Aujourd’hui la pointe de Grave est cuirassée contre l’Océan par des jetées parallèles au rivage, composées de blocs artificiels et naturels qu’on a précipités dans les flots du haut des wagons de transport. Il était temps qu’on opposât ces brise-lames à la mer, car les flots avançaient de cinquante mètres par an ! Depuis vingt ans on y travaille et la Gironde peut espérer ne pas voir l’Océan lui ravir cette partie de son département.
On était trop près des bains du vieux Soulac pour ne pas leur rendre une visite. Depuis le chemin de fer, ils ont enlevé beaucoup de baigneurs à Royan. Le plus curieux à voir, c’est l’église de Notre-Dame de la fin des Terres, dont le clocher sert de balise à la navigation ; cette église, qu’on répare aujourd’hui, avait été, comme la ville qui l’entourait, ensevelie dans le sable. C’était là, autrefois, que débarquaient les rois et les capitaines anglais qui se rendaient à Bordeaux. Du reste depuis des siècles, la mer, en envahissant les dunes, a englouti une ville, deux villages, un château, un prieuré et comblé un port important. Le vieux Soulac se relève au milieu des ruines et des souvenirs de son passé.
La beauté imposante du paysage qui entoure ou plutôt prolonge les environs de la pointe de Grave fit du tort au fusil de Paul, qui resta près de deux jours dans l’inaction sur le bras ou les épaules de Clinfoc ; mais cette inaction ne pouvait durer. Le littoral est rempli de dunes boisées où le lapin et la perdrix rouge sont en assez grande quantité. Dans les petites échancrures formées par la morsure des lames sur le sable, il y avait des vols d’oiseaux aquatiques, de sarcelles surtout, qui offraient plus d’une cible au chasseur. Paul s’en donna à cœur joie, au grand désespoir des jambes des deux vieillards. En fait de lapin, de perdrix, de sarcelle, Paul ne rapporta qu’une courbature et beaucoup de fatigue : on a beau avoir un bon fusil, il faut encore être adroit. Paul ne l’était pas.
— Tu tires trop vite, criait l’oncle.
— Prends garde à nos jambes, criait Clinfoc. C’est vrai, ça ; il nous arrivera malheur avec ton fusil ; quand tu vises Saint-Georges, c’est pour attraper Cordouan !
Paul riait. Son amour-propre n’était pas plus atteint que le gibier qu’il visait, et il partageait ses plaisirs entre son fusil qui l’amusait et les excursions qui lui plaisaient. Une fois, cependant, le fusil passa un vilain quart d’heure.
Tous les trois – on pourrait dire tous les quatre, car le Lefau-cheux faisait nombre – étaient allés jusqu’à La Tremblade et Marennes ; ils avaient visité les claires, où on engraisse les huîtres et l’estuaire de la Seudre qui communique avec la grande mer par le terrible pertuis de Maumusson tant redouté des navires et dont le sourd mugissement s’entend, quand la tempête souffle, jusqu’à plus de dix lieues dans l’intérieur des terres. Ils étaient allés jusqu’à Brouage, ville aussi insalubre que Marennes à cause des marais qui l’entourent. Paul avait tenu à voir ces deux villes qui se partagent la gloire d’avoir fourni l’héroïque équipage du vaisseau républicain le Vengeur. L’excursion avait duré plusieurs jours, et on revenait dans le Polar Star, sur lequel on avait embarqué trois marins de la côte. À peine eurent-ils doublé la pointe de la Coubre, qu’un vent v*****t prit la barque par le travers et faillit la faire chavirer. Les marins luttèrent contre le vent, et, pour ne pas courir le risque d’être jetés à la côte, prirent la haute mer où ils furent assaillis par la tempête.
Le capitaine ne riait plus : Clinfoc ne parlait pas. Pour eux la vie de Paul était en danger, et cela suffisait pour faire entrer dans leur âme le sentiment de la peur qu’aucune tempête, si violente qu’elle fût, n’y avait jamais fait naître. Paul avait gardé son sang-froid, quoique son cœur battît à rompre sa poitrine, et il aidait, comme il pouvait, la manœuvre. Ce fut la première leçon de son apprentissage de marin.
Par malheur, la nuit arrivait et le capitaine mit le cap sur le point le plus rapproché de la côte. Bientôt, dans l’ombre de la nuit naissante, apparut un feu brillant.
— Pontaillac, dit Clinfoc.
— Tâchons d’aborder, si le ressac n’est pas trop fort, répondit le capitaine.
Mais le vent changea subitement ; la lame devint terrible et jeta violemment la barque sur la côte. Le contrecoup précipita Paul dans la mer : son oncle n’eut que le temps de le saisir par les basques de son habit, mais il fut entraîné avec lui, pendant que Clinfoc, seul, étourdi, manœuvrait le Polar Star dégagé du sable vers des lumières qui scintillaient sur le rivage. Quand il se retourna et qu’il ne vit plus son maître et le jeune homme, il poussa un cri terrible ; la barque alla à la dérive, et heurta le sable avec le gouvernail dont la barre frappa le vieillard et l’étendit évanoui.
Quand il revint à lui, il se retrouva au coin d’un bon feu, dans la maison du gardien du phare de Pontaillac. Paul et le capitaine étaient près de lui. Quand on put se parler, on éclata de rire.
— Une tempête dans un verre d’eau, dit le capitaine.
— Sommes-nous rouillés ! repartit gaiement le matelot.
— Je regrette mon pauvre fusil, dit Paul.
— Et la barque ?
— Elle n’a rien de rien. Plus solide que nous, la vieille !
Ce qu’il y avait donc de plus malheureux dans ce naufrage, c’était la perte du Lefaucheux, qui était tombé dans l’Océan.
« Bah ! dit le gardien qui leur donnait l’hospitalité, nous le trouverons à marée basse ».
Paul s’endormit sur cet espoir. Tout le monde en fit autant.
Le lendemain, comme l’avait prédit le gardien, la marée était basse. Le Polar Star était resté sur le sable. Le gouvernail seul était endommagé ; la brigantine avait été emportée par le vent. Pendant que le capitaine et son matelot réparaient ces dégâts, Paul cherchait son fusil ; pourtant, il faut le dire à sa louange, sa curiosité de touriste et de marin l’emporta, quand il aperçut le phare de Pontaillac. Le gardien le lui fit visiter.
Ce phare est bâti sur des sables mouvants. En cas de déplacement possible de l’édifice, on l’a construit en charpente ; il a la forme d’une pyramide quadrangulaire, tronquée à la hauteur de la lanterne et composée de quatre solides poteaux que relient des entretoises et des croix de saint André. Des boulons en fer assemblent les pièces. La cage de l’escalier est renfermée entre quatre poteaux verticaux qui ajoutent à la solidité de l’ensemble. L’échafaudage repose sur un petit mur en maçonnerie qui lui fait une base immuable et le met à l’abri de l’humidité du sol. La chambre de service est située au-dessous de la lanterne, sur la plate-forme qui couronne le monument. Le gardien habite une petite maison à proximité du phare, celle où nous avons retrouvé nos naufragés.
Paul était émerveillé, c’était le premier phare qu’il eût vu de près, et, bien que celui-ci fût de troisième ordre, il emportait de sa visite une profonde impression. Aussi quand il eut rejoint son oncle, il lui dit à brûle-pourpoint :
— Quand allons-nous à Cordouan ?
— Bravo, répondit Clinfoc, dont les efforts tendaient à ce but depuis que Paul était auprès d’eux. Bravo ! Et pour la peine, voilà ton Lefaucheux.
— Quel bonheur ! où était-il ?
— Dans le sable en train de sécher.
— Quel nettoyage !
— Il en avait besoin, depuis qu’il fait son service !
Le soir, on était de retour à Saint-Georges, et le lendemain, par une journée splendide, on faisait voile pour Cordouan. Le Lefaucheux que Clinfoc avait passé la nuit à nettoyer était encore de la partie. Clinfoc n’avait jamais été si joyeux. Le capitaine seul bougonnait. Pourquoi ? Parce que son matelot avait réussi à faire ce qu’il voulait en forçant Paul à le demander.
La tour de Cordouan, en effet, est pour les baigneurs et les habitants de Royan l’excursion la plus fréquentée, le but de promenade le plus agréable, bien qu’il soit très difficile d’y aborder, et, une fois qu’on y est, de s’embarquer pour le retour ; mais chaque voyage est marqué par un de ces accidents qui font toujours rire, dans le genre de celui que Clinfoc raconta à Paul pendant la traversée de Saint-Georges à Cordouan :
— Tu sauras, petit, d’abord et pour lors, que pour débarquer à Cordouan il faut les plus grandes précautions. La mer baigne le rocher qu’elle bat avec furie par le mauvais temps, ne laissant qu’un méchant bout de rocher large comme ma langue pour poser pied. Si la mer est mauvaise, le débarquement est impossible. Or les dames sont les plus curieuses, naturellement, et il en vient en quantité voir la tour. Ce sont elles qui sont la cause d’une foule de petits accidents dont s’amusent les gardiens, les matelots et les voyageurs. En voici un bien connu de Royan.
— Et ton Lefaucheux, petit ! Voici des mouettes qui passent.
— Tout à l’heure, mon oncle. Continue, Clinfoc.
— Paré à virer, Capitaine. Tenez le gouvernail, moi, je tiens la conversation.
— Tu t’en acquittes à merveille, vieux bavard.
— La suite, ou je prends mon Lefaucheux.
— Voilà. Une grande barque pontée, le Triton, dans le genre de celle que tu vois là-bas, c’est peut-être bien la même, partit un dimanche matin de Royan avec une société composée d’une quinzaine de personnes.
— Davantage.
— Oui, Capitaine, il y avait entre autres une famille anglaise, le père, la mère, deux filles et un fils : le père, gros, court et rouge ; la mère, grande et sèche, les filles insignifiantes, et le cadet – ils l’appelaient cadet – insupportable.
— Des types anglais, quoi ! ça se ressemble comme les asperges.
— Oui, Capitaine. La route fut bonne. Le débarquement s’opéra sous de moins bons auspices. J’ai oublié de te dire que les embarcations ne peuvent jamais aborder. C’est un petit youyou conduit par un gardien du phare, qui vient chercher les voyageurs, et dès qu’il touche l’unique et étroit fond de sable par lequel on puisse aborder, il faut, sous peine d’entrer dans la mer jusqu’à la ceinture, accepter le secours des épaules des marins. Quand la mer est forte, cela devient impossible, tu comprends.
— Mais tu l’as déjà dit !
— Oui, Capitaine. Les Anglais une fois arrivés durent faire comme les autres, ce qui leur fit jeter des cris d’horreur. Voir leurs filles portées sur le dos d’un homme ! Shoking ! Mais il fallut en passer par là. L’Anglais et son fils, les filles mêmes passèrent tant bien que mal. Vint le tour de la maman. Le malheur voulut que le marin qui s’offrit pour la porter à califourchon fût très petit. C’était le père La Gloire, avec lequel nous ferons connaissance. L’Anglaise avait des jambes à n’en plus finir. Elle préféra les laisser baigner dans l’eau, plutôt que de les voir passer sous les bras d’un homme. C’était bien assez, trop même, de lui passer les bras autour du cou. Ce qui fit qu’elle fut trempée jusqu’aux genoux. Ce petit accident n’était que le prélude de ce qui va suivre.
— Tu l’as oublié, je parie… attends !
— Non, Capitaine. La société une fois débarquée s’éparpille sur le rocher et dans la tour. Bref, elle y fait ce que tous les voyageurs y font, ce que nous y ferons nous-mêmes. Inutile de t’en parler, puisque nous y allons. Au bout de deux heures, il faut se rembarquer. La mer est devenue plus forte. Le capitaine du Tr i -ton conduit lui-même les voyageurs du petit canot au lougre. On ne rit plus. Chacun fait silence, s’il n’y a pas de danger sérieux, tout au moins faut-il des précautions. On se hâte surtout, car la mer en grossissant pourrait faire chavirer la barque et couper la retraite aux voyageurs. Quatre voyages se font sans encombre. Il ne restait plus que les Anglais à passer. Déjà les marins avaient pu aborder le petit canot et y déposer leur fardeau. Le dernier allait y toucher à son tour. Celui-ci portait la grande Anglaise. Tout à coup – je crois toujours qu’il l’a fait exprès, pour venger Trafalgar – une vague plus forte bouscule le marin, qui perd pied et tombe avec l’Anglaise dans la mer. Le canot est éloigné par cette secousse d’au moins cinquante mètres. Pendant ce temps le marin qui avait disparu sous la vague reparaît en traînant par la jupe l’Anglaise à moitié suffoquée, que le brave homme avait jugé à propos de ne pas lâcher pour qu’elle n’allât pas à la dérive contre le rocher où elle eût trouvé la mort. Quant au canot, au lieu de revenir, il gouvernait sur le lougre, le capitaine ayant jugé à propos de ne pas compromettre, en attendant plus longtemps, son bateau et la vie des autres passagers. L’Anglaise était sauvée, elle avait pris un bain forcé, voilà tout ; mais le plus curieux, c’était de voir la tête et d’entendre les cris de son mari et de ses enfants que le Triton emportait vers Royan ! Le plus drôle enfin, c’était de voir l’Anglaise rentrer au phare. Quels cris ! Quelle colère surtout quand elle fut obligée d’endosser un habit de marin pour pouvoir faire sécher ses vêtements !