— Et où t’en serviras-tu ?
— Partout, sur les côtes, en mer, à la tour de Cordouan, où je tuerai des mouettes.
— Justement, c’est là que je voulais te conduire.
— Je veux bien y aller, moi, mais avec mon fusil.
— Sans doute. Je vais trouver le capitaine.
Paul s’en alla en riant. Le coup était bien lancé. Il savait que Clinfoc voulait à toutes forces l’emmener faire des excursions en mer, et que le capitaine, dont c’était aussi l’idée première, s’y refusait, parce qu’il voulait que son neveu utilisât son fusil et son port d’armes. Le seul moyen de tout concilier était de faire les excursions projetées en compagnie du Lefaucheux. Clinfoc alla trouver le capitaine.
— Le petit ne se sert donc pas de son fusil ? Valait pas la peine de le lui acheter.
— Eh ! c’est lui qui ne veut plus. Il préférerait aller en mer.
— Peuh ! en mer.
— Si je veux qu’il y aille, moi.
— Dame ! Il en apprendra plus sur les bancs de notre bateau que sur les bancs de son collège.
— Je l’ai toujours dit.
— Et puis en mer, il pourra se servir de son Lefaucheux. Il s’apprendrait à tirer sur les hirondelles de mer.
— Touche-là, Clinfoc. Nous sommes deux vieilles bêtes de nous disputer quand nous nous entendons si bien. Va pour la mer. Nous irons à Cordouan.
— Et le petit ira chasser. Il nous tuera des lapins.
— Et des perdrix.
— Aux choux, mon Capitaine !…
Dès ce jour, les vacances de Paul se passèrent en promenades. Inutile de dire que le Lefaucheux était de toutes les parties, ce qui finit par agacer tellement le capitaine, qu’à un certain moment il ne put s’empêcher de s’écrier, devant son matelot :
— Maudit fusil ! Il nous portera malheur.
— Et ce sera bien fait !
— Si j’avais su !
— Voilà ! on fait tout sans consulter son vieux Clinfoc ! Mais Paul était si content de son fusil que c’eût été un crime de lui reprocher son bonheur. Aussi les deux vieillards supportèrent-ils le Lefaucheux, le portèrent même, car dans de longues routes, il fatiguait parfois le jeune homme.
Tous les ans, la première visite de Paul était pour Royan. Ses souvenirs d’enfance l’y auraient infailliblement appelé, quand même il n’y aurait pas eu la tombe de sa famille. C’est là qu’il allait prier d’abord, avant les quelques visites qu’il avait à rendre et les poignées de main à donner. Quant à Royan, il le connaissait assez pour lui préférer Saint-Georges. Nous, qui ne le connaissons pas, accompagnons le jeune homme pour relever le peu de curiosités que cette ville balnéaire fournit à l’appétit des touristes.
« Royan est bâtie sur une roche escarpée, à l’embouchure et sur la rive droite de la Gironde, où elle a un petit port de commerce défendu par un fort. »
Voilà ce qu’en dit la géographie. Paul pourrait mieux nous renseigner, car il connaissait la ville à fond et avait même esquissé une histoire de son passé, qu’il eût été facile de retrouver dans ses papiers. Cette histoire est assez curieuse.
Il y a deux siècles, cette petite ville, si animée et visitée chaque été par quarante mille baigneurs, n’était qu’un point imperceptible sur la carte, un port d’une excessive modestie, fermé par une double rangée de piquets, pour économiser la dépense d’une jetée, et visité seulement par les forçats, qui descendaient la Gironde en gabare, en allant prendre possession de leur domicile à Rochefort. Royan comptait à peine un millier d’habitants, relégués sur un rocher, sans route, sans industrie, sans église, sans monuments, si ce n’est çà et là un moulin à vent, le château de Norel, et un prieuré où Brantôme écrivait ses chroniques. Il n’avait aucune marchandise pour faire du cabotage. Le port à fond de vase, à sec toute la journée, n’avait que quelques chaloupes de passage et des barques de pilote, presque toujours au large en quête de navires. Son seul simulacre de commerce était le transit des huîtres de Marennes, que les jolies femmes de la Tremblade, coiffées de leurs colossales pyramides renversées de linon, accompagnaient jusqu’à Bordeaux.
À cette époque, cette ville s’appelait bourg et eût dû être appelée village, car une maison d’un étage y passait pour une prétention. Les maisons n’avaient qu’un rez-de-chaussée parqueté en argile, éclairé par la porte, à la fois cuisine, salle à manger et chambre à coucher, le tout surmonté d’un grenier où le pêcheur suspendait ses filets et la ménagère ses bottes d’échalotes. Un toit en saillie, avec tuiles bombées, projetait au soleil son ombre sur un mur blanchi à la chaux et décoré d’une treille de muscat, qui abritait le banc de bois où le maître venait prendre le frais et deviser avec le passant.
Il n’y avait pas de trace de rue. Le sol creusé par les roues des charrettes et le pied des bœufs offrait partout des mares et des fondrières. Quelquefois la mer faisait irruption dans la ville et démolissait des murs qu’on relevait jusqu’à une nouvelle voie de fait de la marée.
La population était ignorante, indifférente à la marche du progrès. Il fallut que la civilisation vînt la trouver pour en faire ce qu’elle est aujourd’hui, et la forcer à faire la prospérité du pays en embellissant Royan et en se mettant au niveau de notre époque. Voici comment Eugène Pelletan raconte cette métamorphose.
« Du moment que la population royannaise eut à loger une invasion de baigneurs, elle dut songer à créer de tous côtés des logements. Celui-là rebâtit sa maison de fond en comble ; celui-ci exhaussa son rez-de-chaussée. La démolition gagna de proche en proche ; la masure partout abattue ressuscita sous une brillante toilette de pierre de Saint-Savinien. La vitre chassa le canevas de la croisée ; la jalousie succéda au contrevent.
» Le conseil municipal, de son côté, pava les trois rues de Royan avec des moellons semés de distance en distance par raison d’économie. N’importe, c’était toujours un programme de pavé, un pavé futur en attendant le macadam. Nous disons les trois rues, bien que le maire alors régnant dans un excès de patriotisme en ait extrait au moins quinze ou vingt, en les divisant à l’infini par de savants calculs.
» Royan, une fois rebâti et pavé, voulut compléter son organisation. Il n’avait pas de mairie. Le maire avait jusque-là marié dans sa cuisine les garçons et les filles de sa commune. Le conseil municipal acheta la maison légèrement monumentale d’un ancien capitaine au long cours. Il planta sur la corniche un bâton tricolore orné d’un drapeau. Il grava ensuite sur une plaque cette inscription : Hôtel de ville.
» Une mairie exige une place pour la symétrie du décorum. On jeta par terre la halle séculaire de Royan et, sur l’emplacement, on installa une fontaine surmontée d’une colonne. Ce fut la place de Royan. On y passait une fois par mois la revue de la garde nationale.
» Le Conseil général, pendant ce temps, donnait à son tour le tracé d’une route macadamisée pour relier Royan par terre au reste du royaume. Une diligence roula sur la chaussée pour en faire l’expérience. L’expérience réussit. La diligence roule encore. Or, pendant qu’elle allait et venait, la population royannaise marchait de conquête en conquête. Elle n’avait qu’un perruquier, elle eut une académie de coiffure. Elle n’avait pas d’apothicaire, elle eut un pharmacien, avec un serpent enroulé autour d’un caducée sur la devanture de son officine. Elle n’avait qu’un maître d’école pour tous les sexes et pour tous les cultes, elle eut des écoles primaires pour les deux sexes et les deux communions. Elle n’avait que des auberges ou des guinguettes, elle eut des hôtels, des restaurants, des cafés, des boutiques de confiserie et de pâtisserie. »
On ne peut rien ajouter à ce tableau, sinon que les chemins de fer ont fait de Royan une ville de bains de premier ordre.
La seule chose du passé que regrettât le capitaine était une sorte de fête de printemps qu’il n’avait vue qu’une fois, dans son enfance, et qui avait disparu depuis l’empire.
Cette fête toute italienne s’appelait l’Infiorature. Paul aimait particulièrement à se la rappeler. Son oncle se faisait un plaisir de lui en parler.
Chaque année, aux derniers jours d’avril, les jeunes filles allaient de porte en porte chercher des fleurs dont chaque jardin leur faisait une aumône. Parfois même, on les laissait piller les parterres et elles sortaient de là avec des gerbes de bouquets. Ces bouquets servaient à faire une coupole de fleurs qui contenait deux couronnes enfermées l’une dans l’autre comme des boules d’ivoire. Au moment où le dernier soleil d’avril disparaissait derrière Cordouan, la coupole, illuminée de chandelles de résine, paraissait au-dessus du principal carrefour, sur une corde tendue d’un grenier à l’autre des maisons. Les jeunes gens prenaient les mains des jeunes filles, et formaient sous ce lustre embaumé une première ronde qui en renfermait deux autres, l’une d’adolescents, l’autre de marmots. Les trois âges de la vie, représentés par les trois couronnes, tournaient les uns autour des autres aux refrains de la cornemuse. « J’ai été un de ces marmots, ton père aussi », disait le capitaine à Paul.
Mais Paul, débarrassé des visites qu’il devait faire à Royan, plus calme après son devoir rempli à la tombe de sa famille, courait dans les dunes et sur la plage, et on aurait été très mal venu de lui parler du passé, du présent et de l’avenir de Royan. Ce qu’il lui fallait puisqu’il avait la liberté, c’était le grand air.
Pourtant il est des spectacles qui ont beau être familiers à votre vue, vous ne pouvez vous en détacher facilement. Les conches de Royan sont de ce nombre. Figurez-vous des plages en pente douce et d’un sable fin comme l’ambre, chauffé à mer basse par le soleil offrant aux baigneurs des bains de différentes qualités. Là, les lames expirent doucement ; ici elles déferlent avec fureur. Il y en a pour tous les goûts. Paul fit comme les autres. Il se baigna et se serait même baigné avec son fusil, s’il avait pu. Quand il fut fatigué de se baigner, il reprit son excursion commencée et ne revint pas à Royan, où son Lefaucheux lui était inutile. Avant d’aller en mer, il avait obtenu des deux marins qu’ils l’accompagnassent à pied dans les environs de Saint-Georges et le long des côtes. Nous le retrouvons avec son Lefaucheux, l’un portant l’autre, d’abord à la pointe de Suzac, où il pêcha des moules, puis dans la charmante conche des Dames, où il ne put s’empêcher de prendre un nouveau bain.
De Suzac à Saint-Georges, la promenade est charmante par une belle nuit d’été, les lames phosphorescentes font jaillir du sable des milliers d’étincelles, tandis qu’au loin la tour de Cordouan, à moitié noyée dans l’ombre, tourne et retourne son disque de feu.
Le lendemain Paul et ses hôtes allaient dans leur bateau jusqu’à Meschers, où l’oncle fit au neveu un petit cours d’histoire. C’est là, en effet, que le vaisseau le Régulus, traqué par une flotte anglaise, vint terminer sa glorieuse carrière.
« Il fallait se rendre ou périr », disait le vieux marin. Le capitaine, d’accord avec son équipage, prit le parti héroïque de brûler son navire. Il jeta les poudres à la mer et alluma la chemise soufrée. La flamme envahit bientôt le vaisseau de la sainte-barbe au haut des mâts ; les canons encore chargés partaient l’un après l’autre comme pour sonner le glas de l’agonie. Ce fut pendant trois jours et trois nuits une lutte entre l’eau et le feu, jusqu’à ce que le vaisseau, éclatant par le milieu, disparût sous les lames.
On alla voir les trous de Meschers. Ce sont des grottes creusées dans la falaise, sur la façade d’un rocher perpendiculaire, à quarante pieds au-dessus de la Gironde. Une rampe étroite taillée dans le roc circule d’un trou à l’autre sans parapet du côté de l’abîme. Jadis ces trous étaient-ils habités ? En tous cas, il reste à peine un souvenir de ce village aérien ; de là on descendit jusqu’à Talmont, qui n’a de curieux qu’une chapelle romane, bijou d’architecture, qui est bâtie sur la pointe d’une falaise sans cesse minée par la mer.
Pendant ce temps, le Lefaucheux jetait sa poudre aux oiseaux de mer sans permettre au plomb qu’elle accompagnait d’en toucher un seul. Il est vrai de dire que Paul n’était guère plus heureux dans les chasses qu’il faisait aux environs. Clinfoc n’en était pas fâché : il lui tardait tant que Paul se dégoûtât du fusil, pour écouter les leçons de marine qu’il lui donnait en mer, et prendre goût à la visite qu’il avait projetée de lui faire faire à la tour de Cordouan !…
Une autre fois on fit une excursion à la pointe de Grave. On débarqua au Verdon, endroit qui prend chaque jour de l’importance et dont le port reçoit tous les vaisseaux venant de Bordeaux, quand le mauvais temps les arrête, et de là on remonta vers l’anse des Huttes, où commence ce gigantesque travail presque achevé que les hommes ont entrepris pour empêcher les flots d’envahir la plage, et d’emporter toute cette langue de terre, ne laissant que des écueils, là où il y a un petit port et un phare.