque contigu à l’hôtel des Verdurin, l’enseigne du « Petit Dunkerque », une des rares boutiques survivant ailleurs que vignettées dans le crayonnage et les frottis de Gabriel de Saint-Aubin où le XVIIIe siècle curieux venait asseoir ses moments d’oisiveté pour le marchandage des jolités françaises et étrangères et « tout ce que les arts produisent de plus nouveau », comme dit une facture de ce petit Dunkerque, facture dont nous sommes seuls je crois, Verdurin et moi, à posséder une épreuve et qui est bien un des volants chefs-d’œuvre de papier ornementé sur lequel le règne de Louis XV faisait ses comptes, avec son en-tête représentant une mer toute vagueuse, chargée de vaisseaux, une mer aux vagues ayant l’air d’une illustration de l’Édition des Fermiers Généraux de l’Huître et des Plaideurs. La maîtresse de la maison qui va me placer à côté d’elle me dit aimablement avoir fleuri sa table rien qu’avec des chrysanthèmes japonais, mais des chrysanthèmes disposés en des vases qui seraient de rarissimes chefs-d’œuvre, l’un entre autres fait de bronze sur lequel des pétales en cuivre rougeâtre sembleraient être la vivante effeuillaison de la fleur. Il y a là Cottard, le docteur et sa femme, le sculpteur polonais Viradobetski, Swann le collectionneur, une grande dame russe, une princesse au nom en or qui m’échappe et Cottard me souffle à l’oreille que c’est elle qui aurait tiré à bout portant sur l’archiduc Rodolphe et d’après qui j’aurais en Galicie et dans tout le nord de la Pologne une situation absolument exceptionnelle, une jeune fille ne consentant jamais à promettre sa main sans savoir si son fiancé est un admirateur de la Faustin. « Vous ne pouvez pas comprendre cela, vous autres Occidentaux, jette en manière de conclusion la princesse qui me fait l’effet ma foi d’une intelligence tout à fait supérieure, cette pénétration par un écrivain de l’intimité de la femme ». Un homme au menton et aux lèvres rasés, aux favoris de maître d’hôtel, débitant sur un ton de condescendance des plaisanteries de professeur de seconde qui fraye avec les premiers de sa classe pour la Saint-Charlemagne et c’est Brichot, l’universitaire. À mon nom prononcé par Verdurin il n’a pas une parole qui marque qu’il connaisse nos livres et c’est en moi un découragement colère éveillé par cette conspiration qu’organise contre nous la Sorbonne, apportant jusque dans l’aimable logis où je suis fêté la contradiction, l’hostilité d’un silence voulu. Nous passons à table et c’est alors un extraordinaire défilé d’assiettes qui sont tout bonnement des chefs-d’œuvre de l’art du porcelainier, celui dont, pendant un repas délicat, l’attention chatouillée d’un amateur, écoute le plus complaisamment le bavardage artiste – des assiettes de Yung-Tsching à la couleur capucine de leurs rebords, au bleuâtre, à l’effeuillé turgide de leurs iris d’eau, à la traversée vraiment décoratoire, par l’aurore d’un vol de martins-pêcheurs et de grues, aurore ayant tout à fait ces tons matutinaux qu’entreregarde quotidiennement, boulevard Montmorency, mon réveil – des assiettes de Saxe plus mièvres dans le gracieux de leur faire, à l’endormement, à l’anémie de leurs roses tournées au violet, au déchiquetage lie-de-vin d’une tulipe, au rococo d’un œillet ou d’un myosotis, des assiettes de Sèvres engrillagées par le fin guillochis de leurs cannelures blanches, verticillées d’or, ou que noue, sur l’à-plat crémeux de la pâte, le galant relief d’un ruban d’or, enfin toute une argenterie où courent ces myrtes de Luciennes que reconnaîtrait la Dubarry. Et ce qui est peut-être aussi rare, c’est la qualité vraiment tout à fait remarquable des choses qui sont servies là-dedans, un manger finement mijoté, tout un fricoté comme les Parisiens, il faut le dire bien haut, n’en ont jamais dans les plus grands dîners, et qui me rappelle certains cordons bleus de Jean d’Heurs. Même le foie gras n’a aucun rapport avec la fade mousse qu’on sert habituellement sous ce nom, et je ne sais pas beaucoup d’endroits où la simple salade de pommes de terre est faite ainsi de pommes de terre ayant la fermeté de bouton d’ivoire japonais, le patiné de ces petites cuillers d’ivoire avec lesquelles les Chinoises versent l’eau sur le poisson qu’elles viennent de pêcher. Dans le verre de Venise que j’ai devant moi, une riche bijouterie de rouges est mise par un extraordinaire Léoville acheté à la vente de M. Montalivet et c’est un amusement pour l’imagination de l’œil et aussi, je ne crains pas de le dire, pour l’imagination de ce qu’on appelait autrefois la gueule, de voir apporter une barbue qui n’a rien des barbues pas fraîches qu’on sert sur les tables les plus luxueuses et qui ont pris dans les retards du voyage le modelage sur leur dos de leurs arêtes, une barbue qu’on sert non avec la colle à pâte que préparent sous le nom de sauce blanche, tant de chefs de grande maison, mais avec de la véritable sauce blanche, faite avec du beurre à cinq francs la livre, de voir apporter cette barbue dans un merveilleux plat Tching-Hon traversé par les pourpres rayages d’un coucher de soleil sur une mer où passe la navigation drolatique d’une b***e de langoustes, au pointillis grumeleux, si extraordinairement rendu qu’elles semblent avoir été moulées sur des carapaces vivantes, plat dont le marlî est fait de la pêche à la ligne par un petit Chinois d’un poisson qui est un enchantement de nacreuse couleur par l’argentement azuré de son ventre. Comme je dis à Verdurin le délicat plaisir que ce doit être pour lui que cette raffinée mangeaille dans cette collection comme aucun prince n’en possède à l’heure actuelle derrière ses vitrines : « On voit bien que vous ne le connaissez pas, me jette mélancoliquement la maîtresse de maison, et elle me parle de son mari comme d’un original maniaque, indifférent à toutes ces jolités, un maniaque, répète-t-elle, oui, absolument cela, un maniaque qui aurait plutôt l’appétit d’une bouteille de cidre, bue dans la fraîcheur un peu encanaillée d’une ferme normande. » Et la charmante femme à la parole vraiment amoureuse des colorations d’une contrée, nous parle avec un enthousiasme débordant de cette Normandie qu’ils ont habitée, une Normandie qui serait un immense parc anglais, à la fragrance de ses hautes futaies à la Lawrence, au velours cryptomeria, dans leur bordure porcelainée d’hortensias roses, de ses pelouses naturelles, au chiffonnage de roses soufre dont la retombée sur une porte de paysans où l’incrustation de deux poiriers enlacés simule une enseigne tout à fait ornementale, à la libre retombée d’une branche fleurie dans le bronze d’une applique de Gouthière, une Normandie qui serait absolument insoupçonnée des Parisiens en vacances et que protège la barrière de chacun de ses clos, barrières que les Verdurin me confessent ne pas s’être fait faute de lever toutes. À la fin du jour, dans un éteignement sommeilleux de toutes les couleurs où la lumière ne serait plus donnée que par une mer presque caillée ayant le bleuâtre du petit lait – mais non, rien de la mer que vous connaissez, proteste ma voisine frénétiquement en réponse à mon dire que Flaubert nous avait menés mon frère et moi à Trouville, rien, absolument rien, il faudra venir avec moi, sans cela vous ne saurez jamais – ils rentraient, à travers les vraies forêts en fleurs de tulle rose que faisaient les rhododendrons, tout à fait grisés par l’odeur des jardineries qui donnaient au mari d’abominables crises d’asthme, oui, insista-t-elle, c’est cela, de vraies crises d’asthme. Là-dessus, l’été suivant, ils revenaient, logeant toute une colonie d’artistes dans une admirable habitation moyenâgeuse que leur faisait un cloître ancien loué par eux, pour rien. Et ma foi, en entendant cette femme qui, en passant par tant de milieux vraiment distingués, a gardé pourtant dans sa parole un peu de la verdeur de la parole d’une femme du peuple, une parole qui vous montre les choses avec la couleur que votre imagination y voit, l’eau me vient à la bouche de la vie qu’elle me confesse avoir menée là-bas, chacun travaillant dans sa cellule, et où dans le salon, si vaste qu’il possédait deux cheminées, tout le monde venait avant le déjeuner pour des causeries tout à fait supérieures, mêlées de petits jeux, me refaisant penser à celles qu’évoque ce chef-d’œuvre de Diderot, les lettres à Mademoiselle Volland. Puis, après le déjeuner, tout le monde sortait, même les jours de grains dans le coup de soleil, le rayonnement d’une ondée lignant de son filtrage lumineux les nodosités d’un magnifique départ de hêtres centenaires qui mettaient devant la grille le beau végétal affectionné par le XVIIIe siècle, et d’arbustes ayant pour boutons fleurissants dans la suspension de leurs rameaux des gouttes de pluie. On s’arrêtait pour écouter le délicat barbotis, énamouré de fraîcheur, d’un bouvreuil se baignant dans la mignonne baignoire minuscule de nymphembourg qu’est la corolle d’une rose blanche. Et comme je parle à Mme Verdurin des paysages et des fleurs de là-bas délicatement pastellisés par Elstir : « Mais c’est moi qui lui ai fait connaître tout cela, jette-t-elle avec un redressement colère de la tête, tout, vous entendez bien, tout, les coins curieux, tous les motifs, je le lui ai jeté à la face quand il nous a quittés, n’est-ce pas, Auguste ? tous les motifs qu’il a peints. Les objets, il les a toujours connus, cela il faut être juste, il faut le reconnaître. Mais les fleurs, il n’en avait jamais vues, il ne savait pas distinguer un althéa d’une passe-rose. C’est moi qui lui ai appris à reconnaître, vous n’allez pas me croire, à reconnaître le jasmin. » Et il faut avouer qu’il y a quelque chose de curieux à penser que le peintre des fleurs que les amateurs d’art nous citent aujourd’hui comme le premier, comme supérieur même à Fantin-Latour, n’aurait peut-être jamais, sans la femme qui est là, su peindre un jasmin. « Oui, ma parole, le jasmin ; toutes les roses qu’il a faites, c’est chez moi ou bien c’est moi qui les lui apportais. On ne l’appelait chez nous que Monsieur Tiche, demandez à Cottard, à Brichot, à tous les autres, si on le traitait ici en grand homme. Lui-même en aurait ri. Je lui apprenais à disposer ses fleurs, au commencement il ne pouvait pas en venir à bout. Il n’a jamais su faire un bouquet. Il n’avait pas de goût naturel pour choisir, il fallait que je lui dise : « Non, ne peignez pas cela, cela n’en vaut pas la peine, peignez ceci. » Ah ! s’il nous avait écoutés aussi pour l’arrangement de sa vie comme pour l’arrangement de ses fleurs et s’il n’avait pas fait ce sale mariage ! » Et brusquement, les yeux enfiévrés par l’absorption d’une rêverie tournée vers le passé, avec le nerveux taquinage, dans l’allongement maniaque de ses phalanges, du floche des manches de son corsage, c’est, dans le contournement de sa pose endolorie, comme un admirable tableau qui n’a je crois jamais été peint, et où se lirait toute la révolte contenue, toutes les susceptibilités rageuses d’une amie outragée dans les délicatesses, dans la pudeur de la femme. Là-dessus elle nous parle de l’admirable portrait qu’Elstir a fait pour elle, le portrait de la famille Collard, portrait donné par elle au Luxembourg au moment de sa brouille avec le peintre, confessant que c’est elle qui a donné au peintre l’idée de faire l’homme en habit pour obtenir tout ce beau bouillonnement du linge et qui a choisi la robe de velours de la femme, robe faisant un appui au milieu de tout le papillotage des nuances claires des tapis, des fleurs, des fruits, des robes de gaze des fillettes pareilles à des tutus de danseuses. Ce serait elle aussi qui aurait donné l’idée de ce coiffage, idée dont on a fait ensuite honneur à l’artiste, idée qui consistait en somme à peindre la femme, non pas en représentation, mais surprise dans l’intime de sa vie, de tous les jours. « Je lui disais, mais dans la femme qui se coiffe, qui s’essuie la figure, qui se chauffe les pieds, quand elle ne croit pas être vue, il y a un tas de mouvements intéressants, des mouvements d’une grâce tout à fait léonardesque ! » Mais sur un signe de Verdurin indiquant le réveil de ces indignations comme malsain pour la grande nerveuse que serait au fond sa femme, Swann me fait admirer le collier de perles noires porté par la maîtresse de la maison et achetées par elle, toutes blanches, à la vente d’un descendant de Mme de La Fayette à qui elles auraient été données par Henriette d’Angleterre, perles devenues noires à la suite d’un incendie qui détruisit une partie de la maison que les Verdurin habitaient dans une rue dont je ne me rappelle plus le nom, incendie après lequel fut retrouvé le coffret où étaient ces perles, mais devenues entièrement noires. « Et je connais le portrait de ces perles, aux épaules mêmes de Mme de La Fayette, oui, parfaitement, leur portrait, insista Swann devant les exclamations des convives un brin ébahis, leur portrait authentique, dans la collection du duc de Guermantes. » Une collection qui n’a pas son égale au monde, proclame-t-il, et que je devrais aller voir, une collection héritée par le célèbre duc qui était son neveu préféré, de Mme de Beausergent sa tante, de Madame de Beausergent, depuis Mme d’Hayfeld, la sœur de la marquise de Villeparisis et de la princesse de Hanovre. Mon frère et moi nous l’avons tant aimé autrefois sous les traits du charmant bambin appelé Basin, qui est bien en effet le prénom du duc. Là-dessus, le docteur Cottard, avec une finesse qui décèle chez lui l’homme tout à fait distingué, ressaute à l’histoire des perles et nous apprend que des catastrophes de ce genre produisent dans le cerveau des gens des altérations tout à fait pareilles à celles qu’on remarque dans la matière inanimée et cite d’une façon vraiment plus philosophique que ne feraient bien des médecins le propre valet de chambre de Mme Verdurin, qui dans l’épouvante de cet incendie où il avait failli périr, était devenu un autre homme, ayant une écriture tellement changée qu’à la première lettre que ses maîtres, alors en Normandie, reçurent de lui leur annonçant l’évènement, ils crurent à la mystification d’un farceur. Et pas seulement une autre écriture, selon Cottard, qui prétend que de sobre cet homme était devenu si abominablement pochard que Mme Verdurin avait été obligée de le renvoyer. Et la suggestive dissertation passa, sur un signe gracieux de la maîtresse de maison, de la salle à manger au fumoir vénitien dans lequel Cottard me dit avoir assisté à de véritables dédoublements de la personnalité, nous citant le cas d’un de ses malades qu’il s’offre aimablement à m’amener chez moi et à qui il suffisait qu’il touchât les tempes pour l’éveiller à une seconde vie, vie pendant laquelle il ne se rappelait rien de la première, si bien que, très honnête homme dans celle-là, il y aurait été plusieurs fois arrêté pour des vols commis dans l’autre où il serait tout simplement un abominable gredin. Sur quoi Mme Verdurin remarque finement que la médecine pourrait fournir des sujets plus vrais à un théâtre où la cocasserie de l’imbroglio reposerait sur des méprises pathologiques, ce qui, de fil en aiguille, amène Mme Cottard à narrer qu’une donnée toute semblable a été mise en œuvre par un amateur qui est le favori des soirées de ses enfants, l’Écossais Stevenson, un nom qui met dans la bouche de Swann cette affirmation péremptoire : « Mais c’est tout à fait un grand écrivain, Stevenson, je vous assure M. de Goncourt, un très grand, l’égal des plus grands. » Et comme sur mon émerveillement des plafonds à caissons écussonnés provenant de l’ancien palazzo Barberini, de la salle où nous fumons, je laisse percer mon regret du noircissement progressif d’une certaine vasque par la cendre de nos « londrès », Swann, ayant raconté que des taches pareilles attestent sur les livres ayant appartenu à Napoléon Ier, livres possédés, malgré ses opinions antibonapartistes, par le duc de Guermantes, que l’empereur chiquait, Cottard, qui se révèle un curieux vraiment pénétrant en toutes choses, déclare que ces taches ne viennent pas du tout de cela, mais là, pas du tout, insiste-t-il avec autorité, mais de l’habitude qu’il avait d’avoir toujours dans la main, même sur les champs de bataille, des pastilles de réglisse, pour calmer ses douleurs de foie. Car il avait une maladie de foie et c’est de cela qu’il est mort, conclut le docteur. »
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