V
Espérit s’attendait à une résistance plus vive de la part du curé. Ce succès inespéré lui donna beaucoup d’assurance, et le lendemain dimanche il s’en alla résolument dans les cabarets de Lamanosc pour lever une b***e de tragédiens. Depuis longtemps, il avait fait son choix ; les rôles étaient distribués d’après le caractère, les habitudes, les passions des acteurs qu’il avait en vue. Une seule chose l’inquiétait : comment satisfaire à toutes les ambitions que cette tragédie allait susciter ? De quelle façon ménager ou repousser les candidatures rivales qui allaient se produire ?
Il fit le tour des auberges les mieux fréquentées du village : le Mouton couronné, le Petit-Paris, le Grenadier des Alpes, le Panier fleuri, la Mule d’or, la Croix de Malte, le Tivoli du Midi. Comme il n’était pas homme de cabaret, sa présence fut remarquée ; il fut entouré, poussé, harcelé de questions et bientôt de moqueries, lorsqu’il eut lancé ce mot de tragédie, qui n’avait pas un sens bien clair pour les paysans de Lamanosc. La plupart l’entendaient prononcer pour la première fois de leur vie ; c’étaient ceux qui riaient le plus et qui ne se lassaient pas de malmener Espérit. À la Mule d’or, cela faillit même tourner à mal. Espérit s’adressa d’abord au teinturier Triadou, dont l’humeur sombre lui paraissait bien cadrer avec le personnage de Brutus ; Triadou s’imagina qu’on voulait se moquer de lui en lui proposant ce rôle. Il était d’un naturel méfiant, et d’habitude il prenait les choses à contresens ; il lui arrivait d’entrer en colère si on le saluait et de se mettre en fureur si on oubliait de lui faire bon accueil.
– Il y a quelque chose là-dessous, se disait-il.
Le teinturier était du reste un personnage important de la commune ; il possédait un gros bien au terroir des Baux, et depuis longtemps on le considérait comme un des premiers lutteurs du pays.
Le malheur voulut qu’au moment où Espérit s’adressait à Triadou, le joyeux chansonnier Perdigal entrât à la Mule d’or. Le chansonnier savait à fond son Triadou, et l’excitait à plaisir quand il y prenait fantaisie.
– Calme-toi donc, dit-il en faisant le bon apôtre ; il n’y a pas offense, vieux brutal, Espérit a raison.
Le teinturier brisa sa chaise.
– Ah ! vous croyez me mener, dit-il, nous allons voir.
Espérit et Triadou avaient déjà quitté leurs vestes et s’apprêtaient à se gourmer, lorsque le caporal Robin fit son entrée. Robin s’interposa et fut accepté comme arbitre. Il était à Lamanosc depuis trois semaines. Le soupçonneux Triadou, qui toute sa vie s’était tenu en garde contre ses meilleurs amis, avait eu, dès le premier jour, foi à Robin et lui avait livré son âme. Il croyait, admirait, imitait tout ce qui venait de Robin. Le caporal revenait d’Alger ; il était très épris de couleur locale et ne savait plus marcher qu’avec des babouches ; Triadou était convaincu que Robin n’aurait pu faire un pas sans ses pantoufles. Le caporal se coiffait d’un tarbouch, jurait en arabe et ne parlait jamais provençal ; il avait rapporté d’Afrique la passion des couleurs voyantes, des histoires fabuleuses et de la liqueur d’absinthe. Triadou, autrefois si sobre, ne quittait plus la Mule d’or ; il se costumait, fumait à la turque et portait une calotte rouge ; rien n’était comique comme son obstination à parler français, et quel français ! Si l’on s’avisait de sourire aux récits de Robin, qui avait tué tous les lions du désert :
– C’est vrai, disait Triadou d’un air féroce, le poing levé ; – et son témoignage était d’un grand poids, car il était un fort tueur de loups, et, quoique chasseur, ne mentait jamais.
Le caporal Robin monta sur une table et s’assit les jambes croisées. Il se fit longuement expliquer la querelle, puis il décida avec la gravité d’un juge en séance qu’il n’y avait pas insulte, quoique Espérit eût poussé la plaisanterie trop loin, que les choses devaient en rester là, et qu’il n’y avait plus qu’à boire à la ronde aux frais d’Espérit. Tous les habitués de la Mule d’or ratifièrent la sentence du caporal, et l’affaire s’arrangea, sans plaies ni bosses, le verre à la main. Après boire, Robin releva sa chibouque et donna l’ordre à Triadou d’embrasser Espérit. On se quitta donc bons amis, mais il ne fallait plus songer à venir parler tragédie à la Mule d’or.
Au Grand Alexandre Espérit fut accueilli par les mêmes quolibets qui l’avaient déjà assailli dans toutes les auberges du village ; mais d’un mot, Cayolis, le maréchal-ferrant, arrêta les rieurs :
– Il n’y a pas à se moquer, dit-il, une tragédie, c’est une pièce de théâtre, comme qui dirait une comédie.
– Je suis sauvé, pensa Espérit, Cayolis s’en mêle.
Dominique Cayolis était un bel esprit très écouté à Lamanosc, habile d’ailleurs et connaissant bien les bêtes, en santé comme en maladie. Il avait fait son tour de France jusqu’à Lyon, par Toulouse et Bordeaux, et s’était établi depuis peu dans la commune comme maréchal-ferrant. Son influence était grande, et rien n’avait encore altéré le prestige que lui donnaient ses longs voyages. Espérit lui destinait le rôle de Jules César.
– C’est une pièce de théâtre, dit Cayolis, mais rien au monde n’est beau comme la Muette de Portici. Je l’ai vu jouer à Toulouse ; écoutez un peu le grand air de Masaniello.
On se pressa autour du beau Cayolis, qui se mit à chanter en appuyant la main sur son cœur. Il fut très applaudi.
– Maintenant, dit-il, attaquons le trio ; Espérit, fais la basse. On chanta le trio, puis le quatuor, puis le sextuor, puis les chœurs, si bien que le concert dura jusqu’à la nuit. Impossible de dire un mot de la tragédie.
Il ne restait plus qu’à visiter le Café d’Apollon. Cette auberge est fréquentée par les bourgeois de la commune, qui ne sont pas assez nombreux pour former un cercle ; on y rencontre encore quelques petits marchands qui se donnent des airs de bourgeois en frayant avec la bonne compagnie. Les paysans et les ouvriers ne s’y hasardent jamais.
Le Café d’Apollon était un lieu très respecté, très redouté, une sorte de tribunal qui décidait en dernier ressort des réputations. Ce tribunal tirait une grande force de sa permanence ; il n’y a que cette auberge et celle de la Mule d’or qui soient fréquentées pendant la semaine. C’était encore un grand centre d’élections, et l’huissier Fournigue y avait un pied-à-terre. Les habitués disaient toujours le cercle en parlant du Café d’Apollon. C’étaient bien les plus mauvaises langues du pays, le notaire Giniez en tête ; mais on ne pouvait pas trop se plaindre, entre eux ils ne se ménageaient guère et se détestaient cordialement. Cette auberge était située sur la place, et souvent, en allant aux offices, les filles faisaient un détour pour entrer à l’église par la petite porte latérale, dans la crainte de passer sous les yeux des terribles censeurs. Espérit pensa fort sagement qu’il n’avait rien à espérer du Café d’Apollon ; le notaire Giniez voulut l’arrêter sur la porte ; mais le terrailler fit la sourde oreille et descendit à son château des Saffras.
– Il faut avouer que ça n’a pas pris, dit-il. Enfin ! à dimanche prochain.
Vint le dimanche, et les choses n’en marchèrent pas mieux. Partout même échec, aux auberges, au jeu de boules, au cours, au plan de l’église, où se louent les journaliers.
– Mauvaise journée ! se dit-il ; ce sera pour l’autre semaine : petit à petit l’oiseau fait son nid.
Espérit n’était pas homme à se décourager pour quelques moqueries au début d’une entreprise. Il connaissait par expérience les résistances et les retours soudains de l’opinion publique, et souvent déjà par sa ténacité il avait vaincu les routines les plus obstinées. Lorsqu’il avait parlé pour la première fois de border la rivière de peupliers et d’oseraies et d’établir en aval une écluse comme à Caromb, tous les rieurs avaient été contre Espérit ; on l’avait même chansonné, car à Lamanosc on fait des couplets à tout propos et souvent très bien tournés ; Perdigal s’y est rendu célèbre par ses rimes provençales. En dépit des chansons et des railleries, barrages et digues flottantes s’étaient élevés en moins d’un an.
– Eh bien ! dit alors le Café d’Apollon, à la première crue d’eau tous ces travaux seront emportés.
L’orage éclata et les digues résistèrent.
– Ce sera pour les pluies d’automne, disait le notaire Giniez.
À l’automne, il en fut de même, et de même les années suivantes ; l’écluse tint bon et fut encore consolidée par le tassement des terres. On en retira du franc limon à charretées, les peupliers poussèrent comme des pêchers et donnèrent bientôt un bel ombrage ; les talus, les berges, se gazonnèrent naturellement, et tous les matins le notaire Giniez venait s’étendre dans ces herbes pour y lire son journal.
Il n’y avait dans la commune que des pénitents gris ; Espérit, qui était d’une famille de pénitents noirs, décida qu’Il fallait restaurer cette confrérie. Comme toujours, on se mit à dire dans le village :
– Voilà encore des almanachs d’Espérit, des almanacheries. On fit des chansons. Les pénitents noirs n’en furent pas moins rétablis.
Le conseil municipal voulait faire raser la tour Saint-Sébastien, dont l’histoire est des plus glorieuses. C’est là qu’ont combattu au douzième siècle les consuls de Lamanosc, morts les armes à la main pour les libertés de la commune. En 1359, les grandes compagnies d’Arnaud de Servole l’ont incendiée ; en 1562, elle a soutenu trois assauts, quand les Huguenots vinrent mettre le siège devant Lamanosc. Espérit se mit en tête de sauver cette vieille tour, et la Sébastiane ne fut pas démolie.
Espérit avait introduit dans le pays les mûriers nains et les oliviers de Crimée : on lui devait encore l’industrie des glaces que Lamanosc expédie à Marseille. Ce sont des neiges tassées qui se conservent toute l’année dans des glacières naturelles, formées au nord de la montagne par des anfractuosités de rochers où ne pénètre jamais le soleil.
Cet Espérit qui faisait tant de choses à Lamanosc n’était ni du conseil, ni de la fabrique : les intrigues d’élections le révoltaient ; il avait même refusé toute dignité dans la confrérie qu’il venait de restaurer. Heureux de s’effacer, il ne pensait jamais qu’à l’œuvre poursuivie et s’y donnait tout entier. C’est ainsi qu’il gardait toujours la force et la franche liberté d’un esprit désintéressé. Le projet une fois conçu, le but marqué, sa volonté se dressait, se roidissait et poussait droit. Nul n’avait au même degré l’énergie, l’action lente, continue, de l’idée fixe, frappant sans cesse au même point, comme ces suintements des grottes qui creusent goutte à goutte de vastes coupes dans les durs basaltes.
Ce grand vouloir se rattachait à un patriotisme ardent et naïf toujours en éveil. Il serait difficile de faire comprendre le vrai de cette passion à ceux qui par eux-mêmes n’en ont pas éprouvé la douceur et la violence. Espérit avait eu dans sa vie une grande joie, vers les premiers temps du choléra. Jusque-là il avait tout admiré dans Lamanosc, mais au hasard, par instinct d’amour, sans se rendre compte de rien. « Bon air, belle vue, » il n’en savait dire ni penser davantage, du moins le croyait-il. À l’époque du choléra, des familles riches de Lyon et de Paris vinrent se réfugier à Lamanosc. Espérit, qui savait un peu de français, leur servait de guide. Les premiers jours, ces étrangers trouvaient tout ravissant, le portail, les tours, les rues tortueuses, jonchées de buis, le torrent, les fondrières du chemin, non par grand amour des champs et du village, mais par caprice de nouveauté, de contrastes. On les voyait dispersés çà et là, dessinant les brèches du rempart, l’arche du pont, le clocher, ou se poursuivant, s’appelant avec des cris de surprise à la vue d’une baraque vermoulue, d’une fleur, d’une herbe, d’une couleuvre, comme des enfants qui auraient découvert l’île de Robinson. Les demoiselles couraient les champs et revenaient en se couronnant de lavandes et de romarins. On faisait de grandes expéditions dans la montagne, et chemin faisant les étrangers reprenaient leurs longues discussions sur le pittoresque, la nature et l’art, les bois, les eaux, les neiges, les paysages et les couchers de soleil. Tout en conduisant les ânesses, Espérit ne perdait pas un mot de ces discours ; il en retenait le plus possible, mais sans bien comprendre ; souvent le sens d’un mot, d’une phrase lui échappait, mais il prenait la phrase à la volée telle qu’elle lui arrivait, et il la fixait dans un coin de sa mémoire, comme il eût fait d’une phrase latine ; elle restait des années entières inerte et sans vie, puis tout à coup ressuscitait et livrait passage à l’idée captive.
– C’est singulier, disait-il plus tard lorsqu’il essaya d’analyser ses impressions ; il paraît que c’est comme la garance : à ces idées, il leur faut bien rester deux ou trois ans en terre ; si la graine est bonne, ça sortira toujours.
Au bout de quinze jours, il arriva que les belles dames n’admiraient plus rien et s’ennuyaient à mourir. Espérit ne s’en inquiétait guère ; de tous leurs discours, il avait retiré grand profit. Un monde inconnu lui apparaissait ; son esprit avait reçu le choc, il le sentait ouvert et dégagé, et comme mis en mouvement dans un courant de lumière. La journée finie, il s’en allait le long des prés, méditant et rêvant, le nez aux étoiles, ruminant ses rêveries, cherchant et comparant, pensant à tout ce qu’il avait entendu, – phrases de livres et singeries dans la bouche de ces citadins, mais pour Espérit idées neuves et vives, provoquant un travail original, libre et sincère, raisons nouvelles d’aimer le pays, et de s’attacher encore par mille liens plus étroits à cette chère patrie de Lamanosc, – semences de rêverie pour des années entières, rêverie ordonnée, ravivée sans cesse, maintenue dans ses vraies limites par la grande piété d’Espérit, pouvant s’étendre sans péril sur ce fonds de mœurs pures qui lui servait en quelque sorte de support.
Cabantoux le pâtre ou quelque vieux paysan l’accompagnait dans ses courses du dimanche qui se prolongeaient très avant dans la nuit ; un profond sentiment éclatait par moment sous leurs discours décousus ; ils ne savaient que parler du pays et, leurs cœurs s’élevant, penser aux choses éternelles. Dans nos villages du Haut-Comtat, au fond de ces vallées préservées qui s’étendent au sud de la montagne, il n’est pas rare de rencontrer de ces hommes méditatifs, et la religion vient encore affermir la belle gravité de leurs âmes. Elle crée en eux l’habitude des longues réflexions, du recueillement, des recherches de l’esprit, le sentiment de l’invisible, toute une vie intérieure active et concentrée.