III
Annecy
Le comte et ses fils descendirent la colline sur laquelle est situé Annecy-le-Vieux. Édouard remplissant déjà ses yeux des beaux paysages qui s’étendaient autour de lui. Lucien en faisant de même, mais portant aussi souvent son regard sur son petit panier garni par madame Vateline.
La vaste nappe du lac se déroulait comme une gaze azurée. À l’horizon, on avait les magnifiques panoramas des vallées du Fier et de la Filière. Mais partout on apercevait, entre des bouquets d’arbres, quelque pierre antique ; de l’étendue des herbages on voyait surgir quelques restes de constructions romaines.
La nature, qui efface si promptement les champs de bataille, recouverts en quelques jours de sa végétation, ne peut rien sur ceux où ont passé les antiques légions ; leurs camps laissaient partout quelque ouvrage qui s’enracinait à la terre ; et, après les siècles écoulés, dresse encore sa pierre éternelle.
Dans l’enceinte d’Annecy, les voyageurs ne trouvèrent qu’une ville de très peu d’importance à visiter.
Annecy, aujourd’hui, est un centre assez florissant d’industrie et de commerce ; les eaux du lac qui traversent la ville par trois canaux, y mettent en mouvement de nombreuses usines, des filatures, des fabriques d’étoffe de coton et de soie. Les monuments y sont remarquables, l’hôtel-de-ville, l’évêché, diverses églises, et surtout la bibliothèque publique et le musée, fort riche en médailles romaines, font prendre rang à la ville dans la civilisation de nos temps.
Mais au commencement du dix-huitième siècle, après avoir depuis longtemps oublié sa fondation antique, elle en était encore à ses temps féodaux, formée et agrandie à l’ombre du château des comtes du Genevois qui la domine, elle n’avait que la nullité imprimée en tous lieux par le vasselage.
Les voyageurs quittèrent donc bien vite son enceinte et se rendirent sur le côté oriental du lac, au pied de la montagne de la Tournette, l’un des points de ces contrées les plus riches en admirables perspectives.
Là ils firent une longue halte.
Des maisonnettes, dispersées sur les agrestes hauteurs, coupaient de leurs lambris de bois rouge les masses de sombre verdure ; des jardins, des haies vives, des arbres fruitiers, des plantes appartenant aux climats les plus favorables, donnaient à ce rivage un très riant aspect.
Au-delà se déroulait le majestueux cintre des Alpes.
Le comte de Laverny était assis sur un banc de gazon, ayant Édouard à ses côtés et Lucien à ses pieds.
À leur droite s’étendait une légère palissade de charmille enfermant un jardinet. Dans l’enclos, de jeunes paysannes dont la coiffe d’indienne garnie de dentelle noire ne gâtait pas trop la fraîche figure, se pressaient autour de nombreuses ruches d’abeilles, dont elles recueillaient le miel d’excellente qualité.
De l’autre côté, sur un plan moins incliné, de robustes garçons achevaient la récolte d’un champ de lin. La terre qui avait donné ses produits, était d’un jaune brun, parsemée de paille dans ses sillons. Mais, çà et là, quelques touffes de tardives fleurs de lin, échappées à la faux, élevaient leurs délicieuses petites fleurs bleues, balancées sous la moindre brise et dont le charme suffisait à parer cette argile.
Et tout le tableau, montagne, bois de sapin, maison rustique, modeste enclos, champ de lin, se répétait dans le lac, dont le reflet fidèle, aussi bien que les sommets superbes, peignait les essaims dorés d’abeilles et les fleurettes encore égarées sur le champ agreste.
Lucien s’était empressé de saisir cet instant de repos pour étaler sur l’herbe la fameuse galette de madame Viteline, accompagnée de ses pommes et de ses cerises. Le comte de Laverny et son fils aîné étaient aussi fort satisfaits de la trouver… Ensuite, si elle était bonne ou non, on ne le sut jamais, car les voyageurs avaient en ce moment l’un de ces riches appétits qui font tout dévorer.
Pourtant Édouard laissa bientôt son léger repas en suspens.
Il considérait le tableau nouveau, imposant, et même terrifiant des Alpes, et son père remarquait qu’il avait l’air singulièrement absorbé, même qu’une légère pâleur se répandait sur son visage.
– Édouard, lui dit-il, on croirait qu’il est tout à coup survenu en toi quelque sujet de tristesse.
– Je pense, dit l’enfant sans détacher son regard des sommets escarpés, je pense qu’il y a parfois des voyageurs perdus dans ces montagnes. Et je me fais une idée affreuse de la solitude parmi ces pics inaccessibles, ces glaciers, ces bois peuplés de bêtes fauves. Être entouré de cette immensité où rien ne vient à votre secours, et où tout vous menace ! savoir que le monde existe, l’apercevoir même dans un lointain brumeux, et ne pouvoir le rejoindre ! mourir dans sa jeunesse, sa force, et mourir ainsi, sans raison, victime seulement du meurtre accompli sur vous par la solitude… Ah ! ce doit être affreux !
– Mon cher enfant, dit le comte, c’est une grande preuve de faiblesse que tu montres là. Les voyageurs égarés, ou du moins ceux tout à fait perdus sont rares… On ne doit pas ainsi se créer des fantômes pour s’effrayer… Cela nous inspire la peur, qui est toujours une disposition mauvaise et au-dessous de l’homme. Je t’engage donc vivement à laisser là ta vision et à porter ton esprit sur tout autre chose.
M. de Laverny n’eut pas de peine à obtenir cette diversion d’idée d’un garçon de quatorze ans, surtout lorsque les nouveaux incidents de la route vinrent bientôt l’égayer.
Les voyageurs avaient repris leur marche le long du lac. Ils voulaient, à quelque distance, le traverser pour aller sur l’autre rive terminer leur journée par une visite au château de Duingt, l’endroit le plus pittoresque de la contrée.
Ils cheminaient donc sur l’étroite route.
C’était l’automne, le moment où les plus pauvres gens de la Savoie quittent leur terre qui ne produira bientôt plus que la neige et la glace, pour aller chercher les pays plus hospitaliers, où l’hiver, près de celui de la Savoie, ressemble à un printemps, et où l’on trouve à vivre ; ce qui les fait si bien appeler, lorsqu’ils nous arrivent, les hirondelles d’hiver.
La route était semée de caravanes d’émigrants de tout âge ; les plus petits portaient une marmotte, une vielle, les autres ne portaient rien. Ils allaient tous dans une ville inconnue, où rien ne les attendait, et où il fallait pourtant trouver du pain. Par exception, les enfants étaient les plus favorisés ; la marmotte qui devait exciter la curiosité, et par là attirer quelques sous, était un point de départ de la fortune ; mais les grands allaient positivement à la grâce de Dieu.
Et en effet, la Providence à laquelle rendait hommage leur sérénité, leur confiance en l’avenir, allait leur trouver quelque bon petit état, où il ne faut ni mise de fonds, ni apprentissage, et dans lequel on ne prospère pas moins.
Les voyageurs se mêlèrent à une b***e de Savoyards qui suivaient la même direction qu’eux. On causa, on chanta même les chansons du pays, et le trajet se fit très gaiement dans cette partie du chemin.
En face de Duingt, M. de Laverny et ses fils montèrent dans une barque qui les conduisit de l’autre côté du lac, au pied du célèbre château.
Le petit village de Duingt est situé sur un rocher, qui s’avance dans le lac d’Annecy, et divise ses eaux en deux bassins. C’est à l’extrémité que s’élève le remarquable château, construit en plein lac, sans qu’on aperçoive à peine la chaussée qui le relie au rivage. L’habitation est pourvue de belles terrasses d’où l’on a des points de vue ravissants.
Les eaux, par leurs beautés et leur contraste avec, la verdure, étant toujours le plus grand charme du paysage, les voyageurs goûtèrent longtemps ce plaisir de se voir au milieu de la plaine liquide, sillonnée de ses belles lames d’argent, fendant de tous côtés la surface, et courant sur un fond bleu, et de se trouver pourtant immobiles pour contempler à l’aise l’étendue du rivage, dont le gazon velouté, le gracieux ajonc, le saule échevelé, le peuplier montant toujours au ciel, puis les nuages des montagnes apparaissant à demi, formaient le magique tableau.
Cette visite à Duingt, et leur première journée d’excursion dans la contrée, fut terminée par une particularité des mœurs de ces campagnes, qui se grava profondément dans la mémoire des fils du comte, ou du moins du plus jeune.
Comme ils retournaient vers Annecy-le-Vieux, en montant une colline agreste, ils virent que dans ce site dénué d’habitations, privé de culture, mais riche en plantes balsamiques, en roses sauvages, en mauvaises herbes de toute hauteur, on avait établi une magnifique collection de ruches d’abeilles, rangées en espalier.
C’était vers le soir ; et des travailleurs étaient occupés à garantir la demeure de ces précieuses mouches à miel de hautes palissades, qu’ils implantaient fortement dans la terre, et qu’ils paraissaient se hâter de mettre en place avant la nuit.
Un paysan passant sur le sentier, M. de Laverny l’interrogea à ce sujet. – On craint donc dit le comte, que ces ruches soient enlevées pendant la nuit ? ce qui semble pourtant chose très difficile.
– Oh ! non monsieur, répondit le passant, il n’y a pas de voleurs ici, on ne connaît guère cela dans le pays.
– Eh bien, alors ?…
– Ensuite, ajouta le paysan, quand il y en aurait, ils ne s’attaqueraient pas aux abeilles… Vous devez savoir, monsieur, que dans les propriétés, les abeilles sont regardées comme des personnes véritables et faisant partie de la famille. S’il y a un baptême ou un mariage, on met de beaux bouquets sur leurs ruches ; à la mort de quelqu’un de la maison, on ne manque pas d’y placer un crêpe noir. C’est connu.
– Pourtant, on les garantit solidement.
– Un voleur ! insista encore le paysan, ah ! bien oui ! s’il en venait, les abeilles se défendraient bien elles-mêmes ; elles le piqueraient jusqu’à ce que son corps ne fut plus qu’une ampoule, et le mettraient ainsi à la porte.
– Mais enfin, voyez donc toutes ces précautions, qui ne sont pas là sans cause.
– Pour cela, je vais vous dire. Il y a un habitant de nos montagnes si amoureux de friandises, si gourmand sur ce point, que s’il pouvait, il ne vivrait que de miel, et partout où il y a des ruches, on craint sa visite.
– Et quel est donc ce gourmet, si délicat dans ses goûts, ce raffiné de la table ?
– C’est l’ours.
– L’ours !
– Mon dieu oui ! Il adore le miel ; et comme il est très porté sur sa bouche, il passe à peu près tout son temps à rôder dans les campagnes où il peut en découvrir. Aussi, s’il entre dans la ruche, il fait rafle de tout, sans s’occuper même de trier la cire. Pour les aiguillons des abeilles, attendu qu’ils ne peuvent percer son rude cuir, il s’en moque, comme si leur essaim en colère ne venait tourner autour de sa tête que pour le caresser et lui donner de l’air.
M. de Laverny remercia le paysan de ces renseignements et s’éloigna.