CHAPITRE IVDe ce qui arriva au nouveau chevalier quand il fut sorti de l’hôtellerieLe jour commençait à paraître quand don Quichotte sortit de l’hôtellerie, si plein de joie de se voir armé chevalier, qu’il n’y avait pas jusqu’à son cheval qui ne s’en ressentît ; mais se ressouvenant des conseils de l’hôte touchant les choses dont il fallait nécessairement qu’il se pourvût, il résolut de s’en retourner chez lui pour prendre de l’argent et des chemises, et pour se procurer un écuyer ; à quoi il destinait déjà un laboureur de ses voisins, qui était pauvre et chargé d’enfants, mais fort propre pour la charge d’écuyer errant.
Dans cette résolution il prend le chemin de son village, et, comme si Rossinante eût deviné le dessein de son maître, il commença à marcher avec tant de légèreté et d’action, qu’il ne touchait presque pas des pieds à terre.
Don Quichotte avait marché près de deux milles, quand il découvrit une grande troupe de gens qui venaient par le même chemin, et c’était, comme on a su depuis, des marchands de Tolède qui allaient acheter de la soie à Murcie. Ils étaient six, bien montés, avec leurs parasols, quatre valets à cheval, et trois à pied qui conduisaient des mules.
À peine don Quichotte les aperçut, qu’il s’imagina que c’était une nouvelle aventure, et pour imiter ses livres autant qu’il lui était possible, il la crut faite exprès pour une fantaisie qu’il avait dans l’esprit. Sur cela, d’un air fier et en bonne résolution, il s’affermit sur les étriers, serre sa lance, se couvre de son écu, et se campant au milieu du chemin, attend ceux qu’il prenait pour des chevaliers errants : et comme ils furent assez proches pour le voir et l’entendre, il haussa sa voix, et leur cria arrogamment : « Qu’aucun de vous ne prétende passer outre, s’il ne veut confesser que dans le reste du monde il n’y a pas une dame qui égale la beauté de l’impératrice de la Manche, l’incomparable Dulcinée du Toboso. »
À ces paroles, les marchands s’arrêtèrent pour considérer l’étrange figure de cet homme, et à la figure aussi bien qu’aux paroles, ils le prirent aisément pour ce qu’il était ; mais voulant voir à quoi tendrait l’aveu qu’il demandait et se donner du plaisir, un d’eux, qui était plaisant et qui ne manquait pas d’esprit, répondit : « Seigneur chevalier, nous ne connaissons point cette belle dame dont vous parlez ; faites-nous la voir ; si elle est aussi belle que vous le dites, nous avouerons de bon cœur ce que vous nous demandez.
– Et quand vous l’aurez vue, répliqua don Quichotte, quelle obligation vous aurai-je de reconnaître une vérité qui parle d’elle-même ? L’important est que vous le croyiez sans le voir, que vous en juriez, et que vous le souteniez les armes à la main contre qui que ce soit. Confessez-le donc tout à l’heure, gens orgueilleux et superbes, ou je vous défie ; vous n’avez qu’à venir l’un après l’autre, comme le demande l’ordre de la chevalerie, ou tous ensemble si vous voulez, comme c’est la coutume des gens de votre trempe. Je vous attends avec toute la confiance d’un homme qui a la raison de son côté. »
En même temps il court la lance baissée contre celui qui avait pris la parole avec tant de fureur, que si de bonne fortune Rossinante n’eût fait un faux pas au milieu de sa course, le téméraire marchand eût fort mal passé son temps. Rossinante tomba, et s’en alla rouler assez loin avec son maître, qui fit tout ce qu’il put pour se relever, sans en pouvoir venir à bout, tant il était embarrassé de son écu, de ses éperons et du poids de ses vieilles armes. Mais pendant qu’il faisait de vains efforts, sa langue n’était pas inutile. « Ne fuyez pas, criait-il, poltrons ; attendez, lâches, c’est par la faute de mon cheval, et non par la mienne, que je suis par terre. »
Un des muletiers de la suite des marchands, qui sans doute n’était pas endurant, ne put souffrir les injures et les bravades du pauvre chevalier, et lui arrachant sa lance, il la mit en pièces, et du plus gros tronçon se mit à charpenter sur don Quichotte avec tant de force, que, malgré ses armes, il le brisa comme le blé sous la meule. Les marchands avaient beau lui crier qu’il s’arrêtât, il ne faisait que de se mettre en goût, et le jeu lui plaisait si fort qu’il ne pouvait se résoudre à le quitter. Après avoir rompu le premier éclat de la lance, il eut recours aux autres, et acheva de les user l’un après l’autre sur le disgracié gentilhomme, qui, malgré cette grêle de coups, ne cessait de menacer ciel et terre et les brigands qui le prenaient à leur avantage. Enfin le muletier se lassa, et les marchands poursuivirent leur chemin, ne manquant pas de matière à s’entretenir.
Don Quichotte, se voyant seul, fit une nouvelle tentative pour se relever ; mais s’il ne l’avait pu, se portant bien, comment l’aurait-il fait tout moulu et presque tout disloqué ? Cependant il ne laissait pas de se trouver heureux dans une disgrâce qui lui paraissait si naturelle aux chevaliers errants, et dont il avait même la consolation de pouvoir attribuer toute la faute à son cheval