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Le solicitor en train de s’élever, qui allait essayer ses chances au barreau, avait bien l’air d’un homme qui doit réussir.
Son visage dur et soigneusement rasé, ses yeux gris scrutateurs, ses lèvres minces et résolues, disaient clairement : « Je veux faire mon chemin dans le monde, et si vous y mettez obstacle, je me le frayerai bien à vos dépens. »
Mr Delamayn était habituellement poli envers tout le monde ; mais il n’avait jamais su dire un mot obligeant à son plus cher ami.
D’une rare habileté, d’un honneur sans tache, selon les lois du monde, ce n’était pas un homme à prendre familièrement par la main.
Cependant, il était honnête. Vous ne lui auriez jamais emprunté de l’argent, mais vous lui auriez confié n’importe quelle somme avec la plus entière sécurité.
Dans des embarras privés et personnels, vous auriez hésité à lui demander de vous venir en aide ; mais, dans d’autres circonstances difficiles, vous vous seriez dit : « Voilà mon homme ! »
– Kendrew, un vieil ami à moi, dit Mr Vanborough en s’adressant à l’homme de loi. Quoi que vous ayez à me dire vous pouvez le dire devant lui. Voulez-vous prendre quelque chose ?
– Non, je vous remercie.
– Apportez-vous quelques nouvelles ?
– Oui.
– Avez-vous l’opinion écrite des deux avocats ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Parce que cela n’est pas nécessaire. Si les faits sont correctement établis, il n’y a pas le moindre doute sur l’interprétation de la loi.
Sur cette réponse, Mr Delamayn tira un papier écrit de sa poche et le déplia devant lui sur la table.
– Qu’est-ce que cela ? demanda Mr Vanborough.
– L’énoncé des faits relatifs à votre mariage.
Mr Kendrew tressaillit et laissa voir les premiers signes d’intérêt qu’il eût encore manifestés pour ce qui se passait en sa présence.
Mr Delamayn le regarda un moment et continua.
– Les faits, reprit-il, tels qu’ils ont été originairement exposés par vous, ont été ensuite rédigés par notre maître clerc.
Le caractère de Vanborough se montra de nouveau.
– Qu’avons-nous besoin de tout cela ? s’écria-t-il. Vous avez fait une enquête pour vous assurer de l’exactitude de mes déclarations, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Et vous avez reconnu que j’avais le droit pour moi ?
– J’ai reconnu que vous aviez le droit pour vous… si les faits sont exacts. Je désire m’assurer qu’il n’y a pas eu de malentendu entre vous et le clerc. Cela est un point important. Je suis au moment de prendre la responsabilité de donner une opinion qui peut avoir les plus sérieuses conséquences, et je tiens à m’assurer que cette opinion repose sur une base solide. J’ai quelques questions à vous adresser. Ne soyez pas impatient, je vous prie. Cela ne demandera pas beaucoup de temps.
Il consulta le manuscrit.
– Vous vous êtes marié à Inchmallock, en Irlande ? reprit-il, il y a de cela treize ans ?
– Oui.
– Votre femme… alors miss Anne Sylvestre, était catholique romaine ?
– Oui.
– Son père et sa mère étaient catholiques romains ?
– En effet.
– Votre père et votre mère étaient protestants et vous avez été baptisé et élevé dans la foi de l’Église protestante d’Angleterre ?
– C’est exact.
– Miss Anne Sylvestre éprouva et exprima une forte répugnance à vous épouser, parce que vous apparteniez à des communions religieuses différentes ?
– En effet.
– Et vous avez alors consenti à vous faire catholique romain, comme elle ?
– C’était le plus court parti à prendre, et la religion m’importait peu.
– Vous avez été formellement reçu dans le sein de l’Église catholique romaine ?
– Oui… oui… j’ai subi toute la cérémonie.
– À l’étranger ou en Angleterre ?
– À l’étranger.
– Combien de temps avant votre mariage ?
– Six mois.
Mr Delamayn s’en référait sans cesse au papier qu’il tenait à la main, comparait soigneusement chaque réponse qu’il recevait avec celles qui avaient été faites au maître clerc.
– Parfaitement exact, dit-il.
Et il reprit le cours de ses questions.
– Le prêtre qui vous a mariés se nommait Ambroise Redman… un jeune homme récemment promu à ses fonctions sacerdotales ?
– Oui.
– Vous a-t-il demandé si vous étiez tous deux catholiques romains ?
– Oui.
– Ne vous a-t-il rien demandé de plus ?
– Non.
– Êtes-vous sûr qu’il ne s’est jamais enquis si vous étiez catholique « depuis plus d’une année avant de vous présenter devant lui pour qu’il vous mariât » ?
– J’en suis sûr.
– Il peut avoir oublié cette partie de ses devoirs… ou bien, en sa qualité de débutant, il pouvait l’ignorer. Ni vous ni la dame, n’avez eu la pensée de le renseigner sur ce point ?
– Ni moi ni la dame, ne savions qu’il y eût la moindre nécessité de le faire.
Mr Delamayn replia le manuscrit et le remit dans sa poche.
– Parfaitement exact, dit-il, sur tous les points.
Le visage bistré de Mr Vanborough pâlit légèrement ; il jeta un regard furtif sur Mr Kendrew, puis détourna la tête.
– Eh bien ! dit-il à Mr Delamayn. Voyons maintenant quelle est votre opinion… que dit la loi ?
– La loi, répondit Mr Delamayn, ne laisse pas de place au doute ni même à la discussion. Votre mariage avec miss Anne Sylvestre n’est pas un mariage.
Mr Kendrew se trouva brusquement debout.
– Que voulez-vous dire ? demanda-t-il d’une voix forte.
Le jeune solicitor releva les sourcils avec une expression de surprise polie.
Si Mr Kendrew avait besoin de plus d’informations, pourquoi les demandait-il de cette façon ?
– Désirez-vous que je vous donne connaissance des termes de la loi en cette matière ? répondit-il.
– Je le désire.
Mr Delamayn exposa la loi, telle qu’elle existe encore, à la honte de la législation et de la nation anglaises.
– D’après le Statut irlandais de George II, dit-il, tout mariage célébré par un prêtre papiste entre deux protestants, ou entre un papiste ou toute autre personne ayant été protestante moins de douze mois avant la date du mariage, est déclaré nul et non avenu. D’après deux autres dispositions législatives du même règne, la célébration d’un tel mariage est un crime emportant la peine capitale contre le prêtre. Cette pénalité est abrogée à l’égard des ministres des autres sectes, mais elle a gardé toute sa force contre les prêtres catholiques romains.
– Un tel état de choses est-il possible dans le siècle où nous vivons ! s’écria Mr Kendrew.
Mr Delamayn sourit ; il n’en était plus aux illusions que se font les hommes moins expérimentés sur le temps où ils vivent.
– Il y a bien d’autres exemples des anomalies curieuses qu’offre la loi des mariages en Irlande, continua-t-il. C’est un crime, comme je vous l’ai dit, pour un prêtre catholique romain de célébrer un mariage qui peut être légalement célébré par un ecclésiastique de la paroisse, un ministre presbytérien ou tout autre ministre non-conformiste. En revanche, c’est aussi et toujours un crime, en vertu d’une autre loi, pour un ministre presbytérien ou non-conformiste de célébrer un mariage qui peut être légalement célébré par les membres du clergé de l’Église établie. Cet état de choses est ancien. Les étrangers peuvent trouver qu’il est scandaleux ; en Angleterre, nous ne paraissons guère nous préoccuper de cela. Pour en revenir à la question qui nous occupe, voici les effets légaux. Mr Vanborough est célibataire, Mrs Vanborough est également libre de tout engagement matrimonial, leur enfant est illégitime, et le prêtre Ambroise Redman est en situation de passer en jugement et d’être puni comme criminel pour les avoir mariés.
– L’infâme loi ! s’écria Mr Kendrew.
– C’est la loi, répliqua Mr Delamayn.
Et pour lui, la réponse était suffisante.
Pas un seul mot jusqu’alors n’était échappé au maître de la maison ; il demeurait assis, les lèvres serrées, les yeux fixés sur la table, enfermé dans ses pensées.
Mr Kendrew se tourna de son côté et rompit le silence.
– Dois-je comprendre, demanda-t-il, que l’avis que vous attendiez de moi a trait à cela ?
– Oui.
– Vouliez-vous me dire que, connaissant le sujet de cette conférence et les résultats qu’elle pouvait amener, vous éprouviez quelque doute sur le parti qu’il vous restait à prendre ?… Dois-je réellement penser que vous hésitez à réparer cette terrible erreur légale et à faire de la femme qui est votre épouse devant Dieu votre épouse aux yeux de la loi ?
– S’il vous plaît d’envisager les choses sous ce jour, dit Mr Vanborough, si vous ne voulez pas considérer…
– Ce que je veux, c’est une réponse nette à ma question… Oui ou non !
– Laissez-moi parler, je vous prie ! On a toujours le droit de s’expliquer, je suppose.
Mr Kendrew l’arrêta d’un geste de dégoût.
– Je vous épargnerai cette peine, dit-il, je préfère quitter la maison. Vous m’avez donné une leçon que je n’oublierai pas. Vous m’avez fait voir qu’on peut avoir connu un homme depuis l’enfance, et n’avoir jamais vu de lui que la surface. Je suis honteux d’avoir été votre ami. Vous êtes un étranger pour moi, à partir de ce moment.
Sur ces mots, il sortit de la pièce.
– Voilà un homme qui a la tête singulièrement chaude, dit Mr Delamayn. Si vous me le permettez, j’ai changé d’idée. J’accepterai maintenant un verre de vin.
Mr Vanborough se leva sans répondre et fit avec impatience le tour de la chambre.
Tout criminel qu’il fût d’intention, il ne l’était pas encore de fait ; la perte du plus vieil ami qu’il eût au monde l’ébranla pour un moment.
– Tout cela est triste, Delamayn, dit-il. Que me conseillez-vous de faire ?
Mr Delamayn secoua la tête et but une gorgée de bordeaux.
– Je me refuse à vous donner un conseil, répondit-il. Je n’accepte pas d’autre responsabilité que celle de vous faire connaître ce que décide la loi, dans le cas où vous êtes placé.
Mr Vanborough reprit sa place à table.
Il réfléchissait encore : devait-il, oui ou non, revendiquer son affranchissement des liens du mariage ?
Le temps jusqu’alors lui avait manqué pour agiter cette grande question dans son esprit.
Durant sa résidence sur le continent, elle ne s’était pas soulevée devant ses yeux, elle n’avait pris naissance que dans les hasards d’une conversation avec Mr Delamayn, dans l’été même de cette année.
Durant quelques minutes, l’homme de loi et le mari demeurèrent face à face, assis en silence, l’un dégustant son vin, l’autre tout à ses pensées.
Cette scène muette fut interrompue par l’apparition d’un domestique dans la salle à manger.
Mr Vanborough leva les yeux sur cet homme avec un soudain emportement de colère.
– Que venez-vous faire ici ?
L’homme était un domestique anglais bien dressé ; en d’autres termes, une machine humaine, accomplissant imperturbablement ses devoirs, une fois qu’elle avait été montée.
Il avait quelque chose à dire et il le dit :
– Une dame est à la porte, monsieur, qui désire voir la maison.
– On ne visite pas la maison à cette heure de la soirée.
La machine avait un message à transmettre et elle le transmit.
– La dame m’a chargé de vous présenter ses excuses. Je dois vous dire qu’elle est très pressée par le temps. Cette maison est la dernière de celles qui se trouvent sur la liste de l’agent de locations, et son cocher, qui est stupide, ne sait pas trouver son chemin dans les quartiers qu’il ne connaît pas.
– Retenez votre langue, et dites à cette dame d’aller au diable !
Mr Delamayn intervint un peu dans l’intérêt de son client, beaucoup dans l’intérêt des convenances.
– Vous attachez quelque importance, je crois, à louer cette maison le plus tôt possible ? dit-il.
– Comme de raison.
– Est-il sage, pour un désagrément momentané, de perdre l’occasion de mettre la main sur un locataire ?
– Sage ou non, c’est un infernal ennui que d’être dérangé par la première folle venue.
– Comme il vous plaira. Cela ne me regarde pas. Tout ce que je veux dire, c’est que dans le cas où vous penseriez à nos convenances personnelles, puisque je suis votre hôte, cette visite ne m’est désagréable en rien.
Le domestique attendait d’un air impassible.
Mr Vanborough s’écria :
– Eh bien, faites entrer. Mais que cette dame y songe ! Si elle entre ici, ce n’est que pour voir les appartements et s’en aller aussitôt. Si elle a des questions à adresser, qu’elle aille chez l’agent.
Mr Delamayn intervint de nouveau ; cette fois dans l’intérêt de la maîtresse de la maison.
– Ne serait-il pas désirable, suggéra-t-il, de consulter Mrs Vanborough avant de prendre une décision ?
– Où est votre maîtresse ?
– Dans le jardin ou dans le parc, je ne suis pas bien sûr, monsieur.
– Nous ne pouvons envoyer à sa recherche par toute la propriété… dites pourtant à la femme de chambre de la prévenir, et faites entrer cette dame.
Le domestique sortit.
Mr Delamayn se servit un second verre de vin.
– Excellent claret, dit-il. Le faites-vous venir directement de Bordeaux ?
Il ne reçut pas de réponse.
Mr Vanborough était retombé dans ses réflexions sur l’alternative qui s’offrait à lui de rompre ou de ne pas rompre son mariage : le coude appuyé sur la table, il se mordait les ongles avec fureur et il murmurait entre ses dents :
– Que dois-je faire ?
Le froufrou d’une robe de soie se fit entendre dans le corridor.
La porte s’ouvrit… et la dame, qui était venue pour visiter la maison, pénétra dans la salle à manger.