XIII« – Loti, me disait un mois plus tard la reine Pomaré, de sa grosse voix rauque – Loti, pourquoi n’épouserais-tu pas la petite Rarahu du district d’Apiré ?… Cela serait beaucoup mieux, je t’assure, et te poserait davantage dans le pays. »
C’était sous la véranda royale, que m’était faite cette question. – J’étais allongé sur une natte, et tenais en main cinq cartes que venait de me servir mon amie Téria ; en face de moi était étendue ma bizarre partenaire, la reine, qui apportait au jeu d’écarté une passion extrême ; elle était vêtue d’un peignoir jaune à grandes fleurs noires, et fumait une longue cigarette de pandanus, faite d’une seule feuille roulée sur elle-même. Deux suivantes couronnées de jasmin marquaient nos points, battaient nos cartes, et nous aidaient de leurs conseils, en se penchant curieusement sur nos épaules.
Au-dehors, la pluie tombait, une de ces pluies torrentielles, tièdes, parfumées, qu’amènent là-bas les orages d’été ; les grandes palmes des cocotiers se couchaient sous l’ondée, leurs nervures puissantes ruisselaient d’eau. Les nuages amoncelés formaient avec la montagne un fond terriblement sombre et lourd ; tout en haut de ce tableau fantastique, on voyait percer dans le lointain la corne noire du morne de Fataoua. Dans l’air étaient suspendues des émanations d’orage qui troublaient les sens et l’imagination…
« Épouser la petite Rarahu du district d’Apiré. » Cette proposition me prenait au dépourvu, et me donnait beaucoup à réfléchir…
Il allait sans dire que la reine, qui était une personne très intelligente et sensée, ne me proposait point un de ces mariages suivant les lois européennes qui enchaînent pour la vie. Elle était, pleine d’indulgence pour les mœurs faciles de son pays, bien qu’elle s’efforçât souvent de les rendre plus correctes et plus conformes aux principes chrétiens.
C’était donc simplement un mariage tahitien qui m’était offert. Je n’avais pas de motif bien sérieux pour résister à ce désir de la reine, et la petite Rarahu du district d’Apiré était bien charmante…
Néanmoins, avec beaucoup d’embarras, j’alléguai ma jeunesse.
J’étais d’ailleurs un peu sous la tutelle de l’amiral du Rendeer qui aurait pu voir d’un mauvais œil cette union… Et puis un mariage est une chose forte coûteuse, même en Océanie… Et puis, et surtout, il y avait l’éventualité d’un prochain départ, – et, laisser Rarahu dans les larmes, en eût été une conséquence inévitable, et assurément fort cruelle.
Pomaré sourit à toutes ces raisons, dont aucune sans doute ne l’avait convaincue.
Après un moment de silence, elle me proposa Faïmana sa suivante, que cette fois je refusai tout net.
Alors sa figure prit une expression de fine malice, et tout doucement ses yeux se tournèrent vers Ariitéa la princesse :
– Si je t’avais offert celle-ci, dit-elle, peut-être aurais-tu accepté avec plus d’empressement, mon petit Loti ?…
La vieille femme révélait par ces mots qu’elle avait deviné le troisième et assurément le plus sérieux des secrets de mon cœur.
Ariitéa baissa les yeux, et une nuance rose se répandit sur ses joues ambrées ; je sentis moi-même que le sang me montait tumultueusement au visage et le tonnerre se mit à rouler dans les profondeurs de la montagne, comme un orchestre formidable soulignant la situation tendue d’un mélodrame…
Pomaré satisfaite de sa facétie riait sous cape. Elle avait mis à profit le trouble qu’elle venait d’occasionner pour marquer deux fois té tâné (l’homme), c’est-à-dire le roi…
Pomaré, dont un des passe-temps favoris était le jeu d’écarté, était extraordinairement tricheuse, elle trichait même aux soirées officielles, dans les parties intéressées qu’elle jouait avec les amiraux ou le gouverneur, et les quelques louis qu’elle y pouvait gagner n’étaient certes pour rien dans le plaisir qu’elle éprouvait à rendre capots ses partenaires…