III
Les bois et la mer
La maison de Yann Plouherno était une cabane de planches bâtie au hasard au cœur de la forêt de Carnoët.
Yann Plouherno était sabotier de son état. Il avait trente-huit ans à cette heure, et il était resté veuf avec quatre petits enfants, dont l’aînée était une fille aujourd’hui âgée de quinze ans, nommée Anne.
À la suite d’Anne étaient nés trois garçons. Présentement il n’en restait que deux, Pierre qui avait dix ans, Jean qui en avait huit. Yann était un travailleur acharné, pas causeur, mélancolique comme la plupart de ses compagnons, mais aimé et respecté d’eux tous pour sa douceur et l’austérité de sa vie. De plus, ceux-ci disaient de lui : « C’est un savant, » parce que, sachant lire et écrire, il lisait beaucoup et passait de longues heures, le dimanche, à herboriser ou à méditer au plus épais du bois. Les vieux de la corporation ajoutaient qu’il n’était pas de leur famille, et qu’il y avait un secret dans l’origine de ce silencieux. Seul Joël le Mat savait que le père de Yann Plouherno, après avoir dissipé sa fortune, avait disparu, laissant sans ressources sa femme et ses enfants. Il était mort misérablement. Joël avait veillé sur l’enfant, et charitablement avait aidé la mère à l’élever.
C’était, d’ailleurs, un hercule que Yann Plouherno. Quand les sangliers venaient trop près des rustiques campements et que les hommes étaient contraints de se défendre, vite on allait querir Yann Plouherno, qui prenait la tête de l’escouade. On l’avait vu deux ou trois fois tuer à coups de serpe emmanchée d’un long bâton de frêne des ragots de belle venue, et, en récompense de sa bravoure, M. le vicomte de Kervéo, l’ami des pauvres, lui avait fait don d’un superbe fusil Lefaucheux, accompagné d’un cent de cartouches à douilles de cuivre.
Ce fusil, soigneusement graissé, était appendu sur la cheminée dans la pièce principale de ce rudimentaire logis. Car la hutte comprenait en tout quatre pièces : l’atelier, la cuisine, une chambre pour Anne, une pour le père et les deux garçons.
Des murs de bois, un plancher de terre battue, quelques meubles essentiellement simples, tel était le domaine, telle la fortune de ces vivants plus simples encore. Mais la nature leur accordait le plus précieux des biens. Ils vivaient libres des conventions et des préjugés sociaux. L’air qui alimentait leur souffle était pur et faisait leur sang plus généreux. Aujourd’hui ici, plus loin demain, selon qu’ils exploitaient un bouquet de hêtres qu’ils devaient replanter à mesure, – car l’État met le reboisement à la charge des bûcherons, – ils ne déménageaient guère que tous les cinq ans, alors que les jeunes arbres avaient déjà crû suffisamment pour abriter leurs foyers et cacher la plaie faite par la cognée dans la verte chevelure des bois. L’eau leur venait des roches qui, de toutes parts, crèvent l’humus. Ils pouvaient même se ménager un jardin, un enclos, où ils élevaient des poules et d’autres animaux de basse-cour. Et pendant l’hiver, quand les ramures sont dépouillées, les branches mortes suffisaient à réchauffer la demeure et à cuire le frugal repas.
D’ailleurs, Dieu s’est montré clément pour cette région que les frondaisons épaisses, les vallons creux, protègent contre les souffles du Nord, et qui reçoivent de la mer les haleines qui font le ciel plus doux aux hommes comme aux plantes.
C’était là qu’un matin de la fin de septembre, Joël le Mat avait conduit l’enfant trouvée par lui sur la plage de Kernévénas. Le chien avait suivi son nouveau compagnon et s’était installé, en même temps que la petite fille, à l’humble foyer de Plouherno.
Et ç’avait été une présentation bien naïve, comme cela se pratique chez les pauvres qui sont gens de bien.
Joël avait embrassé tous les enfants et pris la main de Yann. Puis il avait dit à celui-ci :
« Yann Plouherno, le bon Dieu a eu pitié de ton enfance. Je t’amène une fille de plus à élever, fais pour elle ce que d’autres ont fait pour toi. »
Le sabotier avait serré les mains du vieil homme et lui avait répondu, avec la foi et le courage des simples :
« Père Joël, je ferai pour l’enfant ce qu’on a fait en d’autres temps pour moi. La maison de Yann Plouherno n’est pas celle d’un homme riche, mais la petite y trouvera un lit et du pain. Elle s’élèvera avec les miens, et si quelque jour elle retrouve sa famille, peut-être continuera-t-elle à aimer les pauvres gens qui lui donnent un asile aujourd’hui. »
Le musicien avait hoché sa vieille tête blanche. Il avait dit, des larmes plein les yeux :
« Bien parlé, fils. Tu es un vrai Breton, et ta mère Jeanne est contente de toi. »
Alors, gravement, il avait rassemblé la famille et leur avait remis l’abandonnée avec ces mots :
« Aimez-la bien. C’est une sœur de plus pour vous. Elle ne sait pas son nom. Moi, je l’appelle Jeanne, en souvenir de la mère de votre bon père. »
À partir de ce jour, Jeanne sans Nom, ainsi que l’avaient nommée les sabotiers, avait grandi sous le toit de chaume. Mais dans sa famille d’adoption on lui avait conservé l’appellation charmante que, sans doute, une mère ardemment dévouée lui avait donnée au berceau, la seule dont la fillette eût gardé souvenance. Petit Ange était la joie de la maison. Elle couchait dans la pauvre chambrette d’Anne ; elle partageait avec elle les soins de l’humble ménage. Adroite et éveillée, elle avait cette vivacité gracieuse qui fait souvent défaut aux filles de Bretagne, et elle croissait dans la libre nature de la forêt, respirant l’air salin qui venait de l’Océan à travers les ramures touffues.
Là, le père rassemblait ses enfants, et à tour de rôle chacun faisait la lecture.
Et ses frères l’entouraient de soins et de déférence, et comme ils trouvaient son nom aimable et original, ils le lui avaient conservé, mais en le prononçant à leur manière : Titange.
C’était une singulière vie que l’on menait dans cette hutte, au fond des bois.
Le dimanche, toute la famille revêtait les habits de fête, et, guidée par le père, se dirigeait vers Baye, pour y entendre la grand-messe, qui se chantait à dix heures. On échangeait sur la porte de l’église, avant et après la cérémonie, quelques paroles avec les connaissances d’alentour. Anne, grande et belle fille, aux traits fins et délicats, du type que l’on rencontre dans la région de Quimperlé à Fouessant, faisait déjà l’admiration des gars du pays, et c’était, parmi les plus huppés, à qui attirerait l’attention de la fille de Yann Plouherno.
Mais Anne n’était pas coquette. Elle avait de beaux yeux bleus de sainte, et quand elle sortait de l’église, après avoir prié comme en extase, elle répondait aux commères qui lui demandaient en riant :
« Eh bien ! la grande Annik, quand donc qu’on fait choix d’un amoureux ?
– Moi, j’ai trouvé déjà mon épouseur. Il est là, et au couvent de Quimperlé. »
Elle montrait le sanctuaire, et les femmes, vieilles et jeunes, s’inclinaient devant sa figure séraphique, et les jeunes hommes se détournaient avec de gros soupirs.
Alors elle reprenait la main de Petit Ange, et l’on se remettait en route pour la forêt. Là, le père rassemblait ses enfants, qui tous savaient lire comme lui, et à tour de rôle chacun faisait la lecture dans les livres que Yann achetait sur ses modestes économies ou que lui donnaient le recteur et l’instituteur de Baye.
Puis, quand la lecture était finie, Jeanne sans Nom se levait. Elle allait chercher dans sa chambre une boîte longue, en cuir bouilli, et elle en tirait un violon que lui avait donné le vicomte de Kervéo, l’ami des pauvres. Alors, discrètement, Pierre ou Jean sortait de la cabane et allait avertir les autres familles de sabotiers. Tous accouraient. On faisait cercle sous la futaie, au milieu d’un profond silence, et la petite, qui avait sept ans alors, tirait de son archet des sons d’une idéale douceur, qui faisaient couler des pleurs des simples yeux fixés sur elle.
Elle était si jolie et justifiait si bien le nom qu’on lui avait conservé !
Debout dans la clairière, ses beaux cheveux blonds débordant des ailes de sa coiffe brodée, elle appuyait le violon à son épaule, et dès lors oubliait le monde qui l’entourait. Son âme paraissait s’envoler en quelque région de songes, et sous l’impulsion de ses doigts frêles l’archet faisait rire ou pleurer l’instrument. Et l’on voyait bien que l’enfant était inspirée, car c’étaient ses propres émotions que traduisait le violon, lorsque le sourire éclairait son visage de chérubin ou que de grosses larmes coulant de ses yeux bleus sur ses joues roses venaient tomber en pluie chaude sur les cordes et sur le bois sonore.
Alors Anne, douce et prudente, intervenait. Elle arrêtait le bras de la petite fille, et gravement lui disait :
« Il ne faut plus jouer, Titange ; cela te ferait du mal. M. le Hénan dit que ça te rend trop nerveuse. »
Obéissante, Jeanne quittait le violon et le renfermait dans sa boîte de cuir, se contentant de répondre à l’affectueuse sollicitude de sa sœur par une réflexion de logique enfantine :
« Annik, le père Joël a toujours joué du violon. Ça ne l’a pas empêché de devenir vieux et d’être robuste encore. »
Quelquefois les braves gens qui s’extasiaient sur le talent de la fillette s’écriaient :
« C’est le père Joël qui est ton maître, petite ; mais il ne joue pas aussi bien que toi. »
Alors l’enfant protestait avec une sincère indignation :
« Peut-on dire ! Vous ne savez pas ce que c’est que la musique, vous autres. Je vous dis que le père Joël est un grand musicien. »
Oui, vraiment, c’était une étrange petite créature que cette Jeanne sans Nom, adoptée par Yann Plouherno et les sabotiers de la forêt de Carnoët.
Depuis le jour où Joël le Mat l’avait ramassée dans le goémon, sur la plage, entre Kersélec et Kernévénas, on n’avait pu rien savoir de son histoire. Le surlendemain de ce jour, la mer avait jeté deux cadavres sur les sables de Lomener. Ils étaient presque nus et n’avaient rien sur eux qui pût indiquer leur origine. Puis ceux de Groix avaient trouvé le corps défiguré d’un homme dont le crâne était fracassé. Il avait, celui-là, dans la poche de son pantalon, un papier en langue espagnole sur lequel l’eau de mer avait effacé son nom et celui du navire, mais avait laissé le nom de son pays, Montévidéo.
Goulien avait attelé sa carriole et l’avait passée sur le bac ; puis, accompagné de Joël, il avait pris le chemin de Lorient par Guidel. À Lorient, les deux hommes s’étaient rendus aux bureaux de l’Inscription maritime, avaient raconté toute l’histoire et laissé des indications que les employés avaient inscrites sur un registre. On n’avait pas pu leur fournir aucun renseignement ; mais on leur avait donné le conseil de faire une demande à l’Assistance publique, à moins qu’ils ne préférassent se charger eux-mêmes de l’enfant. Or l’enfant était déjà confiée aux soins de Yann Plouherno, et le sabotier l’avait fait inscrire à Baye, sous le prénom de Jeanne et le nom de le Mat, son père d’adoption. Ainsi ce simple, dans sa droiture, n’avait point voulu frustrer Joël du bénéfice de sa bonne action.
Trois ans s’étaient écoulés de la sorte.
Petit Ange avait grandi, et les souvenirs de ses premières années, sans s’effacer entièrement de son esprit, s’étaient enveloppées des brumes de l’éloignement. Il n’y avait plus auprès d’elle, pour lui rappeler la catastrophe à laquelle elle avait survécu, que le bon terre-neuve Pluton, aujourd’hui un grand et beau chien dans toute la force de sa jeunesse.
Pluton était demeuré l’ami fidèle, presque le confident de Jeanne.
Il ne la quittait jamais ; on ne les voyait pas l’un sans l’autre. Pluton connaissait tous les recoins, tous les carrefours de la forêt. Sous sa garde, la petite fille était en sécurité. Le brave chien, confiant en sa vigueur, d’une audace sans mesure, ne reculait devant aucun adversaire. À plusieurs reprises, il avait livré bataille aux couleuvres et aux vipères que recélaient les fourrés. Il avait étranglé des lapins, des lièvres et des renards pour son propre compte ; mais, n’étant pas né chasseur, il n’aurait jamais pensé à enrichir l’humble ménage du produit de ses chasses, si Petit-Ange n’avait été près de lui pour ramasser le gibier.
Cette vie au grand air avait développé considérablement les forces et la santé de l’enfant.
Elle vivait un peu en sauvage, en dehors des conventions ordinaires de l’éducation. Mais comme le toit des siens abritait des gens craignant Dieu, pratiquant austèrement leurs devoirs, Jeanne y avait appris le respect et l’obéissance.
Anne l’avait initiée peu à peu aux travaux de l’intérieur. Sous la tutelle de cette seconde mère, Jeanne avait appris à s’intéresser aux soins les moins délicats du ménage. Elle aidait à la cuisine, elle poussait l’aiguille ou le crochet avec l’adresse d’une fée.
Yann lui avait ouvert ses livres et montré comment on déchiffre les caractères de l’alphabet. À sept ans, sans avoir mis les pieds à l’école, Jeanne sans Nom savait lire et écrire.
Mais ce n’était point de ce côté que l’avaient portée ses prédilections.
Son vrai maître, son éducateur préféré, c’était Joël le Mat. Le vieux musicien s’était emparé de cette petite âme toute neuve. Il l’avait possédée, il la possédait encore. Une sorte de paternité mystique lui avait donné cette enfant du jour où la mer l’avait rendue à la terre. Il en avait reçu le dépôt mystérieux. Il s’en tenait pour obligé devant Dieu et devant les hommes.
Singulière vie qu’il menait, d’ailleurs, le vieux Joël, aujourd’hui riche de quelques pièces blanches, demain sans pain et sans foyer.
On le voyait passer de village en village, récoltant les gros sous des paysans, ne demandant jamais l’aumône, ne fixant aucun prix à son art, aucun tarif à son concours. Il semblait qu’il vécût d’une existence à part, surnaturelle. La forêt et la mer le connaissaient également, et c’étaient les beaux jours pour lui ceux où il s’asseyait à la table du sabotier, dans la cabane de planches bâtie en cercle, où il dormait dans le magasin à bois, sur une paillasse que lui garnissaient Anne et Jeanne avec empressement. Le reste du temps, à part l’asile des auberges toujours disposées à l’accueillir, il avait, pour reposer sa tête, en été les tapis d’herbe et de mousse, les lits dans la bruyère, en hiver quelque hutte abandonnée de douaniers, sur une couche de varech séché.
Et pourtant le musicien ambulant portait avec lui son archet et son violon. Que de fois, dans les nuits claires, sur le souffle des brises de l’Océan, un son mélodieux ne s’était-il pas envolé pour charmer à distance les veillées des humbles foyers ! Beaucoup même professaient à son égard une sorte de crainte superstitieuse, et le respect qu’on lui vouait était mêlé d’un sentiment étrange où revivaient toutes les vieilles légendes qui hantent encore les cervelles bretonnes. Alors, quand le vent apportait l’harmonieux murmure des cordes, ils disaient :
« C’est Joël le Mat qui mène les korrigans au bal. »
Par le fait, ils ne se trompaient guère, et Joël lui-même accréditait cette légende.
« Écoutez, racontait-il parfois, vous savez tous que je n’ai jamais fait de mal à personne. Pourquoi donc craindrais-je les fantômes ? Je suis un vieil homme déjà, j’habite plus l’autre monde que celui-ci. La nuit, quand je m’en vais sur les chemins, j’entends des voix qui chantent dans le ciel, sous les grands arbres, sur la mer, qui me parlent à l’oreille. Alors ce sont des souffles qui passent sur ma figure, dans mes cheveux, des mains qui touchent les miennes. Et je me dis : Joël, il faut prendre ton violon, parce que la mer, la terre et le ciel demandent leur musique et qu’il n’y a que toi qui saches jouer. »
Il racontait cela naïvement, en simple, inspiré, plein de sa flamme, et les crédules paysans, les pêcheurs bienveillants commentaient ces paroles à leur manière, se répétant entre eux leurs explications amplifiées.
« Vous voyez bien qu’il mène les fées. Autrement, est-ce qu’elles parleraient à son oreille ? Est-ce qu’il sentirait leurs mains ? »
Quelques-uns avaient fait les esprits forts, et avaient voulu le suivre. Ce qu’ils avaient vu les avait terrifiés.
Ils avaient vu Joël debout sur une roche, ses cheveux blancs épars, battant du pied la mesure, tandis que le violon enchanté jetait au vent ses notes les plus vibrantes et qu’alentour le feuillage bruissait et la bruyère se courbait sous des pieds invisibles.
Et cependant, quand ils allaient rapporter ces choses au recteur de Baye, ou à celui de Clohars, ou à celui de Guidel, les prêtres se mettaient à rire et renvoyaient les timorés en les rassurant d’une simple affirmation :
« Nous connaissons Joël le Mat depuis des années. C’est l’homme le plus pieux du pays, et, quand il mourra, il ira tout droit en paradis. Vous êtes des têtes trop dures pour le comprendre, ou bien vous aviez trop bu quand vous êtes allé l’épier. »
Petit-Ange, elle, n’avait point de ces craintes. Le vieil ami restait pour elle ce qu’il avait toujours été : un être supérieur qui avait commerce avec les anges. Car, pour Jeanne, tous les anges faisaient de la musique. Elle savait cela depuis le jour où Joël l’avait menée par la main à Quimperlé et lui avait fait visiter l’église ronde de Sainte-Croix. Elle l’avait écouté toutes les fois que, sur le parcours, ils faisaient une halte, pendant laquelle le violoneux se reposait en jouant du violon. Et l’enfant en avait eu ainsi une véritable révélation. Elle avait jeté ce cri plein de désirs :
« Oh ! mon père Joël, je voudrais jouer comme vous ! »
À partir de ce jour, elle était devenue l’élève du vieillard.
Et elle ne se trompait pas en assurant aux forestiers que Joël le Mat était un véritable musicien. La science du vieil homme laissait peut-être beaucoup à désirer aux yeux d’un professeur contemporain. Il ne procédait point par le calcul à la découverte de ses harmonies. Mais, s’il devait tout à la nature, la nature avait été prodigue envers lui. Elle lui avait accordé ce don des âmes sensibles qui consiste à traduire leurs propres impressions en une langue qu’ils rendent intelligible au moment où ils la parlent.
Sous l’archet du vieillard, le violon s’animait. Le chant s’en élevait, traduisant tous les états de conscience du musicien, crainte ou joie, espoir ou douleur. Et c’était à l’écouter chanter ainsi que Petit-Ange avait senti la vocation éclore et se développer en elle.
Promptement elle avait su profiter des leçons du vieux maître. Ses doigts d’enfant flexibles et agiles, à l’épiderme tendre et rosé, avaient à peine la force d’appuyer sur les cordes. Mais la fillette était déjà une créature énergique et tenace, ne se laissant pas rebuter par les difficultés, et au bout de six mois de pratique elle faisait courir l’archet avec la souplesse et la fougue d’un vieil exécutant.
Puis, dans cette intelligence neuve, dans cette mémoire toute fraîche, Joël avait semé les premiers principes de la musique. Et comme Jeanne sans Nom était merveilleusement douée, elle avait, comme Pascal à treize ans, suppléé aux lacunes de d’instruction donnée par ce professeur de hasard, et découvert, pour son usage personnel, des principes et des pratiques que les virtuoses seuls reconnaissent.
C’était de là qu’était sortie sa supériorité naïve. Si bien qu’un jour, après en avoir longuement entretenu M. de Kervéo, Joël le Mat avait conduit Titange chez le vicomte philanthrope. Et, ravi de trouver de telles promesses en une si frêle créature, le gentilhomme, au plus prochain voyage qu’il fit à Paris, en rapporta un nouvel instrument dont il fit don à la fillette.
La joie de l’enfant fut sans bornes. Dès ce moment, elle s’abandonna tout entière à la passion de son art.
Aux heures libres, et elles étaient nombreuses, elle saisissait son violon. Joël lui apportait à chaque visite un morceau nouveau à déchiffrer, et sur-le-champ Jeanne l’attaquait avec une sorte de fureur.
Et alors c’étaient de longues solitudes pendant lesquelles l’enfant se livrait à tous les frémissements de son être, s’enivrait de musique comme d’autres se grisent de haschish ou d’opium.
Dès ce moment, la vocation avait jeté son appel dans cette âme. Et, tandis que la fille aînée de Yann Plouherno prêtait l’oreille aux sollicitations du cloître plein de calme, Petit-Ange obéissait au secret instinct de sa nature et s’élançait au-devant des poignantes tristesses et des bonheurs enivrants que donne l’harmonie à l’esprit et au cœur des artistes.
Elle grandit ainsi, presque ignorante de la terre, jusqu’au jour où un évènement capital vint marquer dans sa vie la page des premières douleurs. Et ce fut un évènement très simple, de ceux qui dans le cours ordinaire des autres existences ne seraient pas même remarqués.
Car telle est la loi des destinées humaines, que les plus petites causes enfantent souvent les plus grands résultats.