II
Mardi 26 janvier 1943— Sors donc me faire une nouvelle série de mesures au lieu de traînasser !
L’infirmier acquiesce d’un simple signe de tête. En fait, il n’a d’infirmier que le nom, mais son travail au Revier1 lui ouvre la possibilité d’une vie moins difficile que celle des autres déportés. À condition d’obéir bien sagement au docteur…
Sigmund Rascher, les mains dans les poches de sa blouse blanche, observe le paysage sombre et gelé par la fenêtre qui donne sur la Blockstrasse. Il ne neige plus depuis la tombée de la nuit, mais l’air est vif et la température extérieure largement négative. Rascher pousse un soupir de soulagement : le froid va s’installer durablement, les éléments lui sont enfin favorables.
Il aperçoit la silhouette de Nowitski qui s’affaire dans le Block voisin. Ça le fait sourire : ces imbéciles de Nowitski et Plötner perdent leur temps en élucubrations fantaisistes avec leurs essais fumeux sur la mescaline, tandis que lui…
— Les Russes sont à 31 degrés, annonce l’infirmier en entrant et en déposant son calot sur le bureau.
Une bise glaciale s’est engouffrée dans le Block. Le médecin daigne se retourner :
— Température rectale ? s’inquiète-t-il.
— Évidemment !
Rascher abandonne son poste d’observation et regarde le cadran de sa montre Recta :
— Ça fait onze heures qu’ils sont dehors… On va encore les laisser mijoter une petite heure… décide-t-il. Ça nous donnera le temps de nous occuper des autres. Puisque tu y es, fais-moi un bilan rapide pour les quatre Polaques de la piscine. Ça t’occupera !
L’infirmier ignore le ton méprisant, se recoiffe et sort à nouveau sans montrer son irritation. Surtout ne jamais contrarier le chef…
Les Russes à 31 degrés… Le docteur est toujours surpris par l’étonnante résistance de l’homme face aux éléments contraires. Les trois années passées à Dachau lui ont prouvé que l’instinct de survie se manifeste au plus fort de la souffrance. Il est vrai que le protocole d’expérimentation qu’il s’est imposé nécessite de tester des sujets assez jeunes, âgés de 20 à 40 ans, avec une forme physique optimale. Pas évident à trouver dans un camp où la bonne santé n’est qu’un fantasme… Rascher s’efforce donc de choisir ses cobayes parmi les prisonniers nouvellement arrivés, ceux que la malnutrition et les épouvantables conditions d’existence n’ont pas encore altérés, voire détruits.
L’ancienne fabrique de munitions a été transformée en camp de détention en 1933. De l’extérieur, Dachau ressemble à un poste militaire classique avec ses tours de garde massives et son imposant mur de briques. À l’intérieur, c’est différent…
La guerre y a aboli les règles sociales les plus élémentaires. Ici, la vie – celle des détenus, bien entendu – n’a plus aucune espèce d’importance. Jusqu’au mois de juillet de l’année précédente, seules les pendaisons et les fusillades avaient cours. On donnait la mort au compte-gouttes, même si les maladies contagieuses permettaient de se débarrasser rapidement des plus affaiblis. La typhoïde ravage d’ailleurs les baraquements. Depuis le mois de décembre le camp est en quarantaine. Malgré les épidémies, il a fallu trouver une solution plus expéditive pour faire place nette dans les Blocks en vue de l’accueil des nouveaux arrivants de plus en plus nombreux.
Au début de l’été 42, on a construit une chambre à gaz dans le Block 10 de manière à accélérer le rythme des exécutions de masse. Le modèle est classique : une salle pour le déshabillage, des soi-disant douches, une morgue.
L’infirmier revient, une esquisse de sourire aux lèvres. Il a enregistré les réactions des Polonais grâce aux électrodes placées sur leurs corps.
— Je crois que vos « baigneurs » sont prêts ! Deux sont clamsés, plus de pouls et 26 degrés dans l’estomac et le rectum. Les deux autres sont à 29 degrés…
— Température de l’eau ? demande Rascher sans lever la tête.
— 4 degrés. Vos Polaques n’ont guère résisté. Faut dire qu’être plongé, à poil ou habillé, dans une eau glacée pendant trois ou quatre heures à cette température, ça doit sacrément couper l’envie de vivre…
Rascher n’apprécie guère les plaisanteries des infirmiers. Il les trouve rustres, parfois sadiques, prêts à tout pour éviter le sort de leurs compagnons d’infortune, bien éloignés en tout cas de ses préoccupations scientifiques… Mais ces gaillards constituent une main-d’œuvre taillable et corvéable à merci, bien utile pour la manipulation des corps.
— J’arrive… se contente-t-il de répondre en enfilant son manteau. Demande à un de tes collègues de nous rejoindre.
À l’extérieur, les projecteurs dévoilent la tête des quatre hommes, maintenus à flot par un gilet de sauvetage. La nuque et le reste du corps sont immergés dans l’eau noire.
— Sortez les morts de là, ordonne le docteur. Les deux autres tiendront le coup encore un moment, affirme-t-il après avoir soulevé leurs paupières.
Les deux infirmiers saisissent les dépouilles alourdies par leur équipement complet de vol détrempé, les déposent à l’intérieur du Block, sur les tables de dissection, avant de les déshabiller.
Rascher les examine sommairement et jubile : ses théories se confirment. Le Reichsführer-SS et le général Hippke, chef du service médical de la Luftwaffe, lui exprimeront sans doute de la reconnaissance après avoir parcouru son rapport. Tous devront enfin admettre la pertinence de son entêtement lorsque, jeune capitaine du service médical de la Luftwaffe, il avait insisté pour que soient effectués des tests sur des humains. Il s’agissait d’étudier les conditions de survie des aviateurs allemands descendus par la RAF dans les eaux glacées de la Manche ou de la mer du Nord.
Fort heureusement, il a bénéficié des liens privilégiés existant entre son épouse, Karoline « Nini » Diehl, une chanteuse de cabaret munichoise, et Heinrich Himmler qui avait accepté de valider son projet et l’avait placé sous sa bienveillante protection.
Aidé de ses deux infirmiers, le docteur procède à une autopsie rapide des deux cadavres. Il énonce ses observations à voix haute avant de les noter soigneusement sur son carnet :
— On trouve une grande quantité de sang à l’intérieur de la boîte crânienne… Jusqu’à un litre et demi… Une des cavités cardiaques présente une dilatation très importante… Les sujets meurent dès que leur température corporelle tombe à 28 degrés et, dans ce cas, les tentatives de réanimation échouent systématiquement… Dans le cas où la nuque est immergée, la mort ne survient que lorsque la moelle et le cervelet sont atteints par le froid…
Autour de lui, les infirmiers œuvrent, indifférents à ses constatations mais réceptifs à la moindre de ses demandes. L’important est de se faire bien voir de cet homme dont la bienveillance constitue la meilleure des assurances-vie.
Rascher relit les phrases qui étofferont sa conclusion et forgeront le point fort de son rapport qu’il clôture par une recommandation : « Les constatations ci-dessus doivent vous inciter à prévoir une protection chauffante pour la tête et la nuque dans le cadre du projet de nouvelle combinaison de vol. »
À l’instar de celles de Sigmund Rascher, toutes les expérimentations menées à Dachau ont un objectif concret. On recherche un vaccin contre la malaria parce que le régime souhaite implanter des populations germaniques sur les bords de la mer Noire. On étudie les phlegmons et la septicémie car ces pathologies touchent un grand nombre de blessés de guerre, mais également parce que le SS-Obergruppenführer Reinhard Heydrich en est mort après l’attentat de mai 42.
Paul Nowitski œuvre lui aussi dans ce contexte, même s’il n’apprécie guère Rascher. Il le considère comme un arriviste qui profite de la guerre et de Dachau, un faux scientifique à la recherche d’une aura universitaire qui lui aurait été inaccessible en temps de paix. Comme nombre de ses collègues médecins du camp, Rascher est prêt à tout pour réussir et sollicite dans ce but les tas d’appuis qu’il possède en haut lieu. On raconte qu’il aurait dénoncé son propre père, juste avant de rejoindre la SS en 1939. On chuchote que ses errements pseudo-scientifiques auraient déjà coûté la vie à plus de 250 déportés. Pour ceux qui franchissent la porte de son Block, la mort est toujours au bout du voyage.
Si les expériences sur les effets du froid, menées depuis quelques jours par Rascher, sont assez discrètes, les hurlements étouffés des semaines précédentes bourdonnent encore dans les oreilles de Nowitski. Sigmund Rascher s’acharnait alors à résoudre les problèmes rencontrés par des pilotes sautant en parachute de très haut, à tester leur niveau de résistance à 10 ou 12 000 mètres d’altitude, à évaluer leur durée de vie en atmosphère sans oxygène et à basse pression. Pour cela, il enfermait ses cobayes humains dans une chambre à basse pression et simulait des altitudes pouvant dépasser les 20 000 mètres. Les rugissements des détenus lacérant leur visage pour tenter de soulager l’intolérable pression exercée sur leurs tympans hantent encore les nuits du Revier.
Bien entendu, Nowitski n’a rien d’un enfant de chœur. Il conduit aussi des expérimentations, utilise des déportés qui y laissent parfois leur vie, mais il n’a pas à suivre une infernale spirale pernicieuse à la seule fin de satisfaire à tout prix un Reichsführer protecteur mais exigeant.
Paul Nowitski reste persuadé que, sans cette satanée guerre, Sigmund Rascher n’aurait été qu’un modeste médecin, un besogneux courbant docilement l’échine devant une clientèle de vieux bourgeois exigeants et autoritaires. Tandis que là…
Sigmund Rascher range ses notes et son carnet dans un dossier cartonné qu’il referme avant de s’adresser à ses infirmiers :
— Je crois qu’il est temps de s’occuper des deux autres Polaques avant qu’ils crèvent. Allez me les chercher et allongez-les sur les grands lits.
C’est un nouveau challenge. Après les expérimentations en altitude simulée et sur la résistance des pilotes immergés dans des eaux glacées, Himmler lui a demandé de tester le réchauffement des corps par la chaleur animale. Les conditions météorologiques sur le front de l’Est nécessitent de maîtriser la réanimation des combattants engourdis par le froid.
Le Reichsführer-SS a exposé son idée dans une lettre : « Je suis très curieux de savoir ce que donneraient les expériences de réchauffement par la chaleur animale. Personnellement, je crois que nous obtiendrions de bien meilleurs résultats qu’avec une source de chaleur artificielle. »
Les souhaits du Reichsführer-SS sont des ordres…
Les deux Polonais sont allongés sur les lits, transis, la peau bleuie par le froid glacial.
— Aucun risque que ces deux-là se fassent la malle ! ricane l’un des infirmiers.
— Allez donc me chercher les filles au lieu de plaisanter, commande le docteur d’une voix cinglante.
Quelques minutes plus tard, l’infirmer introduit les quatre femmes apeurées originaires du camp de Ravensbrück. Il s’agit pour Rascher de couvrir le corps du déporté en hypothermie de femmes nues, puis d’observer si le réchauffement ainsi obtenu valide la thèse d’Himmler.
Trois des filles sont brunes, de jeunes Tziganes certainement. La quatrième, blonde aux yeux bleus, est une vraie Aryenne, ce qui fait réagir le docteur :
— Pourquoi as-tu accepté de coucher avec des prisonniers ?
— Pour sortir de Ravensbrück, répond-elle. Mieux vaut six mois dans un bordel que six mois dans un camp de concentration…
— C’est indigne ! Sais-tu que certains sont juifs ? Juifs ! s’emporte Rascher en désignant les Polonais inertes. Ma conscience raciale se révolte à l’idée d’utiliser une pure Nordique afin de tester des éléments racialement inférieurs…
Rascher renvoie la fille en maugréant et demande aux trois autres de se dévêtir et de se coller contre l’un des Polonais. Les infirmiers recouvrent le second de couvertures rêches. Dès que le premier reprend conscience, il se recroqueville puis se blottit contre les filles aux regards effrayés. Quelques minutes plus tard, il s’agite et se frotte contre les corps chauds, comme s’il simulait des relations sexuelles. Les infirmiers mesurent sa température.
— Il est à combien ? demande le médecin.
— 32 degrés, répond un infirmier, le thermomètre à la main.
Pour Rascher, cela confirme que les déportés dont l’état physique permettrait des relations sexuelles retrouvent leur pleine conscience plus rapidement.
Le second Polonais ne parvient pas à se réchauffer, ni même à sortir de son sommeil cataleptique malgré l’amoncellement de couvertures.
— Il est canné, relève grossièrement un infirmier à la voix grasse en prenant son pouls.
— Alors, on l’ouvre ! décide aussitôt le docteur qui soupçonne une hémorragie crânienne.
Rascher travaille d’arrache-pied, souvent plus de seize heures par jour, dans son laboratoire expérimental. À 34 ans, il est toujours à la recherche d’une reconnaissance scientifique. Membre du parti depuis dix ans, de la SA et de la SS depuis le début de la guerre, il entend utiliser les expériences qu’il conduit à Dachau pour obtenir un poste universitaire important. Ses demandes d’habilitation auprès des universités de Munich et de Francfort ont jusqu’alors toujours été rejetées. Aucune faculté de médecine n’a accepté de l’accueillir pour la soutenance de son mémoire en vue de l’obtention de l’agrégation. Et pourtant, ce ne sont pas les recommandations et les pressions qui ont fait défaut !
Pire, le Reichartz SS Karl Gebhardt, responsable principal des services de santé SS, l’a convoqué pour lui signifier que son travail n’était même pas digne d’un étudiant en fin de première année ! L’humiliation…
Sa seule satisfaction est d’avoir pu participer, en tant que représentant de la SS, au congrès intitulé « Questions médicales relatives aux détresses en mer et par temps hivernal » qui s’est tenu à Nuremberg au mois d’octobre et qui a réuni 95 participants. Une bien maigre consolation…
Sigmund Rascher est persuadé que la récompense de ses efforts est proche grâce au rapport qu’il remettra à Heinrich Himmler lors de leur prochain rendez-vous fixé au 17 février. Il l’a intitulé « Rapport sur les expériences de réchauffement de personnes en hypothermie par la chaleur animale ». Ses conclusions seront force de proposition puisqu’il va suggérer d’élargir les expérimentations au centre d’Auschwitz, un site mieux adapté que Dachau, tant du point de vue climatique que du point de vue de la sécurité et de la confidentialité.
Le Reichsführer-SS sera satisfait.
Le Reichsführer-SS l’aidera alors à mater ces universitaires jaloux.
1 Infirmerie du camp.