Chapter 3

1593 Words
CHAPITRE IIIDe l’agréable manière dont le seigneur don Quichotte se fit armer chevalier par son hôteNotre aventurier, tourmenté de l’inquiétude que je viens de dire, abrégea son maigre repas ; et sortant de table assez brusquement, emmena l’hôte dans l’écurie, où, après avoir fermé la porte, il se jeta à genoux et lui dit avec transport : « Je ne me lèverai jamais d’ici, valeureux chevalier, que votre seigneurie ne m’ait accordé un don que j’ai à lui demander, et qui ne tournera pas moins à sa gloire qu’à l’avantage de tout l’univers. » Celui-ci, bien étonné de le voir à ses pieds et de s’entendre traiter de la sorte, le regardait sans savoir que faire ni que dire, et s’opiniâtrait à le faire lever ; mais ce fut inutilement, jusqu’à ce qu’il l’eût assuré qu’il lui accorderait ce qu’il espérait de lui. « Je n’attendais pas moins de votre courtoisie, répondit dont Quichotte. Le don que je vous demande et que vous me promettez si obligeamment, c’est que demain, dès la pointe du jour, vous me fassiez la grâce de m’armer chevalier, et que cette nuit vous me permettiez de faire la veille des armes dans la chapelle de votre château, pour me préparer à recevoir cet illustre caractère que je souhaite avec tant d’ardeur, et qui me mettra en état d’aller chercher les aventures par toutes les parties du monde, en donnant secours aux affligés, et châtiant les méchants selon les lois de la chevalerie errante dont je fais profession. » L’hôte.L’hôte qui, comme j’ai dit, était un matois, et qui soupçonnait déjà quelque chose de la folie du chevalier, acheva de se confirmer dans sa pensée par ces dernières paroles, et pour se préparer de quoi rire, résolut de lui donner contentement. Il lui dit donc qu’il avait très bien rencontré dans son dessein ; qu’il ne pouvait jamais mieux choisir, et que rien n’était plus digne des chevaliers d’importance tel qu’on le jugeait être à sa bonne mine ; que lui-même dans sa jeunesse s’était adonné à cet exercice, allant en diverses parties du monde chercher les aventures, n’ayant pas laissé un coin dans les faubourgs de Malaga, dans les îles de Riaran, dans le compas de Séville, dans les marchés de Ségovie, dans l’oliverie de Valence, dans la place de Grenade, dans la plage de San-Lucar, au port de Cordoue, et dans les moindres cabarets de Tolède, où il n’eût exercé la légèreté de ses pieds et la subtilité de ses mains, et qu’enfin il s’était retiré dans ce château, où il vivait de son revenu et de celui des autres, recevant tous les chevaliers errants, de quelque qualité et condition qu’ils fussent, par la seule affection qu’il leur portait, et pour partager avec eux ce qu’il avait de bien, en récompense de celui qu’ils faisaient dans le monde. Il ajouta qu’il n’avait point de chapelle dans son château pour y faire la veille des armes, parce qu’il l’avait fait abattre à dessein d’en bâtir une plus belle ; mais qu’il savait bien qu’en cas de nécessité on veillait où l’on voulait, et qu’il le pouvait faire cette nuit dans une cour du château, qui était comme faite exprès ; que le matin on achèverait la cérémonie, en sorte que dans cinq ou six heures il pourrait s’assurer d’être aussi chevalier que chevalier qu’il y eût au monde « Portez-vous de l’argent ? ajouta-t-il. – De l’argent ? dit don Quichotte ; pas un sou, et je n’ai jamais lu en aucune histoire de chevalier errant qu’un seul en ait porté. – C’est en quoi vous vous trompez, dit l’hôte ; car si l’on n’en trouve rien dans les livres, c’est que les auteurs ont cru que cela s’en allait sans dire, et qu’on ne s’imaginerait jamais que les chevaliers errants eussent pu manquer à une chose aussi nécessaire que celle d’avoir de l’argent et des chemises à changer. Ainsi ne doutez pas que tant de chevaliers errants, dont les livres sont pleins, n’eussent toujours la bourse bien garnie en cas de besoin, et qu’ils ne portassent aussi du linge et une boîte pleine d’onguent pour les blessures ; car se trouvant en des combats terribles au milieu des bois et des déserts, vous jugez bien qu’ils n’avaient pas toujours à point nommé des chirurgiens pour les panser, et ils seraient morts mille fois avant qu’il en passât un, à moins que d’avoir quelque sage enchanteur pour ami, qui leur envoyât dans une nue quelque demoiselle ou quelque nain, avec une fiole pleine d’une eau de telle vertu, qu’en en mettant seulement une goutte sur le bout de la langue, ils se trouveraient aussi sains et aussi frais que s’ils n’eussent pas eu le moindre mal. Mais, parce que cela n’était pas sûr, ils ne manquaient jamais d’ordonner à leurs écuyers de se pourvoir d’argent et d’autres choses nécessaires, comme d’onguent et de charpie ; et s’il arrivait même qu’un chevalier n’eût point d’écuyer (ce qui était pourtant bien rare), il portait lui-même cette provision dans quelque valise, proprement accommodée sur la croupe du cheval, qu’elle ne paraissait presque pas. Ainsi, ajouta l’hôte, je vous conseille et vous ordonne même, comme à mon fils de chevalerie que vous allez bientôt être, de ne marcher jamais sans argent et sans les autres choses nécessaires, et vous verrez que vous vous en trouverez bien lorsque vous y penserez le moins. » Don Quichotte l’assura qu’il suivrait son conseil, et aussitôt il se disposa à faire la veille des armes dans une grande cour qui était à côté de l’hôtellerie. Il les ramassa donc toutes et les posa sur une auge auprès d’un puits, et embrassant son écu, et la lance au poing, se mit à se promener devant l’auge d’un air agréable et fier tout ensemble. Il était déjà nuit quand il commença ce bel exercice, et l’hôte qui avait envie de se réjouir, apprit à tous ceux qui étaient dans l’hôtellerie la folie de notre homme, ce que c’était que la veille des armes, et l’impatience qu’avait don Quichotte d’être armé chevalier. Tous ces gens, bien étonnés d’une si étrange espèce de folie, voulurent en avoir le plaisir, et regardant de loin, ils virent don Quichotte qui, d’une contenance grave et posée, tantôt se promenait, et tantôt appuyé sur la lance regardait du côté des armes, y tenant assez longtemps les yeux arrêtés. Cependant la nuit s’éclaircit, et la lune répandit une lumière si vive que l’on put voir distinctement tout ce que faisait le chevalier. Il prit en ce même temps-là fantaisie à un des muletiers qui étaient dans l’hôtellerie d’abreuver ses mulets, et pour cela il fallait qu’il ôtat les armes de dessus l’auge. Mais don Quichotte, le voyant arriver et connaissant son dessein, lui cria d’une voix haute et fière : « Ô qui que tu sois, téméraire chevalier qui as la hardiesse d’approcher des armes du plus vaillant de ceux qui ont jamais ceint l’épée, prends garde à ce que tu vas faire, et ne sois pas si hardi que de toucher ses armes, si tu ne veux laisser la vie pour châtiment de ta témérité. » Le malavisé muletier ne fit pas grand cas des menaces de don Quichotte ; au contraire, comme s’il l’eût fait par mépris, il prit les armes et les jeta aussi loin qu’il put. Alors don Quichotte, levant les yeux vers le ciel et s’adressant mentalement à sa maîtresse : « Secourez-moi, madame s’écria-t-il, dans cette première occasion qui s’offre à votre esclave, ne me refusez pas votre protection dans cette aventure. » En disant cela, il se défit de son écu, et prenant sa lance à deux mains, il en donna un si grand cou sur la tête du téméraire muletier, qu’il l’étendit à ses pieds, et en si mauvais état, qu’il ne lui en fallait qu’autant pour n’en pas revenir. Ce premier exploit étant achevé, don Quichotte ramassa ses armes, les remit sur l’auge et recommença à se promener comme auparavant. L’hôte, en homme avisé, voyant que la folie du chevalier était plus dangereuse qu’il ne l’aurait cru, résolut de faire la cérémonie dès la pointe du jour. Il alla tout à l’heure quérir le livre où il marquait la paille et l’orge qu’il donnait aux muletiers, et avec les deux demoiselles et un petit garçon qui portait un bout de chandelle, il vint aussitôt retrouver don Quichotte et le fit mettre à genoux. Puis lisant dans son livre, comme s’il eût dit quelque oraison, il haussa la main au milieu de sa lecture, et lui en donna un si grand coup sur le cou, qu’il lui fit baisser la tête, et du plat de l’épée un autre de même mesure sur le dos, marmottant toujours quelque chose entre ses dents. Cela étant fait, il dit à l’une des demoiselles de ceindre l’épée au chevalier, ce qu’elle fit de fort bonne grâce, et toujours sur le point d’éclater de rire, à chaque endroit de la cérémonie, si les prouesses que venait de faire notre chevalier n’eussent déjà fait voir qu’il n’entendait pas raillerie ; et ceignant l’épée, l’agréable demoiselle lui dit : « Dieu vous donne fortune dans les combats, très aventureux chevalier ! » et il la pria de lui apprendre son nom, afin qu’il sût à qui il avait l’obligation d’une si grande faveur, et qu’il pût partager avec elle la gloire qu’il acquerrait par la valeur de son bras. La belle répondit fort humblement qu’elle s’appelait la Toloza, qu’elle était fille d’un revendeur de Tolède, et qu’elle travaillait dans la boutique de Sancho Bienaya, et qu’en quelque lieu qu’elle se trouvât, elle serait toujours sa très humble servante. « Je vous prie pour l’amour de moi, dit don Quichotte, prenez le don à l’avenir, et appelez-vous doña Toloza ; » ce qu’elle promit de faire. L’autre nymphe lui chaussa l’éperon, et il y eut entre eux le même colloque : il lui demanda son nom ; elle dit qu’elle s’appelait la Meunière, et qu’elle était fille d’un honorable meunier d’Antequerre. Le nouveau chevalier l’obligea aussi de promettre qu’elle prendrait le don, et lui fit mille remerciements et de grandes offres de service. Toute cette admirable cérémonie étant achevée, don Quichotte, qui mourait d’impatience d’aller chercher ses aventures, alla promptement seller Rossinante, et tout à cheval vint embrasser son hôte, le remerciant par un long compliment de la grâce qu’il lui avait faite de l’armer chevalier ; sur quoi il lui dit des choses si étranges, que ce serait une folie de prétendre les pouvoir retrouver. Il lui frappa le dos du plat de son épée.L’hôte, qui était ravi de s’en voir défait, répondit à ses compliments dans le même style, mais en moins de paroles, et sans rien lui demander de la dépense, il le laissa partir de bon cœur.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD