Gaïte

1433 Words
GaïteLa chanson du rouge-gorge J’ai écrit ces pages au château de K…, dans la Grande-Paroisse (Ploe-Meur), auprès de Lorient, la ville neuve que les Anglais voulurent mordre une fois, mais qui leur cassa les dents. Voilà un lieu où je voudrais vivre longtemps avant d’y mourir. Personne ne parle politique dans ces sentiers creusés comme des torrents, au-dessus desquels les chênes inclinés arrondissent la voûte de leurs feuillages. On n’y entend que le bourdonnement des abeilles qui, selon Kernaor, sont condamnées à demander toujours un roi. Elles n’ont que des reines, et Kernaor les plaint. Que ferait-il de nous, qui n’avons ni l’un ni l’autre ? C’est un grand poète, le plus grand de la paroisse de Ploemeur, qui est la plus grande paroisse de toute la Bretagne. Il vint un jour à Paris pour montrer au roi (c’était du temps où il y en avait) le beau costume des gars de Ploemeur, coupé par le propre couturier de Louis XIV. Si vous ne savez pas cette histoire du costume de Ploemeur, la voici : Jan Jugan était le neveu de l’évêque. Les écrouelles (sauf le respect) lui vinrent pour avoir passé huit jours et huit nuits à la cave, à mettre en bouteilles le vin de monseigneur. À Vannes, où l’on sait tout, il lui fut dit : « Va-t’en trouver le roi, il te guérira, c’est son état. » Et le voilà parti. Et le voilà arrivé, après qu’il eut fait la route. – Salut, sire et votre compagnie. – Bonjour, mon gars, et chez toi. Qu’y a-t-il de nouveau du côté de la mer ? – Sire, il y a la misère ; le vin de mon oncle m’a donné la maladie ; si vous voulez me guérir, j’en aurai bien du contentement. Louis XIV le regarda. Jamais il n’avait vu d’homme du pays de Vannes si poudreux et si mal vêtu. Il dit à son valet de garde-robe : « Noblesse, va me chercher mon pouillement de l’an passé, habit, veste et culotte, et mets-le sur le corps de ce pataud pour que je le puisse toucher sans me salir les doigts. » Quand ce fut fait, le roi tenta Jan Jugan et lui demanda : – Pataud, qui est-ce qui regarde les évêques ? – Sire, les chiens ; les neveux n’oseraient. – Qui est-ce qui passe entre le soleil et l’eau sans faire ombre ? – Le son des cloches, sire. – Trois poires pendant, trois moines passant, chacun en prit une, combien en resta-t-il ? – Quatre, sire, aussi vrai que Votre Majesté a le mot pour rire quasiment autant que Pendru. – Et qui est ce Pendru, pataud ? – Sire, c’est le bossu qui bêche les fosses en notre cimetière de Ploemeur. Le roi vit bien qu’il n’aurait pas le dernier mot. Il prit les écrouelles de Jan Jugan avec les pincettes de sa cheminée, tout en or qu’elles étaient (les pincettes), et les mit (les écrouelles) dans un petit panier pour être jetées proprement à la rivière. Et Jan Jugan rapporta la défroque qui était un cadeau du roi, d’où vint le costume du grand bourg de Ploemeur ; c’est la vraie vérité qui vous est dite. Eh bien ! Kernaor eut encore meilleure chance à la cour de Louis-Philippe, où il alla, mais c’est qu’il était aussi mieux habillé que Jan Jugan. Dès que le roi l’aperçut du haut des Tuileries, il descendit quatre à quatre avec ses filles, ses fils et ses brus, disant : « Voilà Mathelin Kernaor, le meilleur poète de ma Grande Paroisse ! » Et les généraux venaient derrière, et les présidents, et les députés, pour regarder Kernaor, qu’ils n’avaient jamais vu. Le roi le tenta : – Kernaor, qu’est-ce que tu sais, bonhomme ? – Tout, sire, pour ne pas me vanter, puisque c’est péché. – Va bien ! Qu’est-ce qui graine mieux que le froment ? – Les homards, sire. – Et mieux que les homards ? – Les chenilles, et mieux que tout, les douanières ; vive le roi ! – Embrasse mon chambellan, Kernaor, je te le permets. Pensez s’il fallait que le roi fût content ! Il nomma Kernaor grand poète de Ploemeur, et la République n’a pas pu le dégommer. Quand vous irez à la Grande-Paroisse, vous verrez tous les hommes habillés comme Louis XIV, et parmi eux Mathelin, dont le chapeau noir a des baies rouges de houx autour de sa boucle en argent. Il viendra à vous de lui-même, et vous dira : « Je suis Kernaor, le grand poète que le roi Louis-Philippe a fait embrasser par son chambellan. » Moi, quand il m’eut tout conté, je lui demandai : – Êtes-vous bien sûr, Kernaor, pour les graines de douanières ? – Oui, me répondit-il, car Gaïte était la seizième fille d’un douanier. – Et qui était Gaïte, Mathelin Kernaor ? – Gaïte était celle qui perdit son père, sa mère et tous ses frères et toutes ses sœurs quand elle n’avait encore que dix-huit ans. La dame de Kerhalla lui donna ses vaches à garder. Gaïte était belle comme les lis d’automne qui voguent sur l’eau. En gardant ses vaches, elle pensait à ceux qui étaient morts et levait vers le ciel ses grands yeux voilés de larmes. Les douaniers vont auprès de Dieu comme les autres, le saviez-vous ? Et Louïsik la guettait derrière la haie : un petit pauvre qui faisait des chansons dans la langue de Cornouailles. Il avait des cheveux blonds ; ses sabots étaient percés. Un soir, Gaïte l’entendit qui chantait. Un petit oiseau siffle aux grands bois ; son cœur est rouge, sa tête est bleue ; ses ailes sont d’or. Comme je disais mes prières, je l’ai entendu qui chantait : « Prenez une compagne, mon ami, mon cher ami, ouvrez votre cœur. » Et devant la croix passait une jeune fille, blanche comme la mère de Dieu, et belle, ah ! quand j’aurais tout l’or du monde, sans la jeune fille, je serais pauvre, plus pauvre qu’un mendiant. L’eau coule de la fontaine, le feu monte jusqu’au ciel ; le rouge-gorge cherche un nid, le corps une tombe, l’âme le paradis : moi, je vais où est votre beauté, ma belle. Gaïte fut quatre semaines avant d’apprendre les quatre couplets. Quand elle les sut, un jour, la dame de Kerhalla la vit et s’écria : – Qu’a donc celle-ci pour devenir si belle ? Elle avait que la chanson du rouge-gorge lui chantait plein le cœur et que le rêve du ciel était dans ses yeux. Ils firent leurs fiançailles, Louïsik et Gaïte, à la chapelle de Larmor. Le vieux vicaire les bénit pour l’amour de Dieu. Ils rompirent, non pas une pièce d’or, mais un petit sou. C’était avril, l’épine blanche fleurissait déjà dans les buissons, et Louïsik, en revenant, répétait le refrain d’Enn-Tell : Ma douce, je viens vous chercher en mariage. Je n’ai plus ma mère pour vous demander, vous n’avez plus votre père pour vous accorder ; Nous sommes seuls jusqu’au petit chéri qui viendra entre nous par la bonté de Dieu… C’est en avril qu’on sonne le Pardon-des-Fleurs au clocher de Pen-Ilis. Les jeunes filles y vont quand le mal de leur printemps les tient tremblantes et toutes pâles. Gaïte avait perdu ses couleurs. La dame de Kerhalla disait déjà : « Pour mener mes vaches aux champs, il me faudra quelqu’un de meilleure mine. Elle ferait croire, celle-là, qu’on n’a pas de soupe à la maison. » Louïsik alla pieds nus à Pen-Ilis et rapporta une pleine brassée de fleurs bénites, mais rien n’y fit. Toute maigre et toute blême elle était, la pauvre Gaïte, aux premiers jours du mois de mai. Celles que les fleurs n’ont pas su guérir viennent prier les petites âmes ailées au Pardon-des-Oiseaux qui se tient dans la forêt de Quimperlé. Ils vinrent tous deux, cette fois, Louïsik et Gaïte, en se tenant par la main. Dans la forêt jolie, on ne voyait que du bleu à travers les feuilles des arbres. La terre et le ciel souriaient. Derrière les grands buis, dont l’odeur est amère et douce, chaque garçon agitait la cage où était son rouge-gorge prisonnier, et les filles poursuivaient en criant la proie promise : qui n’a vu ces combats des enfants joyeux n’a rien vu. Louïsik n’avait pas de cage, et Gaïte ne pouvait plus courir. Ils s’assirent entre les deux rivières jumelles : l’Isôl, au cours limpide, et l’Ellé, verte comme la mer. Un rouge-gorge se mit à chanter au-dessus de leurs têtes : un libre. – Est-ce lui, demanda Gaïte, est-ce lui qui dit : « Prenez une compagne, mon ami, ouvrez votre cœur… » Elle était si pâle, que Louïsik se détourna pour pleurer. Tout à coup, elle lui prit la main et dit encore : – Voilà que je comprends le rouge-gorge ; il chante : Heureuses les jeunes filles qui s’en vont au printemps ! Comme la rose tombe du rosier, la jeunesse se détache de la vie… Ce fut tout ; Gaïte avait fini de vivre et de chanter. Une bonne sœur qui passait mit la croix de son rosaire sur la poitrine de la petite morte. Le rouge-gorge, lui, continuait de gazouiller dans les branches, disant : Voilà le mois de mai qui s’en va et les roses avec lui. Heureuses les jeunes âmes qui montent dans le parfum du mois des roses. Heureux, heureux aux pieds de Dieu l’encens fait du souffle des vierges et de l’haleine des fleurs ! Pour prix de son histoire et de sa chanson, Mathelin me demanda un conseil. – J’ai un garçonnet, me dit-il, qui a la maladie. Comment fait-on depuis qu’il n’y a plus de roi dans Paris ? – On s’adresse à la République, répondis-je. Il secoua sa grande tête sérieuse et douce qui avait eu le b****r d’un chambellan.
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