I. L’allumeur de réverbères-1

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I L’allumeur de réverbères« Autel de la Lune » ! Quelle belle étymologie pour un nom de ville ! « Ara lunae », A…, la petite ville de mes tendres années, dont la mémoire me conserve une pleine brassée de souvenirs heureux, bien que ce fût l’époque où la folie des hommes nous rendit si souvent le malheur – et parfois la mort – si proches ! Quand bien même de très doctes linguistes en contesteraient la pertinence, cette étymologie est trop séduisante pour que je ne la fasse pas mienne et que je ne la place bien en vue, en exergue de cette histoire. Il y a de cela très longtemps donc, dans cette petite cité lorraine au si joli nom, une lourde c****e militaire aux reflets vert-de-gris faisait peser tout son poids de contraintes administratives sur la vie de presque tous les habitants. L’occupant n’avait de cesse de ramener chacun à sa botte cirée, et son talon barbare laissait une empreinte blessante dans les cœurs comme sur les corps. Il voulait tout régler, à commencer par le temps lui-même puisque sa domination devait être éternelle ; on vivait trois fois la même heure : il y avait celle, tout officielle, du royaume en sursis, déjà en retard sur le soleil de soixante bonnes minutes, et puis il y avait aussi « l’autre », « la sienne » ou « la leur », sur laquelle on était en retard du double, celle du pays maudit d’où provenaient toutes nos misères, à cheval sur le méridien de Berlin. Alors, la première façon de bouder, la première force de résistance venait du refus de respecter ces contraintes en choisissant de vivre et de respirer suivant une troisième heure – qui était en vérité la première, celle du soleil – et qui faisait la n***e aux deux autres, de soixante bonnes minutes farouchement contestataires. Ce choix qui arrangeait bien quiconque conservait envers la nature une certaine dévotion, faisait d’abord l’affaire du petit monde animalier : basse-cour, garennes, ovins et caprins, comme on dit, et même les plus gros, s’accommodaient fort aisément de cette manière de vivre suivant le soleil ; cela faisait aussi l’affaire des réfractaires de tout poil puisque le moment « chaud » de la castagne ou des messages codés embrouillait souvent de cent vingt – et parfois cent quatre-vingts – précieuses minutes l’arrivée des carabiniers d’Offenbach… Il n’y en avait qu’un à n’y pas trouver son dû, à perdre son latin dans cette comptabilité chronologique qui semait la zizanie entre le cadran solaire, la grosse horloge de l’Hôtel de ville et sa montre de gousset, c’était le brave homme que je voyais, chaque soir ou presque, arpenter les chemins du même pas mesuré, une immense canne sur l’épaule, et puis s’arrêter pour faire, d’un coup de briquet, jaillir la lumière à chaque réverbère… Entre des couvre-feux de plus en plus fréquents1, nous nous étions malignement amusés, gamins du quartier, à lui emboîter le pas, traçant à sa suite un monôme aussi irrévérencieux que bruyant. Sur l’air de Il pleut bergère, nous avions même ficelé quelques mauvais couplets où il était question de fridolins qui rimaient avec lapins, et, bien entendu, de bergère avec réverbère. Jamais cependant il ne s’était offusqué de notre présence turbulente, au contraire, à en juger par les petites rides qui ensoleillaient son regard et le mouvement ondulatoire de sa moustache gauloise, on pouvait penser que nos polissonneries devaient l’amuser. Évidemment, si cela l’amusait… nous, ça ne pouvait plus nous amuser très longtemps, et nous abandonnâmes la plaisanterie qui avait fait aussi long feu qu’une cartouche d’exercice. Plusieurs semaines de couvre-feu et d’occultation forcée semblaient d’ailleurs avoir eu raison de sa persévérance à lutter contre l’obscurité. Sans compter que, l’été revenu, comme le disaient mes parents, les longues heures crépusculaires de jours sans fin rendaient son obligeance inutile. On oubliait jusqu’à son existence. Par contre, ses bons offices me manquaient beaucoup. * Savez-vous ce que c’est que la lueur d’un réverbère ? On peut répondre très scientifiquement qu’il s’agit du halo de lumière résultant de l’incandescence d’une lampe au gaz. On peut même préciser la nature du gaz. Oui, sans doute, c’est cela… Mais c’est aussi bien plus que cela. C’est un vœu de l’homme ! Comme tout vœu, c’est d’abord une attente. Cela commence toujours par une question : « Tiens ! c’est l’heure, viendra-t-il ? Ne viendra-t-il pas ? » De mémoire d’enfant, il vient toujours. Peu importe, ce sera néanmoins la même question, la même espérance, le même soulagement, la même joie. Ombre grise dans le gris de l’ombre, c’est une partie du jour tombant qui refuse de tomber. C’est bien mieux qu’un astre ou qu’un fanal, c’est le tour de magie d’un faiseur de lumière. Mais la clarté ne vient pas comme cela, elle obéit à un rituel. L’officiant doit marcher sans trêve du même pas, sur une trajectoire déterminée, sans rien voir de ce qui l’entoure, en ignorant tout des mille bruits quotidiens qui l’assaillent, totalement confondu dans sa mission, porteur à la fois de l’espérance, de l’attente et de la sérénité d’un monde. En vérité, il ne se sent pas très différent des autres : ces émotions sont aussi les siennes, et même si c’est un peu par son geste et par son bras que la magie opère, il en est chaque fois aussi surpris et aussi heureux que tous les autres qui attendaient. Tout au plus a-t-il sur eux une petite avance d’impatience. Il faut ensuite s’arrêter, regarder autour de soi si quelque piège, si quelque mécréant ne risque pas de venir troubler les rites. Ce moment de suspension – ces trois coups frappés à la porte du Temps, ce scrupule de l’instant qui hésite entre une courte et une longue seconde – a beaucoup d’importance : c’est le recueillement au cours duquel se rassemblent toutes les forces vives par lesquelles se forge une victoire contre la nuit. Et le moment du geste est enfin arrivé. La longue baguette magique ouvre la cage de verre et libère un tumulte, un souffle profond qui s’échappe et s’enflamme d’un coup, avec une sourde explosion, sous le bleu strident de l’étincelle. Le magicien plisse les yeux comme doivent le faire les coureurs des neiges éternelles, crainte qu’avant qu’il n’ait pu intervenir, la lueur ne prenne possession de tout son être et ne l’étourdisse dans une transe aussi lumineuse que paralysante, ainsi qu’on le risque à chaque vérité. Grâce à cette sagacité des yeux plissés, l’homme peut ne voir que l’essentiel, ce qui lui permet, d’un autre geste encore plus adroit que le premier, plus précis, et peut-être plus important, de capturer la source de lumière, d’en domestiquer l’intensité et de l’enfermer, pour le service de chacun, dans une étroite goutte de verre, avant de repartir du même pas à la conquête d’autres ombres. Il laisse ainsi, sur son chemin, un chapelet d’aurores. Accrochées à un tronc de fonte ou à une potence de cuivre, ce sont des bulles de clarté qui dansent au gré de la petite flamme captive, tenant à bonne distance une sarabande d’illusions fantasques mais dont les gestes imprudents ne trompent plus que des benêts. Petit à petit chacune de ces pistes de lumière s’agrandit et grignote une plus longue tranche de nuit. Enfant, chaque fois que je me suis éveillé au petit matin, ces morceaux de jour, semés par une main d’homme, avaient dévoré l’ombre quasi tout entière, n’en laissant que des haillons sous les feuilles des grands marronniers. * Évidemment, Chers Amis, tout cela je ne l’ai pas inventé, c’est l’Allumeur de réverbères lui-même qui me l’a raconté. Voici comment cela s’est fait. L’usage voulait, en ces temps lointains, que l’on se couchât tôt, les enfants en particulier : on économisait la chandelle et, les stores baissés ainsi que les paupières, c’était un peu comme si l’on occultait préventivement le malheur avec les mystères de la nuit. Quoi de mieux en effet que le sommeil pour oublier les misères passées, présentes et à venir ? Je n’échappais pas à la règle générale mais, le sommeil se faisant attendre, l’imagination de la nuit prenait le relais des yeux du jour et peuplait l’espace de mon petit univers d’une foule d’idées et de personnages bizarres que relayaient en écho tantôt le grondement d’explosions lointaines ou encore les zigouillis porteur d’espérance de Radio Londres. Bref, ce petit monde-là, alors qu’il aurait dû m’endormir, éveillait au contraire des dizaines et des dizaines de questions dont il me semblait que les réponses devaient faire de moi « un grand », aussi grand que le Pierrot Merveille – c’était son vrai nom – lui qui, du haut de ses quinze ans, nous accordait de temps à autre, mais chichement, la charité d’une confidence d’après couvre-feu. Je ne sais trop quand l’idée m’en vint… toujours est-il qu’un jour, ou plutôt un soir, je me trouvai convaincu que la personne la plus habilitée à m’aider à découvrir la clef de tous les mystères de la vie ne pouvait être que le brave homme qui jetait la lumière d’un seul geste de la main. Il allait de soi aussi que toute cette information ne pouvait se donner en public et qu’il valait mieux, pour la solliciter, attendre les longues soirées d’automne, lorsque la nuit ne tombe pas d’un coup, bien avant le couvre-feu, mais alors que toutes les familles sont déjà acagnées dans le double cercle étroit du poêle et du quinquet, voire dans la moiteur douillette de la couette et de l’édredon. Bien évidemment il me fallut encore des soirs et des soirs de rêve éveillé pour donner à ma résolution la vigueur nécessaire à l’exécution du projet, mais petit à petit, avec la fausse certitude de l’impunité, je fixai ma décision au jour de lessive suivant. Pourquoi « au jour de lessive » ? Pour l’excellente raison que, ce jour-là, toute la maison était transformée en un labyrinthe de draps, d’essuies, de culottes et de caleçons achevant de sécher, aux dernières braises rougeoyantes du foyer, ce que l’air du jardin n’avait pu terminer, et surtout parce que mes parents recrus ne manqueraient pas de tomber endormis comme d’habitude, sur leur coin de table. J’eus même l’outrecuidance de gagner ma paillasse de balle d’avoine plus tôt, comme si cela pouvait hâter la nuit… Et je me mis à guetter, dans l’entrebâillement des rideaux, le moment où la lune enjambant l’horizon avant que l’ombre ne soit tout à fait noire, viendrait se jucher au-dessus du clocher de Saint-Donat, pour enjamber moi aussi la fenêtre ouverte sur le potager et courir à la découverte… Fidèle au rendez-vous, la planète se hissa par-delà le clocheton, donnant à la colline une gloire dorée comme sur un immense autel festonné d’une guirlande d’arbres et de toits, en ombres chinoises… ou plutôt en ombres celtiques. Il y avait, non loin de notre maison, un joli petit square triangulaire, un ensemble de jardins publics en gradins successifs où trônaient non seulement le marbre d’une de nos reines, mais aussi une remarquable statue de bronze représentant, grandeur nature, un superbe cerf bramant, aux andouillers, au poitrail, et au reste d’ailleurs, largement, vigoureusement, déployés. Cette œuvre magnifique s’intitulait L’appel de la forêt, titre hautement symbolique à l’époque puisque, de la grande forêt ardennaise, c’étaient surtout les échos du Chant des Partisans qui nous parvenaient. Pour moi, c’était un monument fascinant : sa taille, sa force toute en élan, ses fortes cambrures viriles, je les associais très naturellement aux voix de bronze qui nous pétrifiaient, le soir de septembre tombé sur les champs moissonnés, en lisière de nos forêts profondes, annonçant le rut et le brame terribles des dix-cors, et leurs tumultes. C’est dans son ombre, contre le socle de pierre, que je choisis de passer ma veille et mon attente. Il y avait là des espaces clos, mystérieux, prévus pour accueillir le peuple des fontaines, mais qui, en l’occurrence, pouvaient tout aussi bien convenir à nos puérils jeux de cache-cache qu’à des embuscades polissonnes ou encore, pourquoi pas ? à de profondes et silencieuses méditations. Il y avait surtout la stature immense du grand cerf de bronze que rien ne pouvait faire vaciller et qui me paraissait plus tutélaire qu’une épaisse cuirasse. Le triangle était constitué par la jonction de trois larges routes ; deux d’entre elles menaient vers des bourgs lointains, profondément enfouis dans les légendes de Merlin et de Viviane, la troisième, à l’orient, formait une base, une sorte d’esplanade ouverte sur un décor de bâtiments publics précédés d’un vaste perron et d’une promenade de platanes aux troncs puissants comme des colonnes où se déroulait, chaque mois, un grand marché aux chevaux. Aussi fortes qu’aient été convictions et résolutions, à dix ans, on n’est pas très rassuré, la nuit tombante, lorsque, à l’insu des parents, on se renfrogne et se racagne dans un coin d’ombre pour forcer un mystère et braver étourdiment la soupçonneuse autorité d’occupation avec son fracas de bottes cloutées. Je crois même que je n’aurais pas poussé plus avant mon entreprise si, au moment où je me préparais à repasser dans l’autre sens murets et seuil de fenêtre, l’homme à la longue canne n’était apparu au sommet de mon triangle… Je suivis des yeux sa silhouette encore bien nette dans la pénombre : elle s’arrêta à hauteur de ce que nous nommions platement un bec de gaz et qui, pourtant, était une source de lumière, puis, d’un geste précis, y jeta la flamme, à pleine force. Reprenant alors sa route devant les façades tantôt sombres, tantôt plus claires qui se succédaient en alternance sous le ciel étoilé, l’homme alluma posément un deuxième réverbère, au deuxième coin du grand triangle. À ce moment, la nouvelle goutte de clarté fit danser des reflets de feu sur le mufle en bronze du grand cerf, ramenant sagement à des mesures d’homme la démesure des ombres. Puis il chemina vers sa troisième mission et là, du même geste solennel et précis, il éveilla une troisième lueur qui embrasa le dernier coin sombre du décor, lui dessinant une beauté insolite : un archipel de lumière au milieu d’un océan de nuit, comme un immense autel voué aux cornes d’or de la lune.
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