CHAPITRE I - Tansonville-1

3141 Words
CHAPITRE I TansonvilleToute la journée, dans cette demeure de Tansonville un peu trop campagne qui n’avait l’air que d’un lieu de sieste entre deux promenades ou pendant l’averse, une de ces demeures où chaque salon a l’air d’un cabinet de verdure, et où sur la tenture des chambres, les roses du jardin dans l’une, les oiseaux des arbres dans l’autre, vous ont rejoints et vous tiennent compagnie – isolés du moins – car c’étaient de vieilles tentures où chaque rose était assez séparée pour qu’on eût pu si elle avait été vivante, la cueillir, chaque oiseau le mettre en cage et l’apprivoiser, sans rien de ces grandes décorations des chambres d’aujourd’hui où sur un fond d’argent, tous les pommiers de Normandie sont venus se profiler en style japonais, pour halluciner les heures que vous passez au lit, toute la journée je la passais dans ma chambre qui donnait sur les belles verdures du parc et les lilas de l’entrée, sur les feuilles vertes des grands arbres au bord de l’eau, étincelants de soleil et la forêt de Méséglise. Je ne regardais en somme tout cela avec plaisir que parce que je me disais, c’est joli d’avoir tant de verdure dans la fenêtre de ma chambre jusqu’au moment où dans le vaste tableau verdoyant, je reconnus, peint lui au contraire en bleu sombre, simplement parce qu’il était plus loin, le clocher de l’église de Combray, non pas une figuration de ce clocher, ce clocher lui-même, qui mettant ainsi sous mes yeux la distance des lieues et des années, était venu, au milieu de la lumineuse verdure et d’un tout autre ton, si sombre qu’il paraissait presque seulement dessiné, s’inscrire dans le carreau de ma fenêtre. Et si je sortais un moment de ma chambre, au bout du couloir j’apercevais, parce qu’il était orienté autrement, comme une b***e d’écarlate, la tenture d’un petit salon qui n’était qu’une simple mousseline mais rouge, et prête à s’incendier, si un rayon de soleil y donnait. Pendant nos promenades Gilberte me parlait de Robert comme se détournant d’elle, mais pour aller auprès d’autres femmes. Et il est vrai que beaucoup encombraient sa vie, et comme certaines camaraderies masculines pour les hommes qui aiment les femmes, avec ce caractère de défense inutilement faite et de place vainement usurpée qu’ont dans la plupart des maisons les objets qui ne peuvent servir à rien. Une fois que j’avais quitté Gilberte assez tôt, je m’éveillai au milieu de la nuit dans la chambre de Tansonville, et encore à demi endormi j’appelai : « Albertine ». Ce n’était pas que j’eusse pensé à elle, ni rêvé d’elle, ni que je la prisse pour Gilberte. Ma mémoire avait perdu l’amour d’Albertine, mais il semble qu’il y ait une mémoire involontaire des membres, pâle et stérile imitation de l’autre, qui vive plus longtemps comme certains animaux ou végétaux inintelligents vivent plus longtemps que l’homme. Les jambes, les bras, sont pleins de souvenirs engourdis. Une réminiscence éclose en mon bras m’avait fait chercher derrière mon dos la sonnette comme dans ma chambre de Paris. Et ne la trouvant pas, j’avais appelé : « Albertine » croyant que mon amie défunte était couchée auprès de moi, comme elle faisait souvent le soir et que nous nous endormions ensemble, comptant au réveil sur le temps qu’il faudrait à Françoise avant d’arriver, pour qu’Albertine pût sans imprudence tirer la sonnette que je ne trouvais pas. Robert vint plusieurs fois à Tansonville pendant que j’y étais. Il était bien différent de ce que je l’avais connu. Sa vie ne l’avait pas épaissi, comme M. de Charlus, tout au contraire, mais opérant en lui un changement inverse lui avait donné l’aspect désinvolte d’un officier de cavalerie – et bien qu’il eût donné sa démission au moment de son mariage – à un point qu’il n’avait jamais eu. Au fur et à mesure que M. de Charlus s’était alourdi, Robert (et sans doute il était infiniment plus jeune mais on sentait qu’il ne ferait que se rapprocher davantage de cet idéal avec l’âge), comme certaines femmes qui sacrifient résolument leur visage à leur taille et à partir d’un certain moment ne quittent plus Marienbad (pensant que, ne pouvant espérer garder à la fois plusieurs jeunesses, c’est encore celle de la tournure qui sera la plus capable de représenter les autres) était devenu plus élancé, plus rapide, effet contraire d’un même vice. Cette vélocité avait d’ailleurs diverses raisons psychologiques, la crainte d’être vu, le désir de ne pas sembler avoir cette crainte, la fébrilité qui naît du mécontentement de soi et de l’ennui. Il avait l’habitude d’aller dans certains mauvais lieux, où comme il aimait qu’on ne le vît ni entrer, ni sortir, il s’engouffrait pour offrir aux regards malveillants des passants hypothétiques le moins de surface possible, comme on monte à l’assaut. Et cette allure de coup de vent lui était restée. Peut-être aussi schématisait-elle l’intrépidité apparente de quelqu’un qui veut montrer qu’il n’a pas peur et ne veut pas se donner le temps de penser. Pour être complet il faudrait faire entrer en ligne de compte le désir, plus il vieillissait, de paraître jeune et même l’impatience de ces hommes, toujours ennuyés, toujours blasés, que sont les gens trop intelligents pour la vie relativement oisive qu’ils mènent et où leurs facultés ne se réalisent pas. Sans doute l’oisiveté même de ceux-là peut se traduire par de la nonchalance. Mais, surtout depuis la faveur dont jouissent les exercices physiques, l’oisiveté a pris une forme sportive, même en dehors des heures de sport et qui se traduit par une vivacité fébrile qui croit ne pas laisser à l’ennui le temps ni la place de se développer. Devenant beaucoup plus sec, il ne faisait presque plus preuve vis-à-vis de ses amis, par exemple vis-à-vis de moi, d’aucune sensibilité. Et en revanche il avait avec Gilberte des affectations de sensibleries, poussées jusqu’à la comédie, qui déplaisaient. Ce n’est pas qu’en réalité Gilberte lui fût indifférente. Non, Robert l’aimait. Mais il lui mentait tout le temps, et son esprit de duplicité, sinon le fond même de ses mensonges, était perpétuellement découvert. Et alors il ne croyait pouvoir s’en tirer qu’en exagérant dans des proportions ridicules, la tristesse réelle qu’il avait de peiner Gilberte. Il arrivait à Tansonville obligé, disait-il, de repartir le lendemain matin pour une affaire avec un certain Monsieur du pays qui était censé l’attendre à Paris et qui, précisément, rencontré dans la soirée près de Combray, dévoilait involontairement le mensonge au courant duquel Robert avait négligé de le mettre, en disant qu’il était venu dans le pays se reposer pour un mois et ne retournerait pas à Paris d’ici là. Robert rougissait, voyait le sourire mélancolique et fin de Gilberte, se dépêtrait – en l’insultant – du gaffeur, rentrait avant sa femme, lui faisait remettre un mot désespéré où il lui disait qu’il avait fait un mensonge pour ne pas lui faire de peine, pour qu’en le voyant repartir pour une raison qu’il ne pouvait pas lui dire, elle ne crût pas qu’il ne l’aimait pas (et tout cela, bien qu’il l’écrivît comme un mensonge, était en somme vrai), puis faisait demander s’il pouvait entrer chez elle et là, moitié tristesse réelle, moitié énervement de cette vie, moitié simulation chaque jour plus audacieuse, sanglotait, s’inondait d’eau froide, parlait de sa mort prochaine, quelquefois s’abattait sur le parquet comme s’il se fût trouvé mal. Gilberte ne savait pas dans quelle mesure elle devait le croire, le supposait menteur à chaque cas particulier, et s’inquiétait de ce pressentiment d’une mort prochaine, mais pensait que d’une façon générale elle était aimée, qu’il avait peut-être une maladie qu’elle ne savait pas et n’osait pas à cause de cela le contrarier et lui demander de renoncer à ses voyages. Je comprenais du reste d’autant moins pourquoi il se faisait que Morel fût reçu comme l’enfant de la maison, partout où étaient les Saint-Loup, à Paris, à Tansonville. Françoise qui avait déjà vu tout ce que M. de Charlus avait fait pour Jupien et tout ce que Robert de Saint-Loup faisait pour Morel n’en concluait pas que c’était un trait qui reparaissait à certaines générations chez les Guermantes, mais plutôt – comme Legrandin aimait beaucoup Théodore – elle avait fini, elle personne si morale et si pleine de préjugés, par croire que c’était une coutume que son universalité rendait respectable. Elle disait toujours d’un jeune homme, que ce fût Morel ou Théodore : « il a trouvé un Monsieur qui s’est toujours intéressé à lui et qui lui a bien aidé. » Et comme en pareil cas les protecteurs sont ceux qui aiment, qui souffrent, qui pardonnent, Françoise, entre eux et les mineurs qu’ils détournaient, n’hésitait pas à leur donner le beau rôle, à leur trouver « bien du cœur ». Elle blâmait sans hésiter Théodore qui avait joué bien des tours à Legrandin, et semblait pourtant ne pouvoir guère avoir de doutes sur la nature de leurs relations car elle ajoutait : « Alors le petit a compris qu’il fallait y mettre du sien et y a dit : prenez-moi avec vous, je vous aimerai bien, je vous cajolerai bien, et ma foi ce monsieur a tant de cœur que bien sûr que Théodore est sûr de trouver près de lui peut-être bien plus qu’il ne mérite, car c’est une tête brûlée, mais ce Monsieur est si bon que j’ai souvent dit à Jeannette (la fiancée de Théodore) : « Petite, si jamais vous êtes dans la peine, allez vers ce Monsieur. Il coucherait plutôt par terre et vous donnerait son lit. Il a trop aimé le petit Théodore pour le mettre dehors, bien sûr qu’il ne l’abandonnera jamais. » C’est au cours d’un de ces entretiens, qu’ayant demandé le nom de famille de Théodore qui vivait maintenant dans le Midi, je compris brusquement que c’était lui qui m’avait écrit pour mon article du Figaro cette lettre d’une écriture populaire et d’un langage charmant dont le nom du signataire m’était alors inconnu. De même estimait-elle plus Saint-Loup que Morel et jugeait-elle que malgré tous les coups que Morel avait faits, le marquis ne le laisserait jamais dans la peine, car c’est un homme qui avait trop de cœur ou alors il faudrait qu’il lui soit arrivé à lui-même de grands revers. Saint-Loup insistait pour que je restasse à Tansonville et laissa échapper une fois, bien qu’il ne cherchât visiblement plus à me faire plaisir, que ma venue avait été pour sa femme une joie telle qu’elle en était restée, à ce qu’elle lui avait dit, transportée de joie tout un soir, un soir où elle se sentait si triste que je l’avais, en arrivant à l’improviste, miraculeusement sauvée du désespoir, « peut-être du pire », ajouta-t-il. Il me demandait de tâcher de la persuader qu’il l’aimait, me disant que la femme qu’il aimait aussi, il l’aimait moins qu’elle et romprait bientôt. « Et pourtant », ajouta-t-il avec une telle félinité et un tel besoin de confidence que je croyais par moments que le nom de Charlie, allait malgré Robert « sortir » comme le numéro d’une loterie, « j’avais de quoi être fier. Cette femme qui me donna tant de preuves de sa tendresse et que je vais sacrifier à Gilberte, jamais elle n’avait fait attention à un homme, elle se croyait elle-même incapable d’être amoureuse. Je suis le premier. Je savais qu’elle s’était refusée à tout le monde tellement que quand j’ai reçu la lettre adorable où elle me disait qu’il ne pouvait y avoir de bonheur pour elle qu’avec moi, je n’en revenais pas. Évidemment, il y aurait de quoi me griser, si la pensée de voir cette pauvre petite Gilberte en larmes ne m’était pas intolérable. Ne trouves-tu pas qu’elle a quelque chose de Rachel ? » me disait-il. Et en effet j’avais été frappé d’une vague ressemblance qu’on pouvait à la rigueur trouver maintenant en elles. Peut-être tenait-elle à une similitude réelle de quelques traits (dus par exemple à l’origine hébraïque pourtant si peu marquée chez Gilberte) à cause de laquelle Robert, quand sa famille avait voulu qu’il se mariât, s’était senti attiré vers Gilberte. Elle tenait aussi à ce que Gilberte ayant surpris des photographies de Rachel, cherchait pour plaire à Robert à imiter certaines habitudes chères à l’actrice, comme d’avoir toujours des nœuds rouges dans les cheveux, un ruban de velours noir au bras, et se teignait les cheveux pour paraître brune. Puis sentant que ses chagrins lui donnaient mauvaise mine, elle essayait d’y remédier. Elle le faisait parfois sans mesure. Un jour où Robert devait venir le soir pour vingt-quatre heures à Tansonville, je fus stupéfait de la voir venir se mettre à table si étrangement différente de ce qu’elle était non seulement autrefois, mais même les jours habituels, que je restai stupéfait comme si j’avais eu devant moi une actrice, une espèce de Théodora. Je sentais que malgré moi je la regardais trop fixement dans ma curiosité de savoir ce qu’elle avait de changé. Cette curiosité fut d’ailleurs bientôt satisfaite quand elle se moucha, car malgré toutes les précautions qu’elle y mit, par toutes les couleurs qui restèrent sur le mouchoir, en faisant une riche palette, je vis qu’elle était complètement peinte. C’était cela qui lui faisait cette bouche sanglante et qu’elle s’efforçait de rendre rieuse en croyant que cela lui allait bien, tandis que l’heure du train qui s’approchait sans que Gilberte sût si son mari arriverait vraiment ou s’il n’enverrait pas une de ces dépêches dont M. de Guermantes avait spirituellement fixé le modèle : « Impossible venir, mensonge suit », pâlissait ses joues et cernait ses yeux. « Ah ! vois-tu, me disait-il avec un accent volontairement tendre qui contrastait tant avec sa tendresse spontanée d’autrefois, avec une voix d’alcoolique et des modulations d’acteur, Gilberte heureuse, il n’y a rien que je ne donnerais pour cela. Elle a tant fait pour moi. Tu ne peux pas savoir. ». Et ce qui était le plus déplaisant dans tout cela était encore l’amour-propre, car Saint-Loup était flatté d’être aimé par Gilberte, et sans oser dire que c’était Morel qu’il aimait, donnait pourtant sur l’amour que le violoniste était censé avoir pour lui des détails qu’il savait bien exagérés sinon inventés de toute pièce, lui à qui Morel demandait chaque jour plus d’argent. Et c’était en me confiant Gilberte qu’il repartait pour Paris. J’eus du reste l’occasion pour anticiper un peu, puisque je suis encore à Tansonville, de l’y apercevoir une fois dans le monde, et de loin, où sa parole, malgré tout vivante et charmante, me permettait de retrouver le passé. Je fus frappé de voir combien il changeait. Il ressemblait de plus en plus à sa mère. Mais la manière de sveltesse hautaine qu’il avait hérité d’elle et qu’elle avait parfaite, chez lui, grâce à l’éducation la plus accomplie, s’exagérait, se figeait ; la pénétration du regard propre aux Guermantes lui donnait l’air d’inspecter tous les lieux au milieu desquels il passait, mais d’une façon quasi inconsciente, par une sorte d’habitude et de particularité animale ; même immobile, la couleur qui était la sienne plus que de tous les Guermantes, d’être seulement de l’ensoleillement d’une journée d’or devenue solide, lui donnait comme un plumage si étrange, faisait de lui une espèce si rare, si précieuse qu’on aurait voulu la posséder pour une collection ornithologique ; mais quand de plus cette lumière changée en oiseau se mettait en mouvement, en action, quand par exemple je voyais Robert de Saint-Loup entrer dans une soirée où j’étais, il avait des redressements de sa tête si joyeusement et si fièrement huppée sous l’aigrette d’or de ses cheveux un peu déplumés, des mouvements de cou tellement plus souples, plus fiers et plus coquets que n’en ont les humains, que devant la curiosité et l’admiration moitié mondaine, moitié zoologique qu’il vous inspirait, on se demandait si c’était dans le faubourg Saint-Germain qu’on se trouvait ou au Jardin des Plantes et si on regardait un grand seigneur traverser un salon, ou se promener dans sa cage un merveilleux oiseau. Pour peu qu’on y mît un peu d’imagination le ramage ne se prêtait pas moins à cette interprétation que le plumage. Il disait ce qu’il croyait grand siècle et par là imitait les manières des Guermantes. Mais un rien d’indéfinissable faisait qu’elles devenaient les manières de M. de Charlus. « Je te quitte un instant, me dit-il, dans cette soirée où Madame de Marsantes était un peu plus loin. Je vais faire un doigt de cour à ma nièce. » Quant à cet amour dont il me parlait sans cesse, il n’était pas d’ailleurs que celui pour Charlie, bien que ce fût le seul qui comptât pour lui. Quel que soit le genre d’amours d’un homme, on se trompe toujours sur le nombre des personnes avec qui il a des liaisons, parce qu’on interprète faussement des amitiés comme des liaisons, ce qui est une erreur par addition, mais aussi parce qu’on croit qu’une liaison prouvée en exclut une autre, ce qui est un autre genre d’erreur. Deux personnes peuvent dire : « la maîtresse de X…, je la connais », prononcer deux noms différents et ne se tromper ni l’un ni l’autre. Une femme qu’on aime suffit rarement à tous nos besoins et on la trompe avec une femme qu’on n’aime pas. Quant au genre d’amours que Saint-Loup avait hérité de M. de Charlus, un mari qui y est enclin fait habituellement le bonheur de sa femme. C’est une loi générale à laquelle les Guermantes trouvaient le moyen de faire exception parce que ceux qui avaient ce goût voulaient faire croire qu’ils avaient au contraire celui des femmes. Ils s’affichaient avec l’une ou l’autre et désespéraient la leur. Les Courvoisier en usaient plus sagement. Le jeune vicomte de Courvoisier se croyait seul sur la terre et depuis l’origine du monde à être tenté par quelqu’un de son s**e. Supposant que le penchant lui venait du diable, il lutta contre lui, épousa une femme ravissante, lui fit des enfants… Puis un de ses cousins lui enseigna que ce penchant est assez répandu, poussa la bonté jusqu’à le mener dans des lieux où il pouvait le satisfaire. M. de Courvoisier n’en aima que plus sa femme, redoubla de zèle prolifique et elle et lui étaient cités comme le meilleur ménage de Paris. On n’en disait point autant de celui de Saint-Loup, parce que Robert, au lieu de se contenter de l’inversion, faisait mourir sa femme de jalousie en cherchant sans plaisir des maîtresses ! Il est possible que Morel, étant excessivement noir, fut nécessaire à Saint-Loup comme l’ombre l’est au rayon de soleil. On imagine très bien dans cette famille si ancienne un grand seigneur blond, doré, intelligent, doué de tous les prestiges et recelant à fond de cale un goût secret, ignoré de tous, pour les nègres. Robert, d’ailleurs, ne laissait jamais la conversation toucher à ce genre d’amours qui était le sien. Si je disais un mot : « Oh ! je ne sais pas, répondait-il avec un détachement si profond qu’il en laissait tomber son monocle, je n’ai pas soupçon de ces choses-là. Si tu désires des renseignements là-dessus, mon cher, je te conseille de t’adresser ailleurs. Moi, je suis un soldat, un point c’est tout. Autant ces choses-là m’indiffèrent, autant je suis avec passion la guerre balkanique. Autrefois cela t’intéressait, l’histoire des batailles. Je te disais alors qu’on reverrait, même dans les conditions les plus différentes, les batailles typiques, par exemple le grand essai d’enveloppement par l’aile de la bataille d’Ulm. Eh bien ! si spéciales que soient ces guerres balkaniques, Lullé-Burgas c’est encore Ulm, l’enveloppement par l’aile. Voilà les sujets dont tu peux me parler. Mais pour le genre de choses auxquelles tu fais allusion, je m’y connais autant qu’en sanscrit. » Ces sujets que Robert dédaignait ainsi, Gilberte au contraire, quand il était reparti, les abordait volontiers en causant avec moi. Non certes relativement à son mari car elle ignorait, ou feignait d’ignorer tout. Mais elle s’étendait volontiers sur eux en tant qu’ils concernaient les autres, soit qu’elle y vît une sorte d’excuse indirecte pour Robert, soit que celui-ci, partagé comme son oncle entre un silence sévère à l’égard de ces sujets et un besoin de s’épancher et de médire, l’eût instruite pour beaucoup. Entre tous, M. de Charlus n’était pas épargné ; c’était sans doute que Robert, sans parler de Morel à Gilberte, ne pouvait s’empêcher, avec elle, de lui répéter, sous une forme ou sous une autre ce que le violoniste lui avait appris. Et il poursuivait son ancien bienfaiteur de sa haine. Ces conversations que Gilberte affectionnait me permirent de lui demander si dans un genre parallèle, Albertine, dont c’est par elle que j’avais entendu la première fois le nom, quand jadis elles étaient amies de cours, avait de ces goûts. Gilberte refusa de me donner ce renseignement. Au reste, il y avait longtemps qu’il eût cessé d’offrir quelque intérêt pour moi. Mais je continuais à m’en enquérir machinalement comme un vieillard qui, ayant perdu la mémoire, demande de temps à autre des nouvelles du fils qu’il a perdu.
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